La lumière, il l'aime tant, il veut s'y baigner comme on entre dans la mer, comme on entre sur la scène, comme on s'y noie parce que l'on a pas voulu en sortir, qu'on se fiche de ne plus avoir d'air quand on est plongé dans les yeux du public et que l'on connaît son texte par cœur. Pourtant, il s'y est noyé ce soir, elle était trop intense, lui a brûlé les yeux à l'en rendre aveugle, maladroit. Armand sait, il ne doute plus, ce n'est pas la première fois et ce n'est pas la lumière, non, car il l'aime tant, elle l'accueille ici, plus qu'ailleurs, en son sein et l'enflamme, il n'en demande pas moins, alors c'est elle. La chute est terrible, il jure que ce texte était bien là, posé contre son cœur, il s'en oubliait lui-même, pour l'art, pour eux qui l'admiraient, il devenait un autre; ses mots étaient les siens. Ces mots perdus, tordus, c'est son ego qui s'effondre sous l’œil curieux du public déjà irrité de ses maladresses, lui ayant lâché la main au cours de sa prestation, il l'a senti, un chuchotement qui s'éveille et le ramène à sa nature; Armand n'est qu'un homme et, ce soir, il n'est même pas un bon acteur.

Ses dents grincent, le rideau tombe, il n'entend pas les applaudissements, déjà, il regarde vers les coulisses, où tu te tiens dans l'ombre; l'oiseau de mauvais augure qui sabote sa gloire pour s'en faire une victoire à son image, perfide. Il se pense irréprochable, se sait coupable, se fait martyr, il va te rejoindre dans ces ténèbres, où lui semble résonner les échos de tes applaudissements effrontés.
Il avait prévu de ne pas t'accorder ce plaisir, pas plus qu'un regard, mais cette énième offense, cette louange impudente, le fait faillir une nouvelle fois à son rôle, cette fois en dehors de la scène, le masque tombe, sa main agrippe ton bras et son visage se tord en une méchante grimace. A quoi tu joues? Il ne lâche pas, c'est la mâchoire serrée et les narines dilatées qu'il s'approche pour chuchoter sa haine. Ça t'amuse, c'est ça? Je sais que c'est toi, t'es toujours dans le coin quand ça déconne. Mais, Armand sait bien, celui qui s'énerve le premier a tord, alors il lâche ton bras, reprend sa voix douce et transforme sa colère en peine, sa peine en affliction. Oui, Armand sait bien ce que tu lui reproches, se faire menaçant n'arrangerait rien.
Ecoute, je suis désolé, Liv' Familiarité forcée, ses yeux de chien battu cherchent les tiens avec insistance, cherchent à te persuader de sa bonne foi, à réparer sa poigne trop ferme et tout le reste aussi, ces quelques souvenirs qui planent au-dessus de sa tête comme une épée de Damoclès, qu'il préfère balayer de la main, grains de poussières. Je sais, j'ai été con. Peut-être qu'on devrait en parler? Seul à seule, loin des regards, des messes basses.

Elle ment, elle ment... Il y a un adage qui dit que les défauts qu'on ne supporte pas chez les autres ne sont que les reflets des nôtres. Armand aimerait te croire, il aimerait penser que tu n'y es pour rien, mais cela voudrait dire qu'il a simplement échoué sur scène et ça, c'est pas possible. Non, il faut voir comme il ravale sa haine, comme il contenait ses larmes en sortant de la scène, il est trop bon à ce jeu-là, il ne connaît que ça. Tu mens. Et, un menteur en reconnaît une autre, c'est peut-être ça qui va pas entre vous, c'est peut-être ça qui déconne. Oui, ça lui plairait bien à Armand, que là se trouve le nœud du problème, ça le libérerait d'un poids qu'il refuse de porter, celui du passé, des conséquences qu'il entraîne.

Ouais... Parlons-en. Merde. De simples excuses ne suffiront pas, surtout les siennes. En dehors de la scène, il n'est pas si éloquent - Ah! Des belles paroles, ça, il en a à la pelle, mais une menteuse en reconnaît un autre. Allons, parlons-en, plus loin, qu'un énième manque de verve ne le couvre pas de honte, pas ici, pas encore et pas à nouveau par ta faute. Je veux dire, oui, maintenant, avant, j'ai pas été cool, mais, tu- tu fais ton truc là, avoue.. Un regard inquiet qui jauge les possibles témoins autour de vous. On va aller plus loin, pour être tranquilles. Un sourire, comme pour dire ça va bien se passer, tout va s'arranger, promis. Viens - si tu veux. Il t'entraîne à l'abri des regards, l'allure pressée, c'est qu'il a peur de se voir dans les yeux de ses collègues, de savoir ce qu'iels ont pensé de sa prestation, de recevoir des tapes dans le dos, des gestes bienveillants qui sentent la compassion, la pitié.
Ses pas vous mène à une porte peu empruntée, qui s'ouvre sur l'extérieur, c'est là qu'il veut parler, pas dans son sanctuaire, l’amphithéâtre a vu assez de pathétique pour ce soir, puis, Armand veut prendre une grande bouffée d'air et conjurer le sort - celui que tu lui as jeté, peut-être qu'il ne l'atteindra pas ici, c'est ce qu'il pense. Il ferme la porte derrière toi, mais il ne sait pas s'il pourra la rouvrir depuis l'extérieur, tant pis, pas de retour en arrière. Il pousse un grand soupir et passe sa main dans ses cheveux, il transpire, il voudrait se laver, se jeter dans la mer. Qu'est-ce que j'ai fait? Il sait, mais ne se souvient pas de tout, c'est facile d'oublier. Il ne veut pas te faire cet aveu, pas directement, du moins, parce que ça ne se dit pas "Je t'ai fait du mal et j'ai oublié".