Reyn rangea son stylo dans sa poche et cala son carnet sous son bras ; il y avait encore du travail en perspective. Les tests ne s'étaient pas mieux déroulés aujourd'hui que la dernière fois. Les deux gladiateurs qui s'étaient prêtés au jeu avaient rendu les prototypes qu'on allait ramener aux ateliers, et allaient bientôt entrer sur scène les stars du soir. Il y avait spectacle aujourd'hui, de ce qu'il avait compris.

Reyn ravala sa frustration. Rien ne servait de s'agacer. Les gens qui travaillaient avec lui étaient compétents : ils sauraient trouver des palliatifs à leurs problèmes. Tout n'était qu'une question de patience et de persévérance.

Il jeta un coup d’œil alentours aux gradins qui n'allaient pas tarder à se remplir ; repéra déjà installer un visage familier. Ce n'était pas la première fois qu'ils se croisaient ici, sans doute pas la dernière non plus à en croire l'avancée de son projet. Reyn le dévisagea un moment, mains dans les poches de son pantalon, curieux, il devait l'avouer, de ce qui poussait le jeune homme à revenir si souvent ici, considérant ses positions. C'était qu'en dépit de leurs quelques échanges, il ne le connaissait pas si bien que ça, même s'il avait retenu son attention.

Reyn s'approcha de lui, s'assit sur un siège non loin mais sans le coller, pour respecter son espace.

"Bonsoir. Nous nous croisons encore. De nouveau venu assister aux spectacles ?"

Il lui jeta un regard en coin, sa curiosité perceptible pour peu que l'on y prête assez attention.

"Reyn," se présenta-t-il à son tour. "Fils d'Athéna."

Il y avait une forme de fierté dans la façon dont il prononçait le nom de sa mère divine. De la révérence, surtout. Il l'annonçait comme un médecin ou un avocat aurait annoncé sa profession, comme pour signifier qu'il avait prêté des serments auxquels il ne comptait pas faillir.

Il hocha la tête, cessa de fixer Jayden au profit de la fosse de l'arène en contrebas. Il accouda un de ses bras au dossier voisin du sien.

"Je vous ai déjà entendu. J'aime bien la musique. Pas forcément toutes les musiques, mais ça n'empêche pas de se tenir informé de ce qu'il se fait à Nausikaa."

Et pour sûr, les textes de Jayden interpellait, mais Reyn n'avait aucune intention d'en discuter là, maintenant, sur ce gradin d'arène, à proximité de trop nombreuses oreilles indiscrètes et certainement pas avec un jeune homme qu'il connaissait à peine. Il tâtait encore le terrain comme un de ces chats errants qui reniflaient des doigts étrangers sans s'y frotter.

"Vous les observez pour mieux les imiter ? Votre travail vous amène souvent à vous défendre ?"

Reyn n'avait aucune idée de si le garçon se produisait au-delà des portes de Nausikaa ; de s'il avait une autre occupation que musicien qui puisse justifier un besoin d'étendre ses connaissances du combat au-delà de l'éducation inculquée à la colonie.

"Nausikaa n'est pas si grande. Pour peu qu'on s'intéresse un peu à ce qu'il s'y passe, on fait beaucoup de découvertes."

Et Reyn écoutait toujours d'une oreille tout ce qu'il se passait autour de lui, emmagasinait les informations à l'aide de cette précieuse et performante mémoire héritée de sa mère, et triait le tout plus tard, le soir dans son lit, quand l'insomnie le frappait. Il connectait ce qu'il y avait à connecter, espérait tomber juste dans ses déductions.

"Non, en effet, tous les demi-dieux ne naissent pas avec les mêmes atouts," confirma-t-il, le regard toujours tourné vers la fosse de l'arène. "Certains d'entre nous ont des chances de survie plus élevées que d'autres lorsqu'ils mettent un pied dehors."

Et c'était pourquoi certains s'interdisaient davantage de sortir que d'autres. C'était pourquoi Reyn avait choisi de s'enfermer à nouveau dans les murs de l'île après quelques semaines dehors.

"J'espère changer la donne un jour," déclara-t-il sur le ton de la conversation. "Permettre à tous d'aller au bout leur semble sans risquer leur vie. Même ceux, comme vous plus doués avec les mots qu'avec les armes."

"Mais les mots servent-ils à quoi que ce soit face à nos ennemis ?"

Une question sincère face à ce qu'il percevait comme un brin de naïveté de la part de Jayden. Des mots, une chanson, cela pouvait-il vraiment prévenir le pire ? Empêcher un monstre de se repaître ? Laquelle de ces créatures, face à un raisonnement sensé, figerait-elle ses griffes et ses crocs et rebrousserait chemin ?

Aucune. Les monstres portaient trop bien leur nom.

Reyn accepta malgré tout la carte, un peu surpris de sa forme, mais il se garda de le laisser transparaître. Il hocha la tête, la rangea dans sa poche, le numéro toutefois déjà mémorisé. Il s'ouvrait facilement, ce jeune homme, confiait bien vite des morceaux de lui à des gens qu'il connaissait à peine.

"Je ne manquerai pas de vous considérer lorsque le projet sera assez avancé. Toute entreprise a besoin d'un bon affichage, après tout."

Le relationnel était géré par son frère avant tout, mais inutile de repousser aujourd'hui quelqu'un de potentiellement utile dans le futur ; pour ce projet ou pour un autre. Peut-être aurait-il un jour besoin d'un poète pour faire céder l'épée. Peut-être.

Reyn dévisagea longuement Jayden, les poings crispés bien qu'il tentait de garder cela discret. Une inquiétude mal avisée pour ce jeune homme qu'il ne connaissait pas vraiment montait en lui, insidieuse. Il lui fallait le protéger. Il lui fallait rapidement concrétiser ses projets pour donner une chance à cet homme de survivre, que son idéal de paroles puissantes mette réellement à genoux les monstres ou non.

"Prenez soin de vous," le salua Reyn. "Et ne vous mettez pas inutilement en danger. On n'accomplit aucun rêve, six pieds sous terre."

Et Reyn lui souhaitait de rester en vie longtemps, car maintenant qu'il connaissait son nom, il allait tendre l'oreille, prier de ne jamais ni l'entendre ni le lire dans la liste des disparus. Cette trop longue liste, imprimée dans sa mémoire, qui malgré ses efforts s'allongeait de mois en mois.

Reyn jeta un dernier regard à l'arène ; là-bas n'allaient pas tarder à se donner en spectacle leurs pairs les mieux équipés pour la survie. Autrefois, tous les héros étaient des guerriers.

Et demain, les héros auraient-ils la possibilité de demeurer poètes ?