Je te connais, tu as souffert : tu as gardé sous tes paupières tant de secrets, tant de colère – et sur ton front, de la poussière.

Le voile de la nuit a recouvert l'île de ses ailes sombres, apportant avec lui les heures les plus propices à la magie, pour ceux qui savent tirer de l'obscurité tout ce qu'elle a à offrir. Les cieux demeurent sombres, seulement piquetés d'étoiles, portant en leur sein une nouvelle lune parfaite. En digne hériter de la reine des sorcières, Veselin se montre particulièrement sensible aux intervalles nocturnes, ainsi qu'aux phases lunaires. Un astre pleinement dissimulé comme ce soir porte l'étendard des nouveaux départs, une signification qui correspond avec l'adoption de ses nouvelles fonctions – avec cette plongée soudaine dans sa nouvelle vie, pleine d'inconnues et de responsabilités naissantes, grandissantes, presque dévorantes.

Il y a toutefois quelque chose d'étrange, ce soir. La nouvelle lune n'est pas que l'éternelle bénédiction maternelle, elle ... elle murmure. Elle l'appelle. C'est une chose difficile à décrire, qu'on ne peut rendre tangible par les mots : on le ressent, plutôt, dans son cœur, dans ses entrailles, dans son être entier, comme une inéluctable invitation. Alors Veselin y répond, suivant cet instinct qui lui dicte de prendre la direction de l'Atè District.

Il s'y est déjà rendu plus d'une fois pour visiter le temple de sa mère, à ses risques et périls, et se fait accompagner depuis qu'il a quitté la colonie, depuis qu'on veut le protéger du danger. Mais ce soir, cette nuit, il n'y a personne d'autre que lui. La canne blanche qui cliquète sur les pavés lui renvoie un écho presque sinistre de solitude, comme si chaque égaré du quartier s'était calfeutré pour lui laisser la route libérée.

Ses pas ne le mènent non pas vers le temple de sa mère, comme il se l'imaginait, ni même vers le bosquet des sorcières, mais vers ce labyrinthe à côté duquel il est toujours passé sans jamais y pénétrer. Il s'arrête devant l'entrée, et laisse ses yeux bleu pâle s'y hasarder – pas de bandeau nécessaire lorsque l'obscurité règne. Le sombre camaïeu végétal qui lui parvient semble l'inviter à entrer. Alors, obéissant, il s'engage dans les allées. Toutes se ressemblent mais il continue d'avancer sans discontinuer, saisi d'un sentiment persistant qu'il ne saurait expliquer.

Combien de temps a duré son errance aveugle avant qu'il ne se décide à s'arrêter ? Il ne saurait le dire. Autour de lui les teintes n'ont pas changé, toujours toutes de noir et de vert, et toujours chuchotantes, à leur manière.

Vous m'avez appelé, finit-il enfin par énoncer à haute voix, sans trop savoir à qui il s'adresse réellement. Je suis venu. Qu'est-ce que vous voulez me dire ?

La végétation bruisse en guise de réponse, comme un sinistre murmure. Il n'avance plus, désormais, mais reste bien immobile, tâchant d'ouvrir ses sens à ce qui l'entoure. Quelque chose a voulu de lui ici, mais pourquoi ?

Soudainement, un craquement derrière lui le sort de sa concentration avec un sursaut. Il fait volte-face, ses yeux presque aveugles plissés pour tenter de distinguer ce qui approche, et place sa canne devant lui comme une protection. Un tic dans sa main libre trahit son hésitation à sortir sa lame de sa botte, au cas où cette présence nouvelle qu'il n'a pas sentie arriver serait menaçante.

Qui est là ?

La voix comporte plus de fermeté qu'il n'en ressent réellement. Puis son instinct aiguisé par la nuit, jusque là focalisé sur les mystérieuses allées du labyrinthe, lui souffle que cette silhouette qui approche a quelque chose de familier. D'abord interloqué, il se souvient alors qui a pris possession de ces lieux retirés, une fois la colonie quittée. Toute méfiance s'envole, et il appelle :

Dante ?

Sa posture se détend, malgré la surprise, et surtout, l'hésitation qui prennent possession de lui.

Avant tout vient la lumière. Elle vient ébrécher l'obscurité environnante de sa claire aura jaunâtre, ni trop puissante ni trop diffuse, instable et mouvante – une lampe torche, devine-t-il – recouvrant sa frêle silhouette toute de noir vêtue avant de se retirer prestement. Bien qu'il ait instinctivement plissé les yeux sous le coup de ce brusque éclairage, il n'a pas eu le temps de lever la main pour s'en protéger, son détenteur l'en avait déjà épargné.

Puis vient la voix – ou était-ce l'inverse ? Il a déjà oublié. Son prénom résonne dans l'allée de feuillages, porté aux vents par une note d'étonnement, réponse logique au nom qu'il a lui-même hasardé l'instant d'avant. Ainsi, sa présomption était juste. S'il restait la moindre once de tension dans son corps, elle est désormais bel et bien envolée. Il redresse sa canne pour la maintenir droite contre son flanc, sachant le sol suffisamment sûr devant lui pour esquisser instinctivement un pas en avant.

En effet, qu'il répond calmement. Ça doit faire un an.

Et puis ça le frappe, trop tardivement. Un an d'éloignement : forcément que vos rapports en seraient différents. Sur le fond de son esprit, son don de prophétie lui souffle différents futurs immédiats selon ce qu'il dira, mais tout semble converger vers un malaise certain, peu importe son choix. Il n'a finalement pas le temps de s'arrêter sur une phrase en particulier, car c'est toi qui prend la parole, avec ce franc-parler qu'il te connaît, et ces intonations fermes, défensives, qu'il ne pensait toutefois pas entendre un jour dirigées contre lui. Une expression peinée passe sur son visage, et c'est comme si un caillou chutait au creux de son estomac. Il hésite.

Je ... Je ne saurais pas vraiment comment te l'expliquer ? Quelque chose m'a appelé, alors je suis venu. Mais je ne comprends pas quoi. Ou qui.

Il regarde autour de lui. La végétation semble s'être murée dans le silence, comme perturbée par cette nouvelle présence. Chose qui l'interroge : Dante est le gardien de ces lieux, si quelque chose souhaite s'exprimer, c'est lui le mieux placé pour écouter.

Je ne sais pas vraiment ce que je fais ici, finit-il par avouer, gêné. Et je crois que ...

Ses doigts se tordent nerveusement autour de la poignée de sa canne blanche. Ses visions avaient raison : quoi qu'il dise, la situation aurait fini par devenir inconfortable.

Je crois que je suis perdu.

Il force un sourire à travers le malaise qu'il ressent, probablement bien peu visible dans la pénombre.

Heureusement que tu es là.

Pour le tirer des mauvais pas, comme avant.

Tu répètes plus clairement ce qu'il vient de t'exprimer avec quelque maladresse et il t'adresse un hochement de tête accompagné d'un petit bruit de gorge affirmatif. Quelque chose, ou quelqu'un a souhaité qu'il se rende dans l'enceinte du labyrinthe, son instinct nocturne en est certain. Mais pourquoi ? Et pourquoi maintenant ? Ce qui l'a appelé ne semble malheureusement plus vouloir se faire connaître maintenant que le gardien des lieux est arrivé. Un pli pensif se dessine sur ses lèvres tandis qu'il songe au sombre passé que renferme ce labyrinthe. Qu'a-t-on bien pu vouloir lui dire ? Rien, d'après toi : tu lui assures qu'il n'y a ici nulle chose, nulle personne en mesure de s'exprimer. À part peut-être ... les esprits des morts. Veselin tique aussitôt, braquant ses yeux bleu perle dans ta direction. Sans doute as-tu lancé ces mots sans fondement comme on sèmerait une plaisanterie bancale pour détendre l'atmosphère, mais il y trouve pourtant un intérêt tout particulier.

Les esprits des morts ... qu'il répète à mi-voix, songeur.

Il n'a pas le pouvoir de les entendre, pourtant. Ni même de les voir. Seuls les enfants d'Hadès et de Perséphone peuvent se targuer d'en être capables. Sous le coup de la réflexion, les sourcils se froncent. Peut-être sa sensibilité au monde l'invisible lui permet-elle d'effleurer le voile qui sépare les morts des vivants. Il lui faudrait donc revenir avec une personne dotée du don de nécromancie afin d'en avoir le cœur net ...

Ses réflexions s'arrêtent net, interrompues par cette exclamation sarcastique qui manque de le faire sursauter. Étrange, se dit-il en reportant son attention sur toi. Il perçoit de l'impatience dans ta voix, mais aussi autre chose – comment le décrire ? C'est comme si tes lèvres, en s'enroulant autour de leurs mots, n'avaient pas dans leurs commissures la raideur à laquelle on s'attendrait. La pensée ne va pas plus loin, par peur d'extrapoler. Ton sourire lui demeurera incertain. Et pourtant, il y répond, amusé par tes derniers mots.

Un égaré comme moi, répète-t-il cette fois encore, s'esclaffant presque.

C'est probablement ce qu'il aurait dû être, s'il n'y avait eu les olympiens. Comme son frère Benedict. Comme toi. Les choses seraient-elles différentes entre vous s'il en avait été ainsi ? Il n'ose pas formuler cette pensée à voix haute, et t'est presque reconnaissant de prendre en main la situation, aussi embarrassante soit-elle pour vous deux.

Euh oui, j'arrive !

L'intonation est un peu précipitée, et c'est de la même manière dont il se met en mouvement, replaçant sa canne devant lui par réflexe. Soudainement, il se trouve très conscient de la différence de vitesse de marche qu'il y aura entre vous, ce qui le gêne un peu plus, désolé qu'il est de te retarder dans ton retour à ta ronde habituelle. Mais comme si tu l'avais entendu, tu proposes ton aide, et il acquiesce timidement avec reconnaissance.

Oui. S'il te plaît.

Gardant sa canne blanche dans sa main forte, la droite, il fait ce qu'il a toujours fait lorsqu'on offre de le seconder pour avancer, c'est-à-dire tendre légèrement le bras gauche vers l'avant, laissant autrui décider comment il préfère le toucher – par la main, le coude, l'épaule.

Alors que vous vous mettez en marche, les réminiscences du passé émergeant à chacun de vos pas, il finit par hasarder une question qui le taraude depuis longtemps, en espérant qu'elle ne soit pas mal perçue.

Dis, pourquoi le labyrinthe ?

Il hésite un instant avant de poursuivre, une peine involontaire sur le fond de la voix.

Ça doit être terriblement solitaire, ici. Tu ne voulais plus voir personne à ce point ?

Tu as autant de ressentiment en toi contre le monde entier, comme lorsqu'il t'a connu à l'époque de la colonie ?

L'année passée que vous avez pourtant vécu chacun de votre côté n'a visiblement rien ôté aux coutumes de l'amitié que vous vous portez. Il lui a suffi de reprendre tes mots avec la curiosité pensive des idées naissantes pour que tu comprennes sans réelle difficulté où les rouages de son esprit l'emmenaient. À cet avertissement que tu lui donnes, il tourne légèrement la tête dans ta direction. Si d'abord ses traits demeurent songeurs, un petit sourire finit par y fleurir, et il ne peut s'empêcher de répondre :

Tu lis dans mes pensées.

Comme avant. Ça lui réchauffe doucement le cœur, en vérité, de voir que malgré tout, cet instinct de protection inassumé que tu as toujours nourri envers lui existe toujours bel et bien. En témoigne la facilité avec laquelle vous vous accordez pour avancer ensemble – après tout, le corps n'oublie jamais. Chaque main trouve sa place avec l'aisance des gestes mille fois répétés, et vous vous mettez ainsi en marche, progressant sous ta guidance le long des allées du labyrinthe. Ses interrogations, qu'il te confie pourtant avec hésitation, rencontrent une franchise pleine de simplicité qui manque presque de le surprendre, tant il s'attendait plutôt à te braquer. Aussitôt as-tu commencé qu'il ne peut s'empêcher de s'exclamer :

Renvoyé ?! Mais pourquoi ?

La stupéfaction est complète. Non seulement n'a-t-il pas le souvenir d'avoir eu vent de ta prise de fonction à la bibliothèque d'Athéna, mais en plus de cela il lui est complexe de concevoir que tu aies pu t'en faire écarter contre ton gré, si tu avais choisi d'y exercer. Qu'a-t-il donc bien pu se passer ? Il se souvient, pour en avoir été témoin lors de votre adolescence, d'à quel point tu es capable de te montrer volontaire, lorsque tu le désires. Malheureusement, seul l'avenir lui est accessible, pas le passé, aussi devra-t-il se plier à ta vérité, si tant est que tu acceptes de la lui livrer.

Il n'insiste pas, pressentant que tu as encore à dire, et ressent plus qu'il n'entend le soupir qui t'échappe. Silencieux, révérencieux, il écoute, mais tes propos l'attristent. Dans la pénombre, on pourrait presque voir le pli désolé qui se dessine sur son front, et la ligne de ses lèvres se distordre tristement. À ta conclusion stoïque, presque fataliste, il réplique calmement :

Je ne peux pas être d'accord avec ça.

À nouveau, il tourne le visage dans ta direction, devinant vaguement la forme de ta silhouette sur sa gauche dans la semi-obscurité environnante.

Exister, c'est forcément changer. Je sais que tu en es capable. Peut-être que les gens ce ne sera jamais vraiment ton truc. Mais s'enterrer ici, sans personne, c'est ...

Il hésite un instant, cherchant ses mots.

C'est- c'est comme renoncer. C'est pas toi. C'est pas ce que tu mérites.

Sans bien s'en rendre compte, il cesse d'avancer, vous immobilisant au milieu d'une allée.

Tu as des choses à prouver. Aux autres, à toi-même aussi. Tu ne peux pas tout abandonner comme ça en allant vivre à l'écart de tout et tout le monde pour l'éternité. Je n'ai pas besoin de regarder dans ton avenir pour savoir que ce n'est pas à ça que tu es destiné.

Il s'interrompt, et un faible courant d'air vient faire chuchoter les feuillages autour de vous. L'incertitude s'empare à nouveau de lui, mais il finit par la chasser en dépit d'une légère appréhension. Quitte à livrer le fond de sa pensée, à prendre le risque de susciter la contrariété, autant tout dire pour ne pas éprouver de regret.

Ou alors c'est ce dont tu as besoin ? D'une prophétie ?

Les dés sont posés. À toi de les jeter au feu ou d'accepter de les faire rouler, et d'entendre ce qu'ils auraient à révéler.