(tw: mention de chairs et de membres)
Les tremblements et gestes souples, spectrales de la sorcière traduisait une précipitation angoissée. Les déambulations de son corps irrégulièrement cadencé rendaient ses pas coupables : Leta avait commis un crime qu'elle n'avait pas planifié. Elle avait tué Ange, découpé ses viscères et extrait de son corps tout organe encore frais, exploitable : digne. Ses vêtements étaient tâchés d'un bordeaux hémoglobine et elle sentait la mort lui coller aux tissus — elle empestait son crime et pour une rare fois, Leta se sentit sale. C'est à chacun de ses pas rapides, ses bocaux de Formol cliquetaient entre eux : comme pour se réassembler, les muscles et les bouts d'os exprimaient leur subsistance. Le foie était devenu boue, les peaux se conservaient difficilement. Même un regard médecin aurait du mal à dire ce que ces extraits étaient dans un prime état.
S'immisçant vers son bosquet d'un pas pressé, c'est comme si les branches des arbres se tordaient pour la regarder passer et elle en entendait les mélodies perverses des feuilles et du vent ; le poids de son crime s'incarnait à travers la nature tout autour. Et ils criaient, tous, :
« Elle a tué un Ange ! C'est elle qui a tué l'Aigle ! Prestupnik ! Prestupnik ! »

Elle regarda ses doigts pâles et il lui semblait qu'il y coulait encore le sang de la bête qu'elle avait achevé. Elle précipita encore le pas, convaincue qu'elle semait derrière elle des flots et des flots du cruor de l'animal.
Elle ouvrit la porte et déposa les semences enfermées dans le verre sur la table — ouvrit un robinet et y frotta brutalement ses mains à l'eau chaude. L'eau devenue brûlante laissa s'échapper des vapeurs alors que la vasque prit une teinte carminée. Elle y laissa ses vêtements tâchées dedans, à détremper.

Elle l'attendit alors, assise dans un coin de la pièce, enchaînant les cigarettes comme remède à l'angoisse. Quand il finit par passer la porte, les bocaux trônaient toujours indolemment sur la table. Elle n'eut le coeur de les toucher encore — n'eut le coeur d'entendre encore son mobilier lui hurler qu'elle était « Vinovnym ! »

Ce n'est pas humain. Regarde moi.
J'ai fait une erreur et il faut que tu me dises que tout va bien se passer.

@Farrow Hamilton

Farrow avait un esprit cryptique — Leta appréciait tout cela chez lui. Il avait la carrure d'un guerrier mais s'était toujours vu dépourvu de leur ardeur : il existait sans vigueur, et il n'existerait sans doute aucun maléfice ni sortilège pour lui insuffler vie ; peut-on seulement soigner ce qui n'est pas pathologique ? L'apathie pour l'ensorceleuse n'avait rien d'un défaut, Farrow n'était pas malade ni incomplet. Farrow, pour elle, était d'un sublime aseptisé.

Propageant le peu de fumée tabagique qu'elle cachait au creux de ses bronchioles, elle zieuta ses verreries et les tissus qu'elle avait dérobé sur ce qui restait de la silhouette de l'aquilin. Elle se leva et sous le coup du sentiment fit s'élever les fioles sans les toucher. Elles vinrent s'écraser de nouveau sur la table et ne vint rompre leur silence que le bruit sourd mais aigu du verre s'écrasant sans casse sur la terre. Enfin, elle ricana de sa réponse. J'ai donc fait tout ça pour rien : ce que tu vois là c'est mon espoir de transcender l'humain. Ce sont les restes de l'Aigle capturé. Je l'ai tué. Il ne sera plus sous la captivité de l'île. Les pieds percutèrent son sol comme animés d'une détresse aliénante. Elle était condamnée et n'avait soudain plus d'autre choix : elle se rendrait apatride de son propre soi.

Il ne faut jamais qu'ils le sachent. Ils ne doivent jamais comprendre que c'était moi. Tu comprends, Farrow ? Son articulation brisée restait emphatique sur ses jamais.
Et s'éclaira dans ses yeux la lueur de ces femmes désespérées mais malignes. Dès cet instant, elle fut prise d'une puissance passagère — celle de Médée tuant ses descendants, celle de Circé versant le filtre dans la source de Scylla, celle d'Hélène chantant les soldats d'Ulysse.
Leta murmurait frénétiquement des incantations, où on y distinguait des tronçons de phrases, parfois des bouts de chansons. Tout ça, tout ce que tu vois, tout ce que j'ai fait, tu verras, quand je reviendrai des Enfers à chaque fois. Je vais tromper la mort, comme le font ces monstres. Je trouverai la cure, j'y parviendrai.
Tu m'y aideras ? Elle fit voler à ses lèvres un bâton de cigarette et y mit feu à son extrémité.


@Farrow Hamilton

Elle s'apprêta à lui répondre — alors c'était lui aussi qu'elle devrait tuer. Puisque tous se dressaient contre elle elle ferait cavalière seule ; Leta n'avait jamais eu besoin de personne. En quoi cela serait-il suffisant ? Elle repensa à toutes ses aïeules, ses magiciennes, ses idoles : la magie ne supporte pas l'autre. La magie est égoïste, elle est cruelle : elle est totalitaire. Leta croupira seule dans ses prisons arcaniques : c'était dans un tel chemin qu'elle avait avancée. Elle ne ferait jamais de demi-tour pour ce carrefour.

Khorosho, donc. Elle demeurait ainsi, immobile, les yeux regardant à travers Farrow comme on ignorerait la transparence d'un ectoplasme. Toi aussi, alors. Elle avait eu des alliés. Elle n'avait jamais eu d'amis, seulement d'autres noms qui s'étaient gravés à ses faits d'armes. Leta avait cru, peut-être s'en était seule convaincue, avoir trouvé en Farrow quelqu'un pour la comprendre. Pour la soutenir. Pour l'aimer ? À sa façon, maladroite et misérable, mais l'aimer.
Et lui aussi, se soustrayait de la toile arachnide que Leta tissait. Il me faudra te faire oublier, ainsi. Tu seras en paix : tu ne te trahiras pas, et je me protègerai moi.

La pièce s'assombrit. C'était Leta. Ses mains se coloraient d'un rouge sang et se matérialisait tout autour d'elle cet halo si caractéristique de ses sorcelleries. Elle semblait s'être étirée, comme si ses doigts s'étaient rallongés alors que la pièce se refermait dans son obscurité ; elle prenait doucement l'allure des monstres qui patientent dans le placard et sous le lit. Les bocaux brillaient d'un éclat morbide et terne — dissonaient avec leur immobilité de nature morte.
Et parmi tout ce clair-obscur artificiel, il y avait la fumée de cigarette, et sa fraise encore incandescente. Regarde moi, Farrow. Regarde ce que j'ai fait. Elle montra d'un geste las les restes de l'Aigle.
Quand tu me vois, vois-tu encore une femme ? Ne vois tu pas déjà
ce monstre dont tu parles ? La vie n'était qu'une somme de choix ; Leta additionnait les mauvais.

@Farrow Hamilton

Elle aurait aimé que les aveux de Farrow la transforme en quelque chose d'hideux, que des ailes lui poussent du dos ou qu'un troisième oeil pousse sur son front ; que toutes ces paroles soient performatives et que leur dialogue soit en réalité un rituel. Elle rêvait enfin qu'un second coeur lui pousse dans son thorax — que sa métamorphose soit complète, qu'elle devienne ce dont elle rêvait ou cauchemardait : qu'enfin elle soit monstre. Et qu'enfin elle soit immortelle : complète, aboutie, achevée.
Leta rêvait qu'on l'achève.

Non. Peut-être ? Je ne sais pas. Ce n'est pas de la culpabilité. Je le referais si c'était à refaire; Mais je serais plus subtile, je ferais les choses différemment. Je couvrirai mieux mes traces- Elle se figea seule. Farrow avait raison : elle parlait déjà comme un monstre. Une assassine, une criminelle. Bêtement elle se tâta le front, comme pour vérifier qu'une corne n'y aurait pas poussé. Elle eut envie de rire puis de pleurer ; Leta était en proie à ses émotions et elle détestait ça. Mais il n'y avait plus vraiment de place pour la vulnérabilité dans son esprit entaché de sang, non. Il n'y avait plus de place pour rien, d'ailleurs. Ses toiles qu'elle tissait dans ces moments de tempêtes et de chaos avait fini de remplir tout l'espace. Oui, un processus était terminé : elle avait déchiré sa peau et percé sa chrysalide. Elle ne serait sans doute jamais plus sublime qu'à cette phase de sa vie.
Leta était entière.

La scène de son ascension laissa à nouveau passer la lumière. Mh. Elle réapparut ornée de nouvelles couleurs, de teintes assumées et portées fièrement sur son épiderme. Pourtant elle n'avait pas bougé. C'était comme après le passage d'une éclipse : le ciel n'avait en rien changé mais toutes les lumières ont l'air neuves, plus éclatantes qu'avant le moment de nuit totale. Il n'y avait plus rien de partiel — tout était rempli. Les peurs et fioles aussi. Leta avait pris son itinéraire en main. Et maintenant que je te le demande, tu m'aideras ? Et si je te l'ordonne, tu m'écouteras ? Je suis monstre et femme, toi tu n'es pas habité par mon crime encore. Pourtant tu en fais parti : tu te dois de m'aider, maintenant. C'est elle, en digne fille de sa mère, qui impose les choix maintenant.
Tu es dans un carrefour : tu dois prendre un chemin. Toute ta vie, tu n'as jamais choisi mais moi je te l'ordonne. Que choisis-tu ? Elle lui offre sa main pourtant, tous deux savaient son pacte vide et insignifiant.

@Farrow Hamilton

Les ensorceleuses n'ont pas d'amant. On l'a dit et établi ; les enchanteresses ne peuvent pas succomber à l'amour : elles en meurent. Leta se refuse déjà à mourir, il lui est inconcevable de mourir pour un ou une autre. Les monstres n'aiment pas non plus ; il n'y a plus de place dans ses grimoires ni dans ses sérénades pour les sentiments. Leta avait tué, et ce à plusieurs reprises. Son âme était brisée et chacun de ces fragments se dédieraient à ses arts sombres, ses ésotérismes malades ne sombreront pas pour un érotisme fanatique ni pour un romantisme mielleux. Leta devient vinaigre — son petit corps de femme ne sera plus qu'un vassal pour ses requêtes magiques. Ses seins ne sont là plus que pour les couvrir d'une soutanelle.
Mais Leta aura un complice.

Merci, Farrow. Je n'oublie pas la gratitude. Tes crimes seront absous, tu verras. Ya pozabochus' ob etom. Quand il relâche sa main elle la laisse pendre dans le vide, vers le sol. La nuit ne les nimbe plus, ils ne sont plus dissimulés. Le jour meurt et la lune commence à naître — les étoiles seront leurs témoins et portent en elles leur serment. Elle s'imaginait toute puissante à ses yeux, comme ces magiciennes qui n'ont pour limite que l'univers. Pourtant Leta dans sa maigre humanité qu'elle ne pouvait tuer (elle devait la laisser à l'agonie toujours) savait qu'elle n'était qu'une modeste prêtresse. Elle n'avait pas les mains de sa mère et il n'y avait de titanesque en elle que sa soif de savoir — son désir de transcendance était gargantuesque et sa peur rivalisait avec l'ampleur d'un Goliath agrandi par les mythes.
Elle aussi, à sa manière, atteindra l'ascension ; elle le savait, elle lui devait au moins ça.
Pour l'instant j'ai besoin que tu ne dises rien. Que tu ne fasses rien. Si on te demande où tu étais, tu n'étais pas avec moi. Le sang sur tes doigts et sur mes mains n'existent pas. J'ai besoin que tu emportes tout ça avec toi et que tu ne le dises à personne. L'odeur métallique du sang est doucement chassée par celle du tabac froid et des promesses sur papier glacé. Leur confession sera nacrée : elle changera selon l'angle dont on les aborde et ne seront qu'un miroir d'une lumière faussement juste.

À sa dernière prise de parole, Leta jette un dernier regard à son crime. Oui, je sais. Cette île n'a jamais été ma tanière, seulement un refuge. Je partirai, mais pas tout de suite. J'ai encore à faire ici, mon rôle n'est pas terminé. Ne t'en fais pas pour moi, je saurais me cacher.
Laissons le reste de l'acte se dérouler, nous n'avons plus rien à jouer maintenant, mh ?


@Farrow Hamilton