Naissance Cerbère, ce n’est finalement qu’une créature sans âge. Créée comme tant d’autres par ceux qui ont tout créé. On l’a simplement posé là, il s’est sagement assis et a attendu. Attendu qu’on donne un sens à tout ça.
▬ Attendu si longtemps qu’il a oublié pourquoi il attendait. Trop jeune pour connaître la patience, trop ignorant. Cerbère fait ce qu’il fait le mieux parce que c’est la seule chose qu’il connaît : attendre devant la porte.
▬ De premiers corps qui défilent devant lui, et Cerbère apprend ce qu’est la faim, cette terrifiante sensation qui lui tire les entrailles et assèche sa gorge. Mais il n’a pas d’autre choix que de subir et d’attendre.
▬ Elle est la première faite de os, de chair et de sang. Elle en appelait après les Dieux pour lui rendre son fils. Mais elle n’avait pas le droit de passer la porte. Cerbère apprend ce qu’est la satiété. Il apprend ce qu’est l’envie. Il apprend ce qu’est le délice. Il apprend ce qu’est la gourmandise. Il apprend ce qu’est l’Homme.
▬ Cerbère, alors, se demande s’il existe mieux encore. Cerbère apprend à apprendre, et Cerbère veut savoir ce qu’il existe de plus au-delà de sa porte. Cerbère apprend que la chaîne à son cou l’empêche d’apprendre.

Antiquité Le temps passe, mais qu’est-ce que le temps ? Qu’un amas de corps vaporeux qui défile, qui s’égraine, et parfois un corps de chair qui s’éloigne du troupeau et qu’il faut punir. Mais il y a un jour un corps de chair qui entre, avec son sang pulsant sous sa peau et cette énergie fabuleuse l'enveloppant comme une aura protectrice.
▬ Cerbère apprend face à lui qu’il n’avait aucune idée de ce qu’était réellement la satiété. Il sait maintenant ce qu’est l’envie. Il sait que des mets plus délicieux encore existent. Il sait qu’il veut plus et qu’il le veut lui.
▬ Mais ce corps de chair-là n’était pas comme les autres. Celui-ci s’est battu, débattu, a vaincu le formidable gardien. Il a prit la chaîne à son cou et lui a fait passer la porte. C’était sa douzième mission, disait-il. Loin des Enfers, Cerbère apprend ce qu’est le ciel. Il apprend ce qu’est l’infini et apprend qu’il n’aura pas assez de toute son immortalité pour le découvrir.
▬ Rendu à son maître, il lui faut garder la porte à nouveau. Mais il est trop tard désormais ; il a gouté au monde du dessus. Dès lors, commence un cycle infernal de fugue et de réincarnation. Et chaque nouveau Cerbère peut bien oublier le passé de ses prédécesseurs, l’instinct le pousse à s’y essayer encore et encore.
▬ Cerbère veut apprendre la liberté.

1492 Nouvelle réincarnation de Cerbère, la dix-septième lui apprennent les enfants de son maître. Cerbère n’est pas moins désireux de revoir le ciel, mais il comprend que les seize autres ont échoué pour une raison.
▬ Il aura bien assez de toute une immortalité pour trouver la solution.
▬ De temps à autre, des corps de chair mi-mortel mi-divinité passe le seuil de la porte. Ces événement rares lui permettent de tenir alors que grandit sa soif de l’extérieur.
▬ Les insolents rejetons du Dieu de la mort deviennent son péché mignon.

1944 Quelque part dehors, le monde est à feu et à sang, les portes s’engorgent et débordent et les regards s’échappent de ce qui existe au bout de la laisse. Mais il ne passe pas de l’autre côté, pas encore, pas comme ça.
▬ C’est son maître qu’il va confronter, celui qui étrangle sa gorge depuis des millénaires. Qu’il le libère de son contrat qui l’enchaîne à la porte et lui rende pleine possession de ses forces. Il sait, maintenant, qu’au dehors de l’Enfer il n’est rien qu’une créature à abattre comme une autre.
▬ Il y a longtemps même qu’un gardien n’est plus d’utilité, lui répond-t-on. Où sont-ils seulement les Hommes qu’il lui faut arrêter quand ils se sont tous rendus aveugles aux divinités ?
▬ Les chaînes s’allègent, Cerbère devient cette entité unique et entière. Le ciel s’ouvre à nouveau et le soleil béni sa forme humaine. Cerbère apprend ce qu’est la paix.

1973 Le monde des Hommes est un cabinet de curiosité et il lui faut s’adapter rapidement s’il ne veut pas laisser la place à son dix-huitième successeur. C’est petit à petit qu’il se découvre des adelphes à travers le monde.
▬ Certains mi-mortels, mi-divinités ayant percé son identité cherchent à le défaire, à le ramener là où est sa juste place. Quel plaisir n’a-t-il alors jamais connu de chasser ainsi au grand air.
▬ Un jour, les proies disparaissent. Tous ces grands héros qui l’avaient défait tant et tant de fois deviennent pleutres. Les chasseurs enragent, des risques inutiles sont pris par les uns, la patience est de mise pour d’autres.
▬ Lui aussi enrage, mais il a trop durement gagné sa liberté pour la sacrifier dans ses impulsions. Qu’importe, ils ne pourront se cacher indéfiniment. Ils possédaient leurs éternités pour jouer à ce futile jeu.

Aujourd’hui Il le sent parfois, au détour d’une ruelle, à travers le souffle du vent, le fumet particulier de ceux qui ne sont pas tout à fait Homme, jamais réellement divinité. Les Dieux ont cessé leur idiote lubie et les créatures se meuvent dans l’angle mort de leur attention.
▬ Lucius se refuse la moindre chaîne autour du cou, mais il suit la meute car il sait qu’elle se dirige vers la plus glorieuse des chasses.