Cela faisait plusieurs jours déjà que Ange était revenue au bercail, mais étrangement, c'était Echidna qui était devenue absente. Il était peu probable qu'elle se soit faite capturée elle-même, mon son absence était inhabituelle, d'autant plus qu'elle n'avait mis personne au courant. Il faut dire que le Lotus s'attendait à subir des répercussions suite aux cafouillages de la mission secourisme de l'Aigle, mais rien n'était tombé.

A moins que le silence de Naga soit justement sa punition.
Sans doute quelque chose qui affecterait plus ses enfants qu'elle-même.

Meryem se rendait tout de même à l'Archéron pas tant par acquis de conscience, mais pas curiosité morbide. Désireuse de savoir si l'Echidna allait convenir d'un plan de revanche pour avoir kidnappé Ange, et si elle comptait punir Duke bien plus sévèrement. Mais même les employés de la boîte de nuit n'avait plus aperçu leur patronne depuis un moment.
Mais, manifestement, Naga avait quand même laissé des instructions au cas où elles seraient absentes, et ça comprenait donner une certaine autorité à quelques monstres, dont elle.
Et Duke, mais compter sur Duke pour maintenir l'ordre était un mauvais pari.

Ainsi, elle ne comprit pas tout de suite qu'on vienne la déranger au sujet d'un VIP trop bourré. Ca arrivait tous les jours, c'était le boulot des videurs de s'en occuper. C'est quand on lui expliqua que le VIP bourré n'était autre que Lucius qu'elle comprit le problème. Elle soupira, elle ne l'avait pas revu depuis leur dernière retrouvaille aux Enfers, mais ça n'était pas dans cet état qu'il serait prompt à discuter.

Avec une force insoupçonnée pour sa carrure, et malgré sa robe moulante, Meryem réussit plus ou moins à le trainer jusqu'à une loge privée, insonorisée, le genre qui coûtait très cher à privatiser. Elle le fit s'assoir sur le canapé avec un "humpf", et lui tendit un verre d'eau avec autorité.

Bois.

Elle savait être patiente, d'ordinaire, mais voir Lucius dans cet état la mettait quelque part, mal à l'aise. Elle ne s'habituait pas à ce prénom non plus.

Qu'est-ce qui t'arrives, c'est revoir ton créateur qui te met dans cet état ?

Un monstre sobre était déjà bien assez dangereux, un monstre bourré était encore pire. Il fallait qu'elle le surveille.

L'Empouse ne vacille pas lorsque le verre se brise contre le mur. Les bras croisés, elle a l'air d'une mère exaspérée qui a déjà subit trop de fois les crises de son enfant. Il faut dire qu'entre lui, et Duke, et Ange, elle en a vu, des enfantillages. Ironiquement, le seul enfant qui avait été sage n'était plus là.

Il crache toute la haine qu'il avait dissimulé envers elle jusque là. Elle passe une main dans ses cheveux pour se donner un air exaspéré, mais en réalité, elle ne sait pas bien quoi dire. C'était rare, qu'elle n'ait pas les mots. Elle attend qu'il finisse parler avant de lui donner une bouteille d'eau, du plastique qu'il ne pourrait pas exploser contre un mur.

J'étais revenue te voir. Tu n'étais plus là.

Elle ne lui avait jamais dit, parce qu'elle n'était même pas certaine que Lucius soit le même Cerbère qu'elle ait connu. Et puis, c'était il y a plusieurs centaines d'années. Lui non plus n'avait pas cherché à la retrouver.

Meryem s'assoit à côté de Lucius, à une distance suffisamment raisonnable pour ne pas envahir son espace vital. Elle croise ses longues jambes et allume le bout de son porte-cigarette, prenant une longue bouffée avant de reprendre.

Je n'avais pas prévue de m'enfuir ce jour-là. J'avais été bannie. Hecate n'avait pas apprécié que j'ai osé dévoré l'une de ses progénitures. Je n'étais plus exactement la bienvenue "en bas". Et puis... J'ai entendu parlé d'un certain Hercule, qui t'avais traîné dehors.

Mais le temps qu'elle trouve le héro, Cerbère n'était déjà plus là. Il était rentré aux Enfers, où elle n'avait plus le droit d'aller.

Et le temps est passé. Et je suis morte plusieurs fois. Et je n'aurai pas pu te sortir seule de là. Je veux dire... Tu ne pouvais pas encore te transformer en humain à cette période-là. Comment on aurait pu te cacher aux yeux des autres avec tes trois têtes ?

Elle avait été lâche.
Elle avait été égoïste.
Mais après tout, elle restait un monstre.
C'est comme ça qu'elle était faite.

Dans le chaos incompréhensible de ses propos, Meryem se durcissait.
Il y avait d'autres raisons pour laquelle elle avait refusé de croire que le Cerbère était le même qu'elle avait connu autrefois. Il était associé à des souvenirs qu'elle voulait oublier. Une époque où elle avait été l'équivalent d'un bébé, trop crédule, trop fragile, trop peureuse. Il fallait bien débuter quelque part.

Non.

Le mot est calme et puissant à la fois.

Non. Je ne suis plus lâche. Ni une "chouineuse". C'était un autre temps. Révolu.

Il semble se débattre avec lui-même et avec la gravité, à essayer de se relever pour se renfoncer dans le canapé. Au fond, elle n'était toujours pas habituée à le voir sous forme humaine. Elle avait bien plus d'affection pour sa forme de chien à trois têtes, bien que lui ne semble pas l'aimer.
Quand il s'enfonce une nouvelle fois dans le canapé, elle se déplace pour s'asseoir plus près. A la fois nouveau mais familier, elle passe une main dans ses cheveux. Ce n'est pas la même chose que lorsqu'il était ce géant colosse avec trois gueules. Ca ne le serait sans doute plus jamais.

Moi aussi, il m'aura finalement presque fallut deux millénaires pour être plus forte. C'est différent, maintenant. Je n'ai plus peur.

Ils s'étaient retrouvés en Enfers tous les deux, et aucun n'avait fléchi devant Hadès.
C'était bien la preuve qu'il y avait eu des progrès.
Il n'était pas obligé de comprendre. Il avait le droit d'être en colère même après tout ce temps. Tout le monde n'avait pas la même manière de gérer ses sentiments.
D'autant plus que malgré tant d'années d'existence, l'Empouse n'aimait toujours pas ce que son apparence humaine lui faisait ressentir.

Cette fois-ci, je ne t'abandonnerai pas.

Il était saoul. Il ne se souviendrait probablement pas de ce qu'elle disait, ou n'en saisirait pas le sens. Qu'importe. Au fond, elle disait cela pour elle-même.
Plus jamais elle ne serait lâche et faible.

Est-ce que c'était ce qu'elle faisait ?
Meryem n'avait pas "adopté" grand chose dans sa vie, sans qu'il n'y ait quelque chose en retour. Et encore, ça lui avait au final apporté beaucoup plus d'ennui qu'autre chose.
Elle avait adopté un chat, il n'y a pas si longtemps. Mais elle n'avait pas vraiment d'affection pour le félin. Il faisait sa vie, et elle faisait la sienne.
Elle le laisse parler, hurler, parce que c'est ce qu'il a besoin de faire. Pendant des années à ne pas pouvoir lui dire toutes choses en face, l'Empuse pouvait bien le laisser avoir son moment.

Ce n'est pas agréable, ses tympans vrillent, mais pour une fois, elle ne prend pas le devant de la scène pour elle. Ce n'était pas plus mal, que l'alcool délie les langues, mais pour que Cerbère y soit sensible, il a du boire son poids — sous forme monstrueuse.

A vrai dire, elle ne savait pas qu'il s'était attachée à elle à ce point. Ils avaient trouvés du réconfort l'un chez l'autre, à l'époque où ils n'avaient pas encore correctement appris à chasser. Il avait apprécié quelqu'un qui n'était plus vraiment là, parce qu'elle n'avait plus besoin de lui pour panser ses blessures ou lui tenir chaud.
Elle n'avait pas vraiment réalisé qu'elle pouvait lui manquer.

Soudain, ça lui parut clair. S'il avait commencé par ça, il n'aurait pas besoin de hurler à la mort.

Meryem tendit les bras, les passa autour du cou de Lucius et le serra contre elle, tout contre sa gorge. Elle aurait voulu que le contact soit plus chaleureux, mais elle était froide, c'était ainsi. Elle avait la force de le maintenir en place, même s'il protestait, et elle caressa ses cheveux comme à l'époque où il reposait l'une de ses énormes têtes sur ses jambes pour s'endormir.

Je ne t'ai jamais adopté, Kirby. Tu n'étais pas un toutou pour moi. Et je ne savais pas que je te manquerai autant.

Il y a un peu de condescendance dans sa voix, c'est sa vanité qui lui fait penser que c'était pour ça qu'il était aussi en colère, parce qu'il n'osait pas avoué ce qu'elle était en train de dire à voix haute.

Mais c'est fini maintenant. Je n'ai plus de raison de fuir, et toi non plus. Je ne vais pas t'abandonner. Vous avez tous besoin de moi ici, sinon vous ne faites qu'aboyer et grogner. Mais je vais te dire un secret. D'entre tous les monstres ici, tu es presque mon préféré. Après Ange. Mais avant Duke.

Avec une affection sans doute déplacée, elle déposa un baiser sur son crâne.

Et maintenant que je suis sûre que c'est bien toi, et bien. On va pouvoir s'amuser ensemble, tu ne crois pas ? Enfin, une fois que tu te sentiras mieux. Et qu'on pourra vraiment discuter.

Elle se rappela qu'il n'était pas tout à fait sobre, et cessa un instant de lui caresser la tête.

Par pitié, ne me vomis pas dessus.