Augmenter les doses avait toujours cet effet sur toi. C'était le début d'un nouveau cycle, c'était comme-ci le corps repartait de zéro, vierge et pur de toute agression. Tu y étais préparé, il n'en restait pas moins que c'était un supplice. Tu sens la fièvre monter, ton estomac se tordre, ta conscience partir, aller, venir. Tu t'allonges à même le sol froid de ton laboratoire et tu attends. Attends que la torture se fasse plus douce. Il en sera ainsi pendant quelques prises, jusqu'à ce que le corps s’habitue, puis un nouveau cycle commencera. La question étant jusqu'où, Johann, te permettra-t-il d'aller. C'est là tout le but de l'expérience : confronter ses limites avec une précision millimétrée.

(...)

Ce soir, tu dois rejoindre quelques amis. C'est un peu la tradition avant de rentrer à Nausikaa. Tu t'adosses au mur de brique, dans la ruelle sombre qui donne sur ton antre. Tu prends le temps d'un souffle. Que la date du changement de dose chevauche celle de cette sortie est un bien mauvais calcul, mais ce serait suspect et malpoli de décliner. Alors tu te traînes, jusqu'à ce bar où tu rejoins camarades et amis. Quelques bref accolade, tu refuses l'alcool, prend plutôt un cocktail virgin, ça ne choque personne, car tu es connu pour être le type raisonnable que reconduira toujours tout le monde à bon port. À côté de toi, tes amis rient. Tu balaies la salle du regard avec un sourire doux lorsque tu le vois. Tu entrouvres la bouche, l'espace d'une seconde sincèrement pris de cours. Tu t'étais toujours demandé ce que tu ressentirais lorsque tu me reverrais. À cette interrogation s'ajoute une réponse : tu es heureux. Heureux à la manière des monstres. À la manière des fous. À la manière des torturés. Heureux, au point où tu lui souris. Et lorsque tu lis sur ses lèvres "je te vois" tu articules en silence.

"Moi aussi."

Et tu détournes le regard, pour revenir au conversation. Tu laisses bien une trentaine de minutes à siroter ton cocktail avant de t'excuser d'un sourire et d'un murmure à l'oreille d'un ami et d'aller les toilettes. Tu ne regardes pas Pavel, tu sais que lui en revanche, te regarde. Tu rentres dans les toilettes, vas sagement au lavabo te rincer le visage. Tu n'attends pas longtemps avant que la porte s'ouvre, tu offres un sourire ravi lorsque tu le vois.

— Approche que je te regarde.

Tu ouvres les bras.

— Tu es devenu vraiment beau.

Tu n'as jamais été très attaché à "l'esthétique", mais qu'il confesse ta beauté, aussi froide soit sa confession, te fait sourire. Ah ! Tu sais, ta beauté fanée, ton cœur pourrit. Voilà de quoi il t'accuse. Il n'en est rien en vérité. Ton cœur est un fruit mûr, généreux et juteux. Ta beauté est peut-être un peu fatiguée, il est vrai. Mais tu pourrais bien l'offrir toute entière sur l'autel de la science si elle était nécessaire au prix de votre sécurité, de votre supériorité.

— Oh ? Je ne pensais pas que ça se verrait avec l’éclairage.

Tu prends une mine faussement choquée, comme-ci tu venais de réaliser quelque chose, alors que tu l'as deviné depuis qu'il avait traversé le seuil du bar.

— Mais tu as dû voir au travers de mes écrans de fumée lorsque tu m'as suivi jusqu'ici.

Tu hausses les épaules.

— Dommage.

On dirait que tu prends tout cela à la rigolade. Tu secoues tes boucles blondes avant d'esquisser un geste pour remettre derrière son oreille une mèche derrière son oreille.

— Pavel, Pavel, Pavel.

Tu souris, finis par reculer jusqu'au lavabo.

— Je suis vexé. Tu débarques ici avec tes airs accusateurs et ta belle bouche remplit de reproches, sans savoir ce que je fais.

Tu n'attends pas de lui qu'il comprenne ton génie et la nécessité de tes expériences mais, cela, au moins il pourrait le contrôle. Et tu considères n'avoir rien à perdre à lui donner un peu pour apaiser sa curiosité.

— Je travaille sur notre immunité. Ou, plutôt, sur notre capacité immunitaire.

Tu te tournes, rouvres le robinet pour t'asperger une nouvelle fois le visage.

— Tu sais que certains monstres usent de poisons et il n'est pas à exclure que certains d'entre eux usent de drogues pour pousser les demi-dieux à se faire dévorer, n'est-ce pas ? J'essaye de mettre, donc, un point un vaccin, quelque chose d'indolore qui pourrait, sans nous immuniser totalement, au moins accroître notre résistance et donc augmenter notre capacité à survivre.

Tu te tournes vers lui, avec ce même regard passionné qu'autrefois.

— Tu te rends compte, Pavel ? Grâce à ça, les traqueurs comme toi auraient moins de risques de se faire avoir, les demi-dieux à l'extérieur aussi !

Tu baisses les bras, soupir, soudain acide.

— Mais non, toi, tu ne vois pas ça. Ton esprit étriqué ne voit que ce que je fais subir à mon corps pour aider notre communauté. Tu me vois comme un fou. Tu me méprises. Tu ne vois ni mon courage, ni ma dévotion.

Tu lèves vers lui un regard cruel.

— Tu me diras que ce n'est pas par amour que je pratique la Mithridatisation sur ma propre personne alors que toi c'est par amour que tu m'as brûlé la totalité du dos au 3e degré.

— Un fou... Un malade mental. Pff.

Tu soupires, mais tu ne souris plus. Son manque de compréhension et la petitesse dont il fait preuve t'accablent. Tu es déçu, sincèrement déçu. Pavel avait été ton ami, ton binôme, ton frère aimerait dire certain même si ce titre t'a toujours dérangé. Mais aujourd'hui, Pavel est aussi vague et terne que le reste de la foule, aussi banal et fade que tous ces autres qui ne comprennent pas. Et lorsqu'il se choque de ses propres actions, tu le contemples et, là, pour la première fois, tu souffle un rire.

— Tu ne m'as pas brûlé ? Vraiment ?

Tu fais un pas vers lui et sans lui laisser le temps de se débattre tu attrapes son poignet pour le tirer dans les première toilette à ta portée. Tu le pousses contre la cuvette et te place devant la porte. Il est hors de question de lui laisser la moindre échappatoire. Tu le fixes de toute ta hauteur et, en silence, avec une lenteur presque jouissive, le visage néanmoins fermé, tu déboutonnes un à un les boutons de ta chemise. Tu fais durer la torture, tu veux le voir se tordre de malaise, prendre acte du résultat de ses propres actions.

— Savais-tu que les brûlures font partie des maux les plus douloureux ?

Tu prononces ça d'une voix presque légère, comme-ci tu balançais une anecdote.

— Contrairement aux coupures ou une fracture qui sont des traumatismes directs, la brûlure, elle, est plus vicieuse. Elle continue même après le choc. C'est comme... Un insecte qui te grignote. Chaque seconde, le feu te ronge, s’immisce dans ta chaire, creuse, jusqu'à toucher tes nerfs, jusqu'à te dévorer entièrement.

Tu laisses tes bras tomber le long de ton corps, ton torse désormais découvert. Tu joues des épaules pour faire tomber ta chemise et la laisser s'échouer à même le sol. Sur tes épaules, déjà, on peut deviner quelques nervures rougeâtres.

— Et tu veux savoir le plus étonnant ? C'est que la douleur ne disparaît jamais vraiment. Quand il y a changement de température, par exemple, d'humidité, la peau tire. Certaines matières me gênent, c'est très contraignant, tu sais.

Et tu te retournes, lui tourne le dos pour lui montrer la difformité et l'horreur : la plus brutale de ses œuvres. La mâchoire contractée, c'est bien parce qu'il ne peut pas te voir que tu autorises ton menton à trembler de colère, ta voix chevroter, furieuse, au souvenir de cette soirée. Tes poings se serrent lorsque tu balances.

— Mais surtout, c'est très laid.

— Tu ne voulais pas.

Tu grondes, le visage déformé par une colère froide.

— Tu l'as pourtant fait. Devrais-je avoir pitié de toi, Pavel ?

Pauvre. Pauvre Pavel. Mais tu n'arrives pas à lui pardonner, tu n'arrives pas à t'émouvoir. Pas quand lui, en face, avait été si cruel.

— Je ne voulais pas non plus. Que mon expérience rate. Et pourtant, elle a raté et tu me condamne encore aujourd'hui pour ça.

Tu te retournes, arraches à son regard la vue terrible de ton dos à jamais meurtrie. Tu t'approches ambiguë, mais sans la moindre once de gêne pour poser un genou entre ses cuisses et attraper son menton entre tes doigts pour le lever vers toi.

— Alors dit moi, pourquoi devrais-je t'accorder le moindre pardon ?

Tu le dévisages, comme tu dévisages un problème intéressant, une contradiction dans un texte, une énigme, un mystère.

— Tu es hypocrite.

Soudains tu le lâches, plaques tes mains contre ses épaules pour le maintenir contre les toilettes. Tu pinces les lèvres, tu lui en veux ! Tu lui en veux ! Tes yeux rougient, peut-être est-ce le poison sur-dosé qui te fait pleurer en silence, sans le moindre reniflement.

— On avait tout et tu as tout pris.

Tu serres ses épaules entres tes doigts. Ton souffle rageur contre son visage.

— On était tout et tu as décidé qu'on ne serait rien. Il te faudra plus que des excuses, sale chien.

— Aider ? Aider ?! C'est vraiment ce que tu as dis ? Tu ne manques pas de culot.

Tu es furieux et tu ne t'en cache plus. L'outrage est trop grand, la trahison trop frappante pour que tu ne songes à être magnanime.

— Et bien moi je ne te pardonne pas.

Jamais. Et si tu n'étais pas aussi bien élevé, tu aurais ponctué ta réplique d'un crachat. Ceux-là même que crache les spartes pour donner de la puissance à leur propos. Il a repris sa part, qu'il ose te dire. Et toi tu ne te souviens que des flammes dévorants le fruits de centaines de nuits sans sommeil, des flammes dévorants ta peau. Tu te souviens des papiers réduits en cendre, de ces pages écrites avec ta sueur et ton sang. Et si Pavel avait contribué, il avait eu aussi la lâcheté de se rétracté. Et si ce n'était que vos recherches, qu'il avait brûlé ce soir-là... Peut-être lui aurais-tu pardonné aussi.

— Tu as repris plus que ta part, Pavel.

Tu siffles entre tes lèvres en exerçant sur ses épaules, ô combien plus musclées que les tiennes, une nouvelle pression.

— Tu as pris avec toi des choses bien plus inestimables que tes vulgaires recherches.

Des choses que tu ne lui pardonneras jamais de t'avoir prises. Lui qui avait été ton seul et unique ami. Tu te penches, le regard fiévreux de colère. Tu te penches, jusqu'à te tenir tout près de ses lèvres pour souffler, bien plus guerrier que sage.

— Essaye.

Tu le repousses avec violence avant de t'éloigner. Tu attrapes d'une main ta chemise sans le quitter des yeux.

— J'offrirai la perfection aux nôtres que tu le veuilles ou non.

Et tu songes qu'il t'avait manqué, mais hargneux tu répliques.

— C'est drôle, Pavel. Je pensais que te perdre me tuerait mais, comme maman, même sans toi je me porte comme un charme.

Il te plaque, hargneux et blesser. Sous votre poids le porte cède et ton dos nu heurte le carrelage froid avec violence. Tu expulses un cris douloureux et surpris, mais passé le choc, c'est tes yeux qui pétillent. Parce que tu le tiens ! Voilà la preuve ! Voilà ton triomphe ! Pavel t'aime encore, fou en plein déni de bonne conscience, mais il t'aime encore ! Oh, sa violence est tendre à ton cœur. Car elle sera l'instrument de toutes tes vengeances et le levier pour le ramener dans le camp de la raison.

— Pavel ! Tu me fais mal !

Tu saisis son poignet, un air implorant, soudain.

— Qu'est-ce qui te prend ?!

Tu as toujours été assez bon acteur mais tu dois forcer le trait pour laisser tes larmes couler. Pour ça, tu repenses à ta mère, tu repenses à la douleur, tu repenses à Pavel mettant le feu à ta raison d'être. Elles sont acides, tes larmes, mais elles font illusions.

— C'est donc ça ?! Tu veux me faire du mal ?! Et ensuite c'est moi le monstre ?!

Tu craches, un brin tremblotant. Ton regard se fige dans le sien. Tu veux le sentir trembler, tu veux le confronter à sa propre folie ! Pavel est un sot, mais Pavel est bien le seul sot que tu es prêt à instruire. En sentant son souffle contre toi, te sens ton cœur se soulever, comme il l'a étrangement fait tant de fois dans le passé. Tu entrouvres les lèvres, expulses l'air. C'est plus calme que tu le persuades en faisant usage de tes dons.

— Tu n'as aucune envie de me faire du mal, je le sais. Lâche-moi.

Et te viens l'idée. Une idée étrange. Et tu ne comprends pas tout de suite pourquoi elle te jubile. Tu glisses, toujours avec l'affluence de ton don.

— Je ne comprend pas pourquoi tu cherches à me dresser en coupable. C'est toi qui à tout gâcher, alors même que j'étais fou amoureux de toi.

Tu notes tout, absolument tout. Des rougeurs qui empourprent ses joues, à la façon dont sa poitrine se fige, comme s'il retenait sa respiration sous la violence de tes révélations. Et le sentir aussi réactif à tes mensonges te fait un bien fou. Lui faire mal tu fais un bien fou. Te rendre justice te fait un bien fou. Pavel t'avait trahi.

— Tu tombes de haut hein ? Tu n'avais jamais rien remarqué, n'est-ce pas ?

Les mensonges sont aisés à sortir. Le plus risible étant que tu sois aveugle au fond de vérité qu'ils renferment.

— Je t'ai aimé depuis le jour où j'ai t'ai vu sourire la première fois mais toi tu n'as rien vu.

Tu fronces les sourcils, assassins. Tu enfonces avec jubilation le couteau alors même que tes yeux se perlent de larmes amères.

— Ce jour-là tu as perdu un ami, mais moi j'ai perdu quelque chose d'encore plus précieux, Pavel. Je t'ai perdu toi. Je t'ai perdu parce que tu m'as trahi.

Et c'est avec une véritable jouissance que tu abats le couperais.

— Et je ne te pardonnerai jamais pour ça.

Car il n'avait pas seulement brisé ta confiance, Pavel. Il avait brisé ton cœur. Tu pousses sur tes coudes pour te redresser. Insolent, décidé à rendre la punition plus terrible encore tu te redresses autant qu'il te le permet.

— Tu veux m'arrêter ? Tu veux me sauver ?

Tu lèves le nez, vos lèvres trop proches. Tu refuses de t'attarder sur le rythme effréné de ton propre cœur, l'excitation de lui rendre la monnaie de sa pièce sûrement.

— Alors commence par comprendre ce que tu m'as enlevé, traître.

Et tu pousses d'un coup pour profiter de sa surprise pour te libérer. Tu te précipites vers ta chemise que tu enfiles, pas malheureux de retrouver le confort de ton vêtement. Tu reboutonnes maladroitement le vêtement, un regard furieux derrière tes mèches blondes.

— Tu sais, jusqu'à ce que tu me brûles, je pensais qu'il y avait une chance pour que peut-être tu puisses m'aimer toi aussi. Comme je me suis trompé.

— PARCE QUE TU PENSES QUE TOUT ÇA M'AMUSES ?!

C'est tellement simple ! Hurler à quelque chose de libérateur, de doux à tes oreilles. Néanmoins, tu n'as pas perdu une miette de ce que lui à dit. Et tu le maudis, car à l'entendre tu n'as pas perdu une miette de la façon dont ton cœur à bondit non plus.

Tu juges qu'il est temps de tirer ta révérence. Tu lui a fait assez mal et il suffit pour cette fois. Lui faire payer est un projet de long terme, ta vengeance sera froide et complexe. Alors que tu t’apprêtais à lui tourner les talons, tu te sens tiré en arrière. Tu te retournes pile au moment où s'échoue sur ta joue une gifle. La claque te laisse bouchée-bée, le regard écarquillé de surprise, la tête partant sur le côté. L'espace d'une seconde, tu restes choqué. Tu ne t'attendais pas que Pavel lève encore la main sur toi. Tu feint plus tant que ça lorsque tu portes ta main à ta propre joue.

— Ne me touche pas.

Tu le repousses avec violence.

— NE ME TOUCHE PAS !

Tu recules d'un pas, furieux. Tu lui en veux et tu as de quoi. Quel plaisir déchirant de pouvoir en toute légitimité lui donner tors. Tu n'as aucune pitié à lui cracher, blessé.

— Je ne savais pas ce que tu ressentais pour moi mais maintenant je sais.

Tu secoues la tête, gagnes la porte.

— Adieu Pavel.

Adieu, pour qu'il te coure après.