Iel avait vu la mort en face en indolent-e qui n’en connaissait pas la couleur—iel trouvait ça cliché de la dépeindre en rouge, mais c’était là la couleur de ses souvenirs. En toile de fond de ses journées, iel entendait encore craquer les os et se rompre la chair, entendait aussi sa propre voix qui appelait en vain : Henriette rejouait, le soir surtout, le théâtre du désastre qui s’était installé sur les mélodies familières de son adolescence. Dans le paysage de l’horreur, iel avait eu la faiblesse régressive de chercher le réconfort d’un amour juvénile qui n’avait rien eu de beau ou de candide, et qui n’aurait rien de décevant aujourd’hui ; Henriette savait que dans l’Enfer, Aubrey serait Aubrey, et qu’il n’y aurait dans le portrait fauve de sa personne aucune variation. Plus tard, iel pourrait regretter son erreur, puiser en ellui assez d’amertume pour revenir à une détestation joyeuse et nostalgique d’Aubrey, mais ce soir, ce soir, iel trouverait une familiarité étrange et plane dans ses cheveux rouges, ses yeux pâles, sa peau claire marquée des stigmates de sa violence—tout cela ne changeait jamais.
Le ciel avait la lourdeur moite des nuits d’août : l’air était chaud et le fond du soir, mauve. C’était une de ces nuits que Henriette aurait aimé de l’amour passionnel des choses heureuses, une nuit qu’iel dédierait à la fête, qu’iel célébrerait jusqu’à sentir la fraîcheur du matin : voilà où coucherait son bonheur. Il n’y avait, ce soir, rien de beau ni d’heureux : Henriette avait le cœur en peine, n’avait rien aimé de la route la nuit et des offrandes du goudron collant de l’été ; iel n’avait rien aimé non plus des promesses indolentes d’Aubrey ou de l’insouciance ignorante du monde face à l’ampleur de son deuil. Henriette ne trouvait pas l’apaisement.

Dans le kaléidoscope optimiste de la saison, Henriette ne s’était pas revu-e frapper à la porte de l’appartement qu’iel connaissait trop bien, n’avait pas vu Aubrey ouvrir la porte sur le tableau soigné de son arrogance : c’était un désastre. Dans les notes lointaines du morceau de jazz, iel reconnaît l’audace de ses compositions à lui, sans s’apesantir sur l’intimité factice de cet autel à leur amour passé, mort lui aussi. Putain, Aubrey, t’abuses.
Et la chambre est rouge, comme l’horreur de ses souvenirs. Henriette entre, n’accorde à Aubrey qu’une tape sur l’épaule qui n’a rien de tendre, et s’étale sur le lit pour y laisser échouer toutes ses angoisses. Le plafond couvert d’affiche l’écrase comme un plafond peint de chapelle—son martyre est regardé par les yeux torves de groupes punk imprimés sur papier glacé. Iel se revoit adolescent-e, adore son indolence dont il ne reste rien. C’est chaud, ça me déprime encore plus. Iel se rassoit brusquement, laisse claquer sur le parquet la semelle de ses docs, et embrasse d’un geste la pièce assombrie, les traits de son visage ourlés de la lumière orange de la bougie. Les coudes posés sur ses cuisses, iel courbe son dos avec une sensualité combattante d’ange déchu.
T’as organisé tout ça en mon honneur ? Fallait pas ! Tu crois qu’il va se passer quoi, là, hein ?

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L’ironie d’Aubrey est moins cruelle que la lumière tendre et jaune qui dessine sur le visage de Henriette les ombres de l’été, dans les creux où se nichent habituellement tout le bonheur tranquille et indolent qu’iel projette au monde. Assis-e sur le lit, iel fait face à Aubrey, qui se positionne en annonciateur des désastres : ses cheveux rouges prennent la lumière et se décomposent en un camaïeu du roux au pourpre, et leurs yeux dessinent une diagonale qui porte à lui les doutes de Henriette, qui viennent mourir sur la constance implacable de son sourire. Il y avait, dans l’horreur banale de la situation, quelque chose d’anodin et d’habituel qui l’apaisait, qui étouffait le traumatisme par une désinvolture sempiternelle qui datait de leur adolescence. Iel soupire, très fort, d’un agacement manufacturé qui fouille en ellui le malaise qu’iel devrait ressentir ; et iel ne trouve rien, ne voit que la version juvénile d’ellui qui s’était laissé-e aller à la rage frénétique d’Aubrey, et qui avait cherché en lui l’intensité d’un amour immature et infini. Aubrey n’avait pas changé. Je voulais qu’on parle du concert, je sais pas, moi, ça te fait pas bizarre ?

Henriette se recouche sur le lit pour ne plus le regarder, ne plus le voir irradié de la lumière de la chambre, et ne plus le voir par le prisme absurde d’une jeunesse partagée, dont il ne devrait rien rester—il n'y avait, entre Aubrey et Henriette, plus rien à sauver. Iel s’était présenté-e à sa porte dans la recherche sacrificielle d’une personne qui partagerait son mal, et à qui iel pourrait confier, peut-être, son égoïsme de victime qui s’était détournée des catastrophes : et si ç’avait été nous ? Non mais laisse tomber ! Moi, je suis ingrat-e ? Je t’ai dit que je voulais juste parler, j’aurais dû capter que c’est pas possible avec toi. Iel pose son avant-bras sur son front pour en sentir la fièvre, et fixe toujours Aubrey de ses yeux noirs dont les iris reflètent l’inconstance vacillante des flammes : là, couché-e sur le lit, son regard obscurci par l’ombre de son bras, iel retrouve la splendeur languide des fausses prophéties, des futurs incertains, et des passés inexistants. Son ancrage dans le présent, dans cette chambre qui tenait du décor de théâtre pour la représentation de la colère adolescente, n’était plus. C’est pas grave, je m’en fous. Tu veux faire quoi ?
On ferait comme avant : comme s’il n’y avait rien d’autre que nous, dans le monde, et qu’on avait encore dix-huit ans.

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