Dans le miroir, Isidore s'admirait comme le faisaient les princes et les rois, gâtés par leurs sujets au sein de leur propre cour. Il badinait comme un coq fier, offrant des sourires féroces à qui voulait bien les recevoir. Malheureusement pour lui, aucun des vendeurs ne semblait être capable de le supporter longtemps, aussi avaient-ils décidé de se relayer au sein des cabines pour pouvoir sortir ou s'éloigner dans le magasin et souffler un coup. Certains s'aventureraient à défendre Isidore, et à croire naïvement qu'il ne se rendait tout simplement pas compte de son comportement. Ils auraient tort. Isidore savait parfaitement ce qu'il faisait, et il prenait un malin plaisir à ce que les autres sachent.

Derrière lui, Libellule flânait sur son téléphone. Elle lui jetait des regards de temps en temps mais ce n'était pas suffisant pour lui. Il la voulait à cent pour cent, pendue à son cou et lui offrant toute son attention et sa dévotion.

Serré dans un costume trop moulant, Isidore prit une grande inspiration et observa fougueusement la directrice dans le reflet du grand miroir installé dans la salle des essayages. Il ignora d'abord sa déclaration, qu'il jaugea inutile - il était parfaitement au courant qu'elle allait régler la note, sinon pourquoi donc se serait-elle proposé de l'accompagner -, les émotions verrouillées derrière un masque hypocrite mais fermé.

Lorsqu'elle demanda si quelque chose n'allait pas, il se saisit de l'occasion férocement comme s'il n'attendait que ça pour cracher ce qu'il avait sur le coeur.

Après, je veux aller dîner à l'Hôtel Baccarat. Tu m'y emmèneras. Notes de frais, évidemment.

ll étira un sourire radieux et passa une main sans ses cheveux pour les aplatir vers l'arrière. Isidore avait préparé sa vengeance depuis qu'ils étaient monté dans la voiture. Maintenant qu'il se retrouvait face au fait accompli, il demeurait insatisfait.

Content ? Libellule, mon amour... Je pourrais acheter le magasin si je voulais. J'vais pas me mettre à genoux pour quelques fringues... Surtout que ce n'est pas vraiment gratuit ! N'est-ce pas ?

Il eut un air plus sombre, comme s'il avait décidé à ce moment-là qu'il était trop fatigué de faire semblant.

Tu vas me demander de faire le singe savant pour me mettre quelques producteurs dans la poche, du genre, ceux qui remplissent les coffres de ta petite agence.

Son regard avait dérivé brièvement vers le reflet dans le miroir. Les traits d'Isidore s'étaient tirés sous l'offense et la mâchoire s'était contracté. Le prénom de Dana, tout comme son existence même, lui était insupportable - en particulier ces derniers temps - sachant qu'elle raflait à sa place des contrats qu'il convoitait. Les cadeaux de Libellule aidaient à stabiliser son humeur mais ne calmaient pas pour autant l'aigreur qui ruminait en son sein. Isidore regrettait l'époque où il était trimballé à droite à gauche, utilisé comme un objet de valeur qu'on expose pour s'en vanter. Il préférait être marchandé que déposé sur une étagère à prendre la poussière.

Ça pour prendre de la place, elle en prend.

Isidore resserra les pans de son costume et s'admira une énième fois, rassuré par sa propre beauté. Il jalousait le talent de Dana à manipuler Libellule (ça ne pouvait être que ça) mais restait persuadé de le surpasser dans tous les autres domaines. Un jour, la roue tournerait - et Isidore savait que pour faire changer la donne, il allait devoir manoeuvrer lui-même.

Je veux monter ma propre marque de luxe.

Affirma-t-il ; comme si ça sortait de nul part - mais en réalité était très réfléchi.

Je trouve pas ce que j'aime vraiment dans les boutiques. Et ça m'emmerde de m'habiller comme tout le monde. Les créateurs indépendants, c'est cool. Si tu partages pas mes adresses avec la moitié du reste de l'agence.

Elle se plaça contre lui. Libellule avait la délicatesse qui manquait habituellement aux femmes de son âge. Elle feignait l'innocence comme personne. Et Isidore jouait le jeu de tous les hommes - s'appropriait le terrain comme s'il avait toujours été sien.

Oublier ? Personne n'oublie. Ils se font juste des idées... moi aussi tu sais.

Il tapota son dos. S'il y réfléchissait un peu trop, il se mettrait à rire nerveusement.

Baisse-toi. L'ordre fut si soudain qu'Isidore ne prit même pas le temps d'y réfléchir. Alarmé par une menace potentielle, il fit tomber un genou à terre et remonta le menton vers la source de son alarme.

Quoi ?!

Demanda-t-il précipitamment. Ses yeux se posèrent à sa hauteur, sur le ventre légèrement arrondi qui grandissait, coincé dans sa robe trop serrée.

Certains assumaient de revendiquer la cruauté de Libellule, prenaient le risque de la dénoncer publiquement pour retrouver leurs intégrités - du moins, le pensaient-ils. Isidore avait toujours trouvé stupide les élans soudains de revendications. Soit tu refusais dès le début, et tu opposais une résistance farouche et féroce, soit tu te laissais faire et profitais des avantages qu'elle pouvait t'apporter. Mais en aucun cas tu ne crachais dans la soupe. Isidore méprisait les faibles et les chouineurs, ceux qui se rachetaient des consciences après avoir abusé de leurs péchés. Il jouissait avidement des siens. C'était prendre ou se laisser prendre.

Et il avait, avec les années, laissé Libellule prendre autant qu'elle le voulait, à condition qu'elle lui rende tout ce pourquoi il avait signé. Il lui avait donné l'autorisation muette et jamais verbalisée de contrôler efficacement sa vie, tant qu'elle lui permettait de briller. Il avait besoin d'un cadre -

et elle était le sien.

Ouai. Mon prénom passe bien, tu trouves pas ? Enfin, pour l'instant je peux me contenter d'être le visage des autres marques. Bientôt, le monde entier connaitra mon nom. J'aurai un empire.

A genoux face à Libellule, il se sentit d'un coup mal à l'aise d'être aussi bas. Cela lui rappelait ineluctablement sa position, face à elle. Qu'il avait beau la dominer de taille, c'était toujours elle qui avait l'avantage.

Elle contrôlait ses comptes,
ses réseaux,
sa carrière,
sa réputation.

Pourtant il ne la craignait pas. Non, il était mu d'un désir implacable et chimérique de rééquilibrer la balance. Celle que Dana avait foutu en l'air, alors qu'elle aurait du rester à sa place - l'éternel deuxième. La place qu'Isidore avait du mal à supporter.

Je sais que tu te fous de ma gueule !

Il caressa gentiment son ventre, plat, parfait, comme s'il n'avait jamais grossi, sans y mettre aucune forme de sous-entendu dans son geste. Il était neutre. Il fallut un moment à Isidore pour appréhender le propre sens de ses mots. Lorsqu'il y parvint, Libellule se tient de nouveau droite devant le miroir.

On prend lequel alors ? Lui...?

Il désigna du doigt le costume qui trônait sur le canapé molletoné derrière eux.

Ou lui ? Ou les deux ? Ouai, va pour les deux. Tu ne peux pas choisir l'un ou l'autre n'est ce pas ? C'est ton problème, c'est le mien aussi.

Si Isidore était aussi subtile, cela aurait pu être une métaphore habile de leur situation.
Peut-être bien qu'il l'était, finalement.

Le faux-luxe, ce n'était pas une idée qui lui parlait nécessairement, mais il s'en remettait à l'expertise de Libellule, qui avait travaillé dans le marketing quand lui chantait encore dans des comédies musicales pour Disney Channel. Il haussa les épaules, soudain désintéressé par ce débat ; ça n'avait pas d'importance pour lui. De toute façon, Libellule ferait tout le travail si jamais il lui demandait. Il n'avait pas la présence d'esprit de se remettre en question, et de prendre conscience qu'elle le ferait peut-être pour ne pas le froisser, et pas parce qu'elle reconnaissait vraiment son talent.

La conversation jusqu'alors légère se froissa et Isidore arqua un sourcil face au ton froid de sa directrice. Il n'assumait pas toujours quand il était percé à jour.

Hein ?

Il jouait au bête, au con, mec qui ne comprenait rien quand ça l'arrangeait de ne pas comprendre.

De quoi tu parles ? Moi je parle des costards.

Il lui tapota l'épaule d'un élan affectueux. Son visage parfait se crispa dans un sourire adorable et innocent mais ses yeux mentaient comme la peste, trahissaient qu'il battait en retraite.

Instinct de préservation.

Il minauda, c'était ce qu'il savait faire de mieux.

Je ne veux pas que tu fasses de choix, je veux juste les deux. Prends-moi les deux !

Il y a dans les vérités troubles de Libellule une en particulier qui l'angoisse. Il n'a pas les pleins pouvoirs, il ne peut pas l'écraser ou lui faire croire que ses piques sont imaginaires ou juste des blagues qui l'enverront aux enfers tant elles sont malvenues et à peine sous-entendues. Isidore ne peut pas manipuler Libellule comme il le souhaiterait pour qu'elle cède à ses caprices. Il doit jouer franc jeu, quitte à risquer de tout perdre pour espérer avoir un peu mieux. C'est qu'il ne supporte pas vraiment sa place de numéro deux.

Vraiment ?

Le ton est cynique. Isidore n'est pas froid. Il n'est pas pour autant chaleureux. Il est juste tendu, nerveux, crispé. Il plisse ses paupières pour les fermer à demi - la scrute comme s'il hésitait à se jeter dans le bain la tête la première. Il se ravise, il sera plus subtil.

Tu as raison, j'ai menti.

Il se détourne d'elle, ramasse les costumes. Tant pis si elle ne veut pas faire de notes de frais, Isidore a assez d'argent pour les acheter lui-même ; il pourrait acheter le magasin s'il le voulait.

J'ai dis de la merde et je suis désolé. Tu es capable de choisir, tu l'as déjà fait.

Et lui constate qu'il en est incapable ; il observe ses deux ensembles : le bleu marine ou le gris anthracite ?