Rarement les bars de la grosse pomme ne m’avaient autant attiré. J’admets que lorsque je suis hors de l’île, je préfère y rester quelques jours avant de revenir. Je ne pense manquer à personne ; à part peut-être mes adelphes et encore… mais j’ai un business à faire tourner malheureusement.

Oui, j’aurais préféré rester ici, quelques semaines si je le pouvais ; mais non. Conscient que cette soirée sera ma dernière avant de repartir, je me dis qu’il faut en profiter et boire jusqu’à plus soif. Jusqu’à ce que je finisse par ne plus savoir mon prénom s’il le faut. Jusqu’à ce que tous les physiques, même les plus hideux, m’apparaissent comme ceux des enfants d’Aphrodite.

C’est mon ambition de la soirée.
Et par tous les dieux, j’y arriverai.
Je m’en fais le serment solennel.

Je ne sais pas exactement quelle heure il est… mais il fait nuit. Cette ville ne dort jamais, il y a du monde à toutes les heures, même les plus tardives. Mon choix se porte sur un bar au hasard ; je laisse ma bonne étoile me guider.

Il y a certains qui commencent tout juste à être pompettes… d’autres sont au niveau au-dessus. J’en vois un notamment qui titube et rentre dans un pauvre passant qui n’avait rien demandé. La particularité de celui-ci ? Une carrure similaire à la mienne ; le genre à faire pâlir les enfants du dieu de la guerre.

Mais la demi-portion ne semble pas comprendre qu’une tarte de celui-ci et il ira rejoindre ses ancêtres à six pieds sous terre. Au contraire, il insiste le bougre. D’ordinaire je ne me la joue pas bon samaritain… mais allez, faisons une exception rien que pour cette fois.

Quelques pas vers eux, puis je tapote sur l’épaule du fauteur de trouble ; un coup de bluff, je prends une voix plus grave et plus agressive que d’habitude :

─ Tu lui veux quoi à mon mec ?

Je me retiens très fort de rire… mais ça marche, l’agité finit par lâcher l’affaire et j’attends qu’il soit définitivement hors de mon champ de vision pour ricaner comme une poule ; fier de ma vanne.

─ J’suis un génie.

Un sourire ; mon regard scrute l’autre homme quelques secondes. Je remarque qu’il fait presque ma taille, mais que je suis bien moins musclé. Rien de frustrant, juste un constat.

─ J’te paye un verre chéri ? Un nouveau gloussement. Excusez-moi, je n’ai pas pu m’en empêcher. Je reprends mon sérieux, lui tendant une main amicale : Mads. Enchanté.
 

Oh je n’ai aucun doute sur le fait qu’il puisse s’en sortir sans mon aide ; là n’est pas la question. Ce n’est pas tant pour lui que pour moi que j’ai décidé d’intervenir. Je veux simplement avoir la paix quand je décide de me mettre une murge. Et l’autre fauteur de troubles m’en aurait empêché.

Un haussement d’épaules et nous voilà les meilleurs amis du monde ! Non plus sérieusement, l’homme me paye une bière pour mon petit effort, c’est ce qui s’appelle une victoire. Je vais donc la célébrer avec lui, faute d’avoir mieux à faire.

─ Un plaisir, Moon-Lee. Un sourire poli, puis la réponse à sa question, toujours teintée d’ironie : hm ; je suis censé faire tourner un business, mais pour être franc, je passe le plus clair de mon temps à dormir dans mes locaux dès que j’en ai l’occasion.

Un brin de modestie et de mensonge. Oui, je flemmarde dès que j’en ai l’occasion, mais sans moi, les bains ne tourneraient pas tous seuls ; il faut simplement être patient, attendre que je me décide à bouger mes petites fesses pour que ça avance. Quoiqu’on en dise, tant que le bâtiment ne s’est pas encore effondré, ça veut dire que même le strict minimum est suffisant.

─ Et vous alors ? Vous bossez dans le coin ?
 

Je me souviens encore de l’époque où mon mentor m’avait pris sous son aile. Grâce à ma merveilleuse grande sœur et ses inspirations ; jusqu’où l’énergie du désespoir l’avait poussé pour qu’elle en vienne à me le présenter, j’y songe encore.

Je bénis toutefois le jour où je suis devenu mon propre patron.
En ce sens, mon interlocuteur fait mouche, c’est un bonheur de ne dépendre de personne, de gérer son affaire comme on l’entend. Du moment qu’elle prospère, le reste n’a pas tant d’importance.

─ Oh, voyez-vous ça ! Si je peux me permettre, vous avez plus la carrure d’un sportif professionnel qu’un cuisinier, mais qui suis-je pour juger ? Avec mon attitude pataude et nonchalante, on me prend souvent pour un zombie alors qu’en vérité je pète la forme.

Je m’avance un petit peu certes, mais qui pourrait dire que je fais mon âge ? Certes, ça ne vient pas de mon hygiène de vie ; plutôt de la bénédiction de ma mère, mais quand même. Si l’on veut me voir plus animé, il faut simplement trouver quelque chose qui me stimule. Je marche à la carotte moi.

─ Nope. Aucune raison particulière. Disons que je prends quelques jours de congés ; je m’éloigne un peu de mes semblables et de mes frères et sœurs pour profiter de ce que la ville peut m’offrir. Pour une raison étrange, j’ai choisi d’écumer les bars jusqu’à en trouver un où je pourrais me détendre.

Une gorgée, puis ça repart :

─ Je ne pensais pas avoir de la compagnie cela dit. Je me permets de trinquer à la vôtre !
 

Ah, nous y voilà ; une explication logique à une carrure comme la sienne. Tout de suite c’est bien plus censé. En y repensant, il me rappelle nos chers petits rejetons d’Arès ; il ne ferait pas tache auprès d’eux d’ailleurs… oh. Peut-être que ? Je me fais des idées ? Pourquoi pas après tout ?

On n’est pas tous reclus sur l’île, j’en suis l’exemple vivant. Parfois l’on préfère trainer un peu dans la grosse pomme comme je le fais maintenant. Ce serait une piste à explorer… si je n’avais pas la flemme de le faire évidemment. Je suis là pour picoler par pour jouer aux détectives.

─ Grande famille… un gloussement m’échappe. Ouais on va dire ça comme ça. Disons que notre mère a ses priorités dans la vie, manque de bol ça ne concerne pas ses gosses. Quant à…

Nos pères ? Bah j’ai connu le mien, mais alors ceux des autres pas vraiment. Je vais m’arrêter là, ça vaut mieux.

─ Bref. On essaye d’être plus ou moins soudés entre nous, mais la plus âgée d’entre nous s’évertue à jouer le rôle de notre mère même quand on ne lui a rien demandé.

Je t’aime quand même Dionne.
Une petite gorgée avec mon compagnon d’un soir ; je me permets de rebondir sur ses propres mots vis-à-vis de sa famille… comme sujet de conversation, c’est toujours très inspirant.

─ Particulière et déchirée hein… c’est indiscret de te demander pourquoi ? Ou bien j’attends qu’on s’enfile quelques bières d’abord pour redemander après ?

C’est bien connu que l’alcool délie les langues.
 

Mêler business et famille, qu’est-ce qui pourrait mal se passer franchement ? C’est comme prêter de l’argent à ses amis ça ; c’est un appel à la discorde. Cela dit, est-ce que notre famille est franchement mieux lotie ? Pas si sûr avec notre mère complètement à la ramasse.

J’en viens presque à envier la sienne ; certes il semble y avoir des désaccords, mais en l’écoutant on dirait que chacun tient à l’autre ; qu’ils veulent être ensemble et n’apprécient pas d’être séparés. Alors que nous on est limite content si maman nous accorde cinq minutes de son précieux temps ; comme si le reste de sa journée elle œuvrait dans le social plutôt que de s’occuper de sa petite personne.

Je ne sais pas pourquoi je sonne si amer d’ailleurs ? J’ai appris à ne plus faire attention à elle et me contenter du peu de temps qu’elle nous accorde. Telle mère, tel fils.

─ Je comprends. Les histoires de famille c’est toujours délicat. J’ai perdu mon père il y a quelques années et notre mère a toujours préféré vivre la dolce vita que nous éduquer. Un petit rire nerveux me vient. Le plus drôle dans l’histoire c’est que je suis devenu comme elle.

Et que je n’en ai pas spécialement honte non plus. Tout le monde n’est pas fait pour devenir un héros ; ma petite vie sans soucis me convient très bien. J’en profiterai jusqu’à ce que j’en crève ou que le monde s’arrête de tourner.

─ Hm. Je pense que ça mérite un nouveau toast. Je lève ma bière à la rencontre de la sienne : à nos familles bordéliques !

Puissent-elles ne jamais changer.
 

De nouveau les bières s’entrechoquent entre deux histoires de famille. Le temps pour moi de constater que cela ne fait vraiment aucune différence lorsqu’on y ajoute son petit parent divin dans l’équation ; cela rend simplement les choses encore plus compliquées, et ça ne me surprend pas.

Très souvent je me demande ce qu’aurait été ma vie si mon père avait décidé de coucher avec une humaine plutôt que ma chtarbée de mère. Est-ce que j’aurais eu une vie « normale » ? Peut-être que j’aurais pu faire carrière dans le basket… il est certain que je ne craindrais pas de me faire croquer les fesses par un monstre à chaque fois que je bouge de l’île et ses alentours.

─ Dites-moi ; on ne se connait pas suffisamment, mais j’ai comme l’impression que le courant passe bien entre nous. Si vous deviez changer une chose dans votre vie, une seule, mais qui peut potentiellement amener une cascade d’autres changements, ça serait quoi ?

Moi je sais déjà.