Toilettes insalubres se dressent. Odeurs fétides et amères qui remontent à tes narines. Murs souillés, c’est cependant sur le carrelage que tu tiens désormais à genoux. Pression douloureuse sur ces derniers, tu restes en place. Tu ne poses jamais de résistance à cette brute ; c’est épuisant de chercher à se défendre contre eux et ça ne mène à rien.  

Tel un cauchemar qui s'éternise, ces toilettes semblent condamnées à ne jamais retrouver leur splendeur et à rester des lieux de peine et de misère. C’est la vérité de ton quotidien, celle que tu as accepté sans jamais chercher à changer le statu quo. Une main sévère, un bourreau qui s’amuse avec ton visage, tel un marionnettiste.

Il est l’heure de ta punition, celle pour le crime d’exister.

“ — Voyons, Cécil. Je ne voudrais pas te priver de voir celui que tu aimes, en te suppliant de changer de victime… !

Neutralité absolue, ton expression est celle d’un acteur las de ce spectacle. Quelqu’un qui ne veut pas offrir au metteur en scène la satisfaction de le voir au plus bas. Bien entendu, la panique s’entend. Ta voix ne peut pas cacher ce que tu ressens comme le fait le reste de ton corps.

Tu le réalises. Tu ne veux pas que lui le réalise, cependant. Mélange de haine et d'envie, tu aimerais être à sa place. Attirance irrésistible, tu veux le voir dévorer cette cuvette, à ta place.

“ — J’ai une autre question pour toi…

Tu souhaites voir son visage. Là, maintenant. Le jour où tu lui offriras le sommeil éternel, aussi. Il est le seul, celui pour qui tu ressens un sentiment aussi fort.

“ — Qu'est-ce que ça fait de savoir que ton père ne t'aimera jamais ?

Un rire nerveux, presque dément. Il est temps de subir.

Tu sais au fond de toi que ça en valait la peine.

Tu n’implores pas. Ni aujourd’hui, ni demain. Il peut te forcer à te mettre à genoux, te faire violence. Il peut même dessiner des fleurs de sang dans ton dos, tu ne lui offriras jamais une victoire écrasante. Aussi écrasante que ton visage qui claque contre la cuvette.

Venin qui comptait lui répondre, tu te mords la langue. Celle de la vipère que tu es, dans cette situation. Quelques gouttes qui viennent décorer la porcelaine de la cuvette de ce trône délabré. Goût cuivré qui se mélange à la salive que tu finis par cracher, brusquement.

“ — Continue.

Ta voix ne tremble pas, cette fois-ci. Ta nuque se tourne, comme pour le regarder du coin de l'œil. L’iris pâle qui semble ivoire sous l’ombre de la violence du fils d’Arès. Celle qui te cache de la lumière qui se trouve derrière lui. Sombre dessein, tu souffres en silence, tu prends sur toi.

Cette violence. Celle qui ne s’arrêtera pas aujourd’hui - ton souffle court, celui qui veut clairement tenter de résister, pourtant tu ne fais rien pour l’en empêcher.

“ — Tu pourrais me tuer.

Un tremblement que tu ne peux pas retenir. Cette pensée est terrifiante. Il y a quelque chose en toi, une intuition, qui te murmure qu'il pourrait le faire. Tu ne le quittes pas du regard, comme pour voir sa réaction à cette proposition. Les mots qu’il ne peut pas prononcer.

“ — Tout le monde te craindrait. Sauf moi.

Douleur qui s’installe et se diffuse dans ta nuque. Étau qui se resserre sur ta mâchoire, tes muscles se raidissent, tes nerfs se tendent. Retrouvé au piège entre ses doigts fins à la ferme prise, tu exécutes ses ordres. Serpent qui s’enroule autour de toi, tu le sens, tu ne fais qu’un avec sa main, tandis que les rotations tournent au-delà de ta limite.

Une chanson légère, celle de la douleur, que tu tentes de refouler le plus possible à l’intérieur. Tu n'y arrives pas ; de quoi lui offrir un peu plus de spectacle. Supplice qui n’a pas l’air d’avoir de fin, tu ne peux que te concentrer sur ses traits anguleux, il a vraiment la tête de l’emploi.

Tu ne peux t’empêcher de trouver une forme d’élégance à sa figure pour autant, l’envie de t’en prendre à la peau de ses joues dont le diaphane joue avec la lumière se reflétant sur le carrelage.

Une envie de l’embrasser pour lui arracher sa langue.

Chape de plomb sur les mots, sur les discours, ton être est envahi de la brûlure de ses gestes. Une douleur vive. Silence que tu fais demeurer, telle une prison résistant à l’envahisseur. Main qui se crispe, comme cherchant un appui qui se dérobe.

Tes lèvres se figent, le temps de l’entendre déblatérer sur un monde qu’il ne connaît pas. Léthé, tu la connais, plus que de nom. Tu la vois assez régulièrement dans tes rêves. Fleuve de l’oubli. Une seule envie, celle de le noyer en son sein et de le retrouver, de lui forger toute une nouvelle vie. Et quand il sera enfin heureux, de lui reprendre cette destinée, de la détruire devant ses yeux.

Insolent, tu lui fais de nouveau dos. Jamais, tu ne veux le craindre.

Alors tu parles de nouveau.

“ — Et être aussi proche de ton visage de nouveau ? Je suis prêt à conquérir Troie pour y arriver.

Ah. Une surprise. Tu ne vas pas au stade de la qualifier comme agréable, mais au moins, ton ennemi montre un point faible. Le fait qu’il ne puisse pas voir ton expression, c’est difficile de lire ce petit bluff un peu inespéré, celui qui se traduit par une figure dessinant le soulagement.

Tu en profites pour te relever. Avec difficulté, certes. Tu t’assois sur les toilettes pour lui faire face. Vous paraissez bien plus à l’étroit, de cette manière. Gonflement au niveau de ta mâchoire, provoqué par le choc de tout à l’heure, tu viens poser la paume de ta main sur cette dernière, comme pour visualiser l’ampleur des dégâts.

“  — Tu me mets dans une situation délicate.

Tu croises ta jambe au-dessus de ton genou, sur ton trône délabré. Scène pathétique et pourtant, ton regard n’est que malice.

“  — Comment vais-je faire pour expliquer aux autres que tu as profité de cette proximité pour mettre ta main dans mes cheveux, me faire me mordre la langue.

Tu te lèves, pour t’approcher de lui d’un pas. D’un coup, tu passes ta main sur la porte sans la pousser. Des ronces. Il ne réalise pas qu'elles mènent aux rosiers des enfants d'Aphrodite. Des messagers, ceux des rumeurs. L'idée de le voir perdre sa dignité en quelques mots te fait gagner une once de confiance en toi qu'on ne voit que si peu.

“  — Je te propose de garder notre petit secret entre nous. En échange, tu vas laisser mes frères en paix. Peu importe de mon sort.

Il te remet à ta place. Ah, c’était peut-être un peu trop. Le jeu en vaut la chandelle, cependant. Tandis que tu es en train de te remettre de ton dos qui vient d’éclater contre le dossier, tu l’écoutes. Tu jubiles de le voir en train de paniquer, de chercher ses mots. Pauvre de lui, tu te sentirais presque mal si ce n’était pas lui, en face de toi.

“  — Je crois que tu m’as mal compris, encore une fois.

Tu te redresses, comme si on venait de te désarticuler, simple poupée décorative. Porcelaine de tes mains, celles qui recoiffent la mèche couleur crème qui s’est glissée au niveau de tes yeux. Pupille dilatée, tout en restant sur le carrelage. Tu traines tes chevilles, puis tes talons sur ce dernier.

Douleur qui te démange, tu lui fais tout de même face. Tu vas clairement aller voir les guérisseurs après ça. Tu vas trouver un mensonge sur le chemin, ce n’est pas difficile de se blesser ici, de toute façon. Côte fragile, tu souffles du nez. Peut-être que tu commences à t’impatienter avec lui.

“  — Si tu vois un fils d’Hypnos, je veux que tu penses à moi. Je veux que tu me craignes, aussi. Je veux vivre dans ton esprit, Warren.

Luxure dans les yeux, tu déshabilles ses émotions du regard. Sa haine, tu t'en nourris. Il est seul qui te fait ressentir les émotions de manière aussi forte.

Tu te sens en vie.