Qu’il est doux, d’avoir le monde devant soi ! D’avoir quinze ans et la vie à ses pieds, le feu aux lèvres et la rage au cœur. Qu’ils sont doux, les étés de la jeunesse, quand le seul ennemi que l’on connaît est le soleil qui nous rôtit les pieds !
Au camp des demi-dieux, le temps, en août, paraît suspendu. L’air vibre de chaleur et le vent répand sur la plage les embruns iodés de l’océan tout proche. Un satyre allongé dans le sable dort comme un bienheureux, au point de déranger par ses ronflements un groupe de nymphes qui, non loin de là, s’amusaient à tresser de petits paniers.

À la vue de la mer échauffée par les rayons de l’après-midi, Satya se surprend à soupirer. L’océan, de ce côté-ci du globe, n’a plus la même couleur qu’avant. Parfois, la mélancolie le gagne, et il se surprend à regretter les récifs escarpés, les embarcations colorées qui constellaient le paysage de son enfance. Le sentiment ne dure jamais, cependant, car, bien vite, l’idée de cette mission qu’il s’est forgée lui revient. L’envie de conquête, la faim de grandeur.
L’autre garçon, assis également sur le sable, les connaît bien. Les deux adolescents, ayant interrompu leur joute d’entraînement quelques minutes pour reprendre leur souffle, ont la respiration courte, les joues rougies, les jambes fourbues. Ils savent pourtant qu’ils reprendront bientôt.
Satya ne se serait jamais attendu à s’entendre de la sorte avec un autre demi-dieu. Un fils d’Arès, qui plus est ! Les rejetons du dieu de la guerre, imbus d’eux-mêmes et impulsifs, avaient tous un don pour s’attirer son dédain. Les quelques audacieux qui, essayant de glisser une référence voilée à la relation entre leurs deux parents, avaient subi les foudres du susceptible adolescent.

Non, contrairement à d’autres, Ellair parlait rarement plus que de raison. On le respectait pour sa force, le craignait pour ses colères. En silence, Satya n’osait l’admirer. Car l’admiration n’appartient qu’aux faibles ! Et lui, était son égal, après tout. Il défendait ce titre, bec et ongles, chaque jour un peu plus. Se surprenait parfois à baisser sa garde dans ces quelques moments plus calmes où le fracas des armes laissait place au roulis des vagues.
Autour d’eux, le silence s’étire.

- Dis… souffla discrètement l’adolescent, comme par peur de troubler le calme qui s’était installé entre eux. Tu penses que dans quelques années, on pourra toujours faire ça ?

Parce que j’y tiens, omet-il de rajouter.

- Si tu veux… Sans armes. concéda-t-il après un bref instant d’hésitation.

D’ordinaire, Satya rechignait à se battre à mains nues. L’image était vulgaire, presque bestiale… Réservée aux gens de peu, comme le répétait son père, aux vagabonds et aux criminels. Il n’était rien de tout ça, lui. Son port avait une grâce innée qui allégeait sa démarche et la dentelle de cils noirs qui ourlait ses yeux rajoutait une certaine douceur à l’élégance figée de son visage.
Et puis, il y avait peut-être une seconde raison, qu’il n’avouerait pas. Ni à lui-même, ni à d’autres. Il n’aurait même pas su formuler ce qu’était que cette étrange sensation qui lui picotait les doigts quand ses mains entraient par mégarde en contact avec la peau d’un autre garçon. Non, c’était dangereux. Ce n’était pas pour lui.

Et pourtant, le voilà qui accepte la proposition d’Ellair. Il attrape sa main tendue sans y penser et acquiesce. Son corps, habitué aux rituels d’un combat annoncé, se détend en une posture défensive. Pourtant, il répond, sa voix posée bien étrange par rapport à ses poings désormais fermés.
C’est que, Satya se bat comme il respire. Avec la fluidité d’un souffle qui pénètre les poumons. L’affronter est une rencontre plutôt qu’une exécution.

- Pourquoi ? répète-t-il alors, sans quitter son adversaire des yeux, au cas où celui-ci déciderait d’entamer l’entraînement sans crier gare. Des fois, je ne peux pas m’empêcher de penser… Ce qui se passerait si, adultes, on se retrouvait dans des camps ennemis.

Comme dans les histoires. Ellair semble déterminé, comme lui, à rejoindre le clan des guerriers de Nausikaa, dont on leur parle si largement depuis quelques années. Mais ce serait trop simple, n’est-ce pas ? Jamais un fils d’Arès n’accepterait comme frère d’armes quelqu’un comme lui. Il n’avait pas encore fait ses preuves, après tout. Peut-être que la seule manière de mériter de combattre à ses jours serait d’un jour réussir à le vaincre comme un ennemi.
Satya rêve d’Achille face à Hector. Il rêve de médailles et de combattre en première ligne face à des égaux. Parmi tous les jeunes guerriers qu’il fréquente, Ellair est l’un des seuls à ne pas dédaigner son potentiel. Il lui accorde le respect qu’il demande et Satya se surprend à espérer.

- Tu veux essayer de gagner, pour une fois ? lance-t-il alors, sur un ton de légère provocation, atténuée cependant par le fantôme d’un sourire planant au coin de ses lèvres.

Sous ses airs revêches, Ellair est parfois bien prévisible, en effet ! Le sang toujours prêt à bouillonner et les poings à frapper ; s’il n’est pas aussi bruyant que ses frères, sa violence n’en est pas moindre. À le voir réagir au quart de tour pour un simple mot jeté par plaisanterie, Satya se met à rire doucement, sans pouvoir s’en empêcher. Ce n’est pas souvent qu’il rit, cet adolescent trop sérieux ! Mais la présence de son ami le fait sortir de sa petite case soigneusement délimitée.

- Tu sais bien que tu ne gagnes pas forcément. Sinon, tu t’ennuierais ! réplique-t-il alors légèrement tandis qu’un coup de poing lui effleure l’épaule.

Désireux de pousser son adversaire dans ses retranchements, Satya n’attaque pas tout de suite. Il se sait plus rapide, plus agile que l’autre, et esquive sans trop de mal les coups portés à intervalles réguliers. Si Ellair continue ce petit cours de boxe, il s’épuisera vite, après tout. Et lui, n’a bien qu’un jeu de jambes ! On dirait qu’il danse, tant il a ça dans le sang, s’amusant à donner à ses gestes une élégante amplitude donc l’autre pourrait profiter pour le désarçonner.
Parfois, les mains d’Ellair le frôlent ou n’assènent que de trop loin un impact sur son sternum. Il ne se défend pas. Se contente de sourire et de danser.

- Tu as bientôt fini ? Tu sais que tu pourrais essayer d’autres tactiques que le coup de poing ! Ce n’est pas comme ça que tu vas m’attraper.

Il le sait, il s’en doute, que ses petits jeux commencent à avoir raison de la patience d’Ellair. Il devrait prendre pitié de ses nerfs avant que l’adolescent ne commence à gagner des cheveux blancs. Pourtant, il n’a pas besoin de faire semblant car, ne s’attendant guère à ce que l’autre en vienne à lui écraser le pied pour l’empêcher de bouger, le prochain coup d’Ellair touche sa cible ; en plein cœur, littéralement.
L’impact brutal contre son sternum lui coupe le souffle et l’envoie valser au sol. Peut-être n’aurait-il pas dû le provoquer. Mais sinon, ils se seraient bien ennuyés !

- Oh… D’accord, d’accord, j’ai compris… souffle-t-il en reprenant sa respiration.

Le fils d’Arès a désormais toute son attention. Ses yeux sombres rejoignent les siens, s’y perdent un instant… Un instant, seulement. Vivement, l’adolescent envoie à son tour jaillir sa jambe vers l’avant afin de balayer les pieds de son adversaire et lui faire également rejoindre le sol. À ce stade, ils finiront par lutter par terre, dans la boue, comme des enfants.
Sachant que la force de ses poings ne fera l’effet à Ellair que d’une molle claque, qu’il serait bien vain de tenter de rivaliser avec lui sur le plan de la force physique, Satya se laisse rouler sur le côté pour éviter de se faire trop vite marteler. Puis, relevant la tête, il répète :

- Ca a déjà commencé, c’est toi qui ne viens pas… Ton pied a touché mais tu ne m’as toujours pas attrapé.

Il le taquine à nouveau, espérant que le fils d’Arès tombe dans le piège et charge dans sa direction, lui permettant de profiter de la puissance de son élan pour le renverser.

L’affrontement est vif, brusque ; comme prévu, Ellair répond à la provocation sans y réfléchir et fonce tête baissée sur son adversaire qui n’a qu’à se laisser porter pour le mettre à terre et l’y maintenir en lui tordant le bras. C’était presque trop simple ! Mais l’autre se débat et c’est bien là que le bât blesse ; le bougre ne maîtrise pas sa force, sans comprendre même qu’elle vient de le trahir.

- Bien sûr que je l’ai fait exprès ! Tu ne m’écoutes pas quand j’essaie d’apprendre des choses aux petits ? l’admoneste-t-il gentiment. Tu sais, la fameuse leçon sur apprendre à retourner la force de son adversaire contre lui…

Incapable de le retenir à la seule force de ses bras, Satya le relâche et s’apprête à se dérober pour s’épargner toute revanche immédiate quand Ellair, le prenant de vitesse, l’attrape au col. Ses sourcils froncés par la frustration, il le retient mais ne frappe que le sol, au lieu de son visage – ce dont le fils d’Aphrodite ne peut s’empêcher de lui en être reconnaissant. La proximité, cependant, le trouble l’espace d’un instant ; pour n’être pas le seul à être distrait, il s’empresse de reprendre. À force de lui casser les oreilles, peut-être arrivera-t-il à le fatiguer suffisamment pour le battre !

- Ca ne servirait à rien que je te frappe. Je ne frappe pas assez fort pour te faire vraiment mal. Si je veux gagner, il faut que j’emploie des méthodes… Détournées ?

Comme pour illustrer son propos, il profite qu’Ellair se débatte pour le laisser rouler au sol et que, une fois sur le dos, il n’ait qu’à immobiliser son bassin en le ceignant d’une de ses jambes. Le fils d’Arès ne manquera pas de s’offusquer de cette tentative d’enseignement mais, au moins, il ne s’y laissera plus prendre !
La vue alors de son ami à bout de souffle, son visage si sérieux peint d’un air presque boudeur, lui arrache un nouveau sourire. Il ne contrôle pas la vague étrange qui, chaleur montée de son torse, s’échappe de ses lèvres pour charger sa voix d’un charme spiritueux, arme plus redoutable que la lance dont il s'est servie plus tôt.

- Regarde… Je n’ai pas besoin d’être beaucoup plus fort que toi pour t’attraper. Si ton bassin est cloué au sol, tu ne peux pas te relever plus qu’une tortue qu’on aurait mise sur le dos. Mais si tu veux absolument que je te frappe, dis-le-moi, je peux essayer.

C’est étrange. Comme il l’écoute tout à coup. Comme, l’espace de quelques instants, Ellair a cessé de se débattre et semble plutôt tordre sa nuque pour chercher son visage. Il acquiesce même, et sans grommeler. Que lui arrive-t-il, si soudainement ? Un peu décontenancé, Satya sursaute quand une main se pose sur sa jambe et il s’attend à se faire projeter en arrière par le fils d’Arès…
Mais rien ne se passe. Sa main reste là. Le jeune homme s’apprête à le faire remarquer quand, reprenant brusquement ses esprits, Ellair se dégage de la prise qu’il a inconsciemment relâchée et le renverse sur le côté pour prendre la fuite en se relevant.
Il crie maintenant, comme un défi. Mais les oreilles de Satya chauffent encore de ce qu’il vient de se passer. Heureusement qu’Ellair s’est dégagé, lui évitant ainsi de s’embarrasser plus encore !

- D… D’accord. Si tu y tiens. reprend-t-il après s’être éclairci la gorge.

À en juger par ce retour de l’agressivité de son adversaire, celui-ci n’a pas dû se sentir trop gêné de ce même contact qui le trouble encore. Alors, pour ne pas perdre la face, il s’exécute enfin, se relève et fonce dans sa direction pour lui asséner un premier coup de poing.
Satya ne s’attend à rien. Ce n’est, bien sûr, pas comme ça qu’il arrivera à le vaincre, incapable de rivaliser avec la force physique décuplée d’un enfant du dieu de la guerre. Mais Ellair semble y tenir. Il lui demande la même chose qu’à ses frères : de frapper.
Alors, il frappe, et frappe encore, vif sur ses appuis, s’apprêtant à chaque instant à ce qu’un coup de l’autre le fasse valser au sol.

- Comme ça ? C’est ça que tu voulais ? Tu vas me frapper aussi ?

Et pourtant, il ne s’arrête pas de parler ! Veut-il, en anticipant sa propre défaite, préserver sa fierté ? Ou se doute-t-il du poids de sa voix enroulée comme un serpent autour du crâne de son adversaire ?

Si elle ne le surprend pas, la provocation moqueuse le contrarie tout de même. Peut-être l’a-t-il bien mérité, certes ! Il lui faut bien à son tour, même à contre-cœur, flatter l’ego de son adversaire. Ses coups ratent ou ne semblent qu’effleurer Ellair, lui faire l’effet tout au plus de tapes hésitantes. Il fait de son mieux, pourtant, mais nage ici en mer inconnue ; Satya met un point d’orgue à toucher le moins possible les hommes qui l’affrontent, peu désireux d’ajouter à sa propre confusion.
Ellair le force à faire une exception. Ses joues s’enflamment autant de honte à ne pas réussir à l’égaler que de l’embarras induit par leur proximité.

Pourtant, il n’a pas le temps d’y songer très longtemps que le fils d’Arès, semblant s’être souvenu de ses leçons, bondit vers lui et le piège par une série de coups de pied dont le dernier, balayant ses côtes, le projette au sol.

- Ah ! Une exclamation de surprise douloureuse lui échappe et, le temps de récupérer sa respiration, le jeune homme ne fait que lui envoyer un petit regard courroucé. Je suis sérieux. Tu sais bien que ce n’est pas mon truc, vos petites bagarres ! se défend-il avant de finalement se relever, non sans épousseter sa tenue.

Il faut bien maintenir les apparences.
Cependant, malgré ses sourcils froncés et son air vexé, il ne lui suffit que d’apercevoir le sourire d’Ellair derrière ses poings levés pour s’attendrir à son tour. Jamais Satya ne se serait attendu, depuis la révélation de son ascendance divine, à trouver quelqu’un qui, plus qu’impatient de se battre contre lui, en serait heureux.
Tout ça n’est qu’un jeu.
Un sourire étire discrètement ses lèvres tandis qu’il s’approche à pas vifs de son adversaire ; étonnamment, il ne cherche pas à crisper les poings mais fait jaillir sa main pour lui agripper fermement les cheveux, espérant que la surprise retienne Ellair de lui décrocher trop vite la mâchoire.

- Je suis sûr qu’on se battra encore dans quelques années. Parce que, qui, à part moi, oserait faire ça ?

C’est un brin exceptionnel de malice qui brille dans ses yeux sombres quand, ayant profité du charme toujours actif de sa voix et de sa prise sur les cheveux d’Ellair, il se permet de lui gifler la joue, la paume grand ’ouverte. Le fils d’Aphrodite marque son territoire ; c’est mon rival, semble-t-il dire au monde, et il deviendra si puissant que personne d’autre n’arrivera plus à l’atteindre de la sorte.

Victoire ! Sa réussite a les traits de la surprise peinte sur le visage d’Ellair, bientôt illuminé d’un sourire dont il est pourtant si avare

- Oui, j’ai osé ! Et personne d’autre n’osera plus jamais parce que tu ne te laisseras plus surprendre de la sorte, pas vrai ? lance-t-il, triomphalement, n’attendant de la part du fils d’Arès que la confirmation de ce pacte de jeunesse à peine rédigé.

Son triomphe est pourtant de courte durée car, comme il s’y attendait malgré tout, la réplique de l’autre ne se fait point attendre. Ellair lui tombe dessus, au sens propre, le contraint à chuter en forçant son corps contre le sien ; la lutte est perdue d’avance. Son dos rencontre le sol dans un bruit sourd. Les coups ne vont pas tarder à tomber mais il ne peut s’en protéger, ses bras immobilisés sous le poids de son adversaire.
Il devrait se préparer à l’impact.

Mais Satya ne ferme pas les yeux. Il se surprend même à relever la tête. Au-dessus de lui, la tête d’Ellair cache le soleil, son poing fermé balance comme un couperet. Le guerrier adolescent avale le monde par sa seule présence et, en cet instant, Satya aurait juré que le dieu de la Guerre avait doté ses enfants du même charme hypnotique que sa propre mère.
Comment expliquer autrement, qu’il ne puisse détourner le regard ? Est-ce par envie, par jalousie naissante, de voir son ami tout en gloire incarner les héros-mêmes qui l’ont toujours fait rêver ? Veut-il lui ressembler ou ne jamais quitter ses côtés ?  

- Tricher ?

La question d’Ellair le sort de ses pensées, lui rappelant au passage qu’il n’est pas dans ses habitudes de fixer des yeux, sans mot dire, le visage de ses amis.

- Comment j’aurais fait pour tricher ? Déjà, ce serait déshonorable et en plus, tu es littéralement en train de me maintenir par terre ! choisit-il donc de s’indigner pour détourner l’attention. Pourquoi tu dis ça ?

Autour d’eux, l’air est dense, brûlant, bouilli par le cruel soleil de midi et leurs corps échauffés par l’affrontement. Deux souffles courts, presqu’haletants ; deux adolescents qui ne trouvent pas les mots. Deux lâches, finalement, martelés dans un granit trop dur, polis de fierté et de rêves d’honneur. Pendant quelques longues secondes que la fournaise estivale semble faire s’étirer à l’infini, un silence s’installe et le monde disparaît.

Il faut alors que le poing d’Ellair les ramène brutalement au présent. Voilà qui doit les rassurer, voilà un langage qu’ils connaissent bien tous deux, la violence échangée comme une tendresse, est un seuil familier qu’ils doivent franchir pour fuir ce qu’ils ne comprennent pas.
Bien que peu habitué à se faire malmener de la sorte, Satya ne fait que grimacer. Crache dans le sable et fait remuer sa mâchoire endolorie. Il regarde l’autre un peu surpris, comme si celui-ci venait de le tirer d’un confortable sommeil.

- Ah… D’accord, d’accord. Disons que tu as gagné… Pour cette fois. est-il alors bien obligé d’admettre, non sans hausser un sourcil dubitatif qui semble lui rappeler qu’Ellair et lui ne s’étaient pas battus à armes égales sur ce terrain.

La défaite est toujours un peu difficile à admettre. Elle fait redouter à chaque fois au fils d’Aphrodite qu’ennuyés, ses adversaires se détournent de lui. Et, voilà une confession qu’il se fait sans effort, il ne veut pas le perdre. À l’avenir, il devra apprendre à frapper plus fort.

- … Pause.

Car ils en ont bien besoin, tous les deux, même si leur orgueil déplacé ne l’avouera jamais.
Saisissant la main tendue d’Ellair, le jeune homme se redresse. Remarque, ce faisant, que le fils d’Arès ne s’est pas beaucoup éloigné pour autant. Ses joues s’empourprent malgré lui alors qu’il se permet de commenter :

- Tu sais, tu peux me lâcher… Je n’irai nulle part. Puis, ajoute, par taquinerie, Je ne savais pas qu’un fils d’Arès pouvait être aussi collant. C’est mignon.

Ses taquineries ont touché juste, pour l’un comme pour l’autre. Car, s’il ne l’avait dit que par jeu, Satya se surprend à trouver qu’en effet, son ami est bien « mignon » à s’enflammer de la sorte. Son visage s’empourpre, il se dérobe brutalement et court presque se jeter à l’eau. Comme un enfant et si facilement embarrassé malgré ses allures bourrues !
Il ne peut s’empêcher d’en rire avant de rejoindre le bord de l’eau à pas lents. L’écume lui caresse les pieds sans qu’il daigne s’aventurer plus avant.

- Tout va bien ? lui lance-t-il, amusé, avant que les mots d’Ellair n’avalent les siens.

Soudain, il se fige. Que vient-il de dire ?
Le sous-entendu, peut-être maladroit, le frappe plus violemment que tous les coups qu’ils viennent pourtant d’échanger.

- Quoi… ? C’est… C’est vraiment ce que tu crois ?

Le prend-t-il pour ses adelphes ? Pense-t-il lui aussi que toutes les réussites de Satya ne sont dues qu’à son visage ? Qu’il ne mérite aucune de ses victoires ? Ellair ne voudrait pas d’un tricheur comme rival. Il ne voudrait pas d’un guerrier dont la seule force est de s’abaisser à se faire femme, aimable et séduisante.
Mais… Est-ce le cas ? A-t-il utilisé son pouvoir pour distraire son camarade ? Satya ne le sait pas ; il ne se connait pas lui-même, se débat contre un corps qu’il déteste. Il aimerait disparaître.
Car il ne peut pas nier !

- Pourquoi tu dis ça ?! renchérit-il avec véhémence, blessé dans son orgueil, en colère contre lui-même. Toi aussi… Toi aussi, tu penses que je suis bon qu’à m’allonger ?! Tu penses que je n’entends pas tes frères… Ceux qui racontent que je ne te bats qu’en écartant les jambes ! Je ne veux pas te séduire, Ellair, je veux te vaincre ! Et puis, mon pouvoir ne fonctionnerait pas sur toi puisque tu n’aimes même pas les garçons !

Ses éclats, tout rares qu’ils sont, traduisent moins de colère qu’une profonde incertitude sur son propre mérite. Pétri de fierté, Satya ne l’est pas moins de doute et ses propres peurs le rattrapent parfois, peur de n’être pas assez ou d’être quelqu’un d’autre, aux yeux de ceux qui comptent. Peu importe à quel titre, peu importe pour quelle raison, Ellair compte, peut-être un peu trop.
Fort heureusement, le fils d’Arès, loin de s’offusquer de son indignation, s’affaire à le rassurer. Il ne devrait pas en avoir besoin ; et pourtant !
Pourtant, Satya boit ses mots piteux et son air hésitant comme un assoiffé l’eau de pluie.

Son ami se rapproche. Il accepte ses excuses d’un discret hochement de tête, n’osant pas non plus relever tout de suite les yeux vers lui. Pour lui montrer qu’il l’écoute, Satya vient seulement prendre sa main. Le contact est familier, rassurant également, à sa façon.

- D’accord. Si ce n’est que ça…

Mais qu’est-ce, si ce n’est que cela ! Car sa voix est bien le souci. Elle ne devrait pas le distraire, encore moins l’attirer. Mais les deux adolescents, têtus et aveugles, se murent dans leurs préjugés. La voix de Satya n’a fait que le déconcentrer, comme l’aurait fait un bruit parasite. Une voix d’homme n’aurait pas pu lui plaire.

- Oui, ils sont bêtes… C’est bien pour ça que je les bats à chaque fois. Selon ma sœur, ils disent juste ça parce qu’ils espèrent que je les embrasse pour les distraire.

L’idée le fait frissonner. Il préfère ne pas y penser ; préfère se concentrer sur son ami qui, en quelques mots, lui redonne envie de croire en lui. Bien sûr qu’il les vaincra ! Il sera, depuis Énée, le meilleur guerrier jamais enfanté par la déesse de l’amour !

- Oh, ça, c’est sûr. Déjà aujourd’hui, j’ai bien remarqué que vous adoriez que je vous donne des ordres. Je ne vais pas m’arrêter là. souffle-t-il alors, un léger sourire revenant planer sur ses lèvres. … Merci, Ellair. J’espère que tu sais que je ne voudrais jamais te vaincre autrement qu’à la loyale. Tu es trop important pour ça.