J’avais laissé à Libellule le choix de ma tenue—je lui laissais toujours. Elle avait ce plaisir coupable de m’habiller comme une poupée, de choisir pour moi les robes, chaussures et rubans pour étouffer de dentelle et de satin absolument tous les aspects de ma personne. C’était toujours des choses pleines de tulle ou de mousseline pour arrondir mes angles, paraître lisse et tendre sur les photos de moi et Isidore qui ne manqueraient pas de paraître au lendemain des mondanités.
Au petit matin, je découvrais à travers l’écran cette version aseptisée de moi, copie délicate qui n’avait pas mes traits. Je me regardais pendant des heures, découpais chaque détail – les ondulations artificielles de mes cheveux, le mascara bien appliqué, le tissu couché sur ma peau comme un soupir – jusqu’à perdre le sens qu’il s’agissait bien de moi-même. Mon corps, tout couvert de légèreté, n’avait plus rien de la matrice originelle de mon être ; comme Libellule le voulait.

Dans la voiture qui nous mène à l’événement, mes jupons débordent sur le siège d’Isidore et échouent sur ses genoux comme des vagues : lui aussi est très beau, apprêté comme il l’est souvent, et nous formons une paire radieuse, admirable, d’une grandeur marmoréenne habillée de matières nobles. La ville défile lentement par la fenêtre, et je m’ennuie de la linéarité infinie des rez-de-chaussée vitrés de Manhattan ; géométriques, bleutés, d’un bleu qui tourne au vert à l’assaut des rayons orangés du crépuscule. Le soir vient sans éclat et couvre la rue de ses couleurs fades.
C’est parce que je m’ennuie que je m’affaisse sur Isidore, laisse ma tête rouler dans l’océan de tulle pour trouver la chaleur de ses cuisses. L’étreinte est sans affection, intéressée, à la manière d’un chat qui cherche les caresses. Je crois qu’Isidore connaît très bien mes minauderies—je joue quand même de cette tendresse qui n’est pas vraie. La tête couchée sur ses genoux, je lève les yeux vers lui : je veux le forcer à me regarder.
Au fait, je t’ai dit que je suis morte l’année dernière ?

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Je crois que je tire une satisfaction certaine à l’air de surprise qui se peint sur le visage d’Isidore comme un masque de théâtre grec : il est le digne fils de son père, le Soleil, et la déformation de ses traits l’embellit encore plus. Ses lèvres entrouvertes, son exhalation tiède, ses pupilles dilatées en un cercle infini font de lui le visage même de l’amour, et je tire une joie certaine dans le fait de savoir que j’ai créé cette œuvre d’art. Son portable, qui glisse de ses doigts soudains affaiblis par le sang versé de mon annonce, tombe sur mon visage, et je crie : AÏE, putain, fais attention !

C’est un soir comme un autre, et la mort est déjà loin. Ça me fait rire, je crois, de le voir s’agiter ainsi pour des choses qui ne sont pas vraies, ou le sont trop, et la perte d’une première vie n’est rien à l’échelle de l’univers : je suis toujours là. Ma chair n’a pas gardé l’empreinte de l’accident, mon front, même, n’est pas marqué de cicatrices. La voiture repart et je suis prisonnier d’Isidore, ou il est prisonnier de moi. Je me redresse parce qu’il me pousse, et mon mouvement emporte avec lui un tourbillon de tulle comme le vent emporte les feuilles mortes. Par la vitre, la lumière du soir filtre en un rayon qui tombe sur ma joue, enflamme mes iris qui semblent noirs mais ont, en plein soleil, la teinte de l’acajou—mes yeux doivent ressembler à deux cabochons de porcelaines pour compléter la perfection de la sculpture née des mains de Libellule. Je minaude encore, je souris encore à Isidore, mes lèvres roses et brillantes formées en un arc-de-cercle mou et tendre. Je dirais pas ça pour rire, je te dis toujours la vérité !
Il n’y a pas encore sur le visage parfait d’Isidore le déploiement d’une colère ou d’une tristesse antique, archaïque et sublime, qui témoignerait de son affection pour moi ; ce n’est pas grave, je sais qu’il m’aime. Je passe mes bras autour de sa taille pour nous rapprocher dans une étreinte superficielle, mais je n’enfouis pas mon visage dans la tiédeur de son ventre, de peur de tâcher sa chemise du rose poudreux de mon maquillage (Libellule me tuerait, vraiment, et je serais morte encore une fois). Je le regarde d’en bas, mes yeux dans ses yeux avec la constance sincère d’une amitié ancienne et peut-être un peu vraie. Je ressemble à un angelot, mais mon visage n’en a pas l’innocence.

C’est arrivé plus tôt cette année, il me semble—ah ! je sais plus trop. Ça m’étonne que Libellule te l’ait pas dit, c’est elle qui est venue me récupérer, puis elle est venue à l’hôpital, enfin, pas pour me rendre visite, hein, pour m’engueuler. Tu la connais.

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Isidore est en colère contre moi : je ne sais pas si j’adore sa colère ou je la déteste ; c’est un crève-cœur. Isidore est en colère contre moi, et je n’ai plus envie de rire. Je l’ai déjà vu en colère et j’ai alimenté le brasier, j’ai déjà goûté à l’amertume de sa rage, et j’adore, chez lui, ces caprices mythologiques qui ressemblent à ceux des dieux—je n’aime pas qu’Isidore soit en colère contre moi, j’ai envie qu’il me pardonne. Je suis prête à tout ! Je t’ai pas trahi, j’ai oublié de te le dire—non, même pas, je savais pas comment te le dire ! Je voulais pas que tu sois triste !
Je m’approche de lui sur la banquette arrière, assez proches pour que nos cuisses se touchent, et qu’on soit assis épaules contre épaules, son corps bloqué entre la portière et le mien : je veux qu’il sente toute ma chaleur, toute la vie qui m’anime encore, et qu’il me sente plus vivante que je ne le suis vraiment. Aime-moi, Isidore ! Ma main posée sur sa hanche le garde près de moi, l'empêche de se défausser de la tiédeur de ma peau, de ma chair, de mon sang, et de toutes ces choses données à la mort qui sont pourtant encore bien là. Prends donc, Isidore, ce sacrifice de ma personne, de ma dignité, de mon honneur : je prends son visage de mes deux mains, et les courbes de mes paumes suivent les lignes anguleuses de sa mâchoire ; de mon pouce, je trace une caresse innocente sur sa joue gauche. Mais elle existe, la bénédiction, et je suis toujours là, regarde-moi ! Je suis toujours là, je te laisserai pas seul, tu le sais.
Là, dans la voiture, la lumière du jour est filtrée par les vitres teintées ; et pour la première fois, je trouve à Isidore une tendresse que j’aime, que je déteste, je ne sais pas, et qui tue sur l’autel de notre amitié la promesse de superficialité que nous nous étions faite. Et c’est moi, qui ai trahi le serment ! C’est moi qui ai porté au monde l’effondrement des barrières saintes qui existaient entre le monde et nous. Isidore saura tout de cette nuit, de Daniel, de ma mort, et de mon sang gâché sous la Lune : Isidore pensera à moi, et pensera alors à mon corps délaissé sur le bas-côté comme un gibier sans dignité aucune. Ça me fait souffrir, et je prétends en rire.
J’ai eu un accident de voiture. Enfin, non, moi je conduis pas, tu sais, mais j’étais dans une voiture qui a eu un accident ; c’est arrivé comme ça, paf ! en rentrant de soirée. Mais je suis revenue, tu sais, j’avais rien du tout.
Voilà, Isidore, les faiblesses de ma personne : aime-les, adore-les, chéris-les !
Isidore, dis, m’en veux pas ! Ça me tuerait !

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C’est morbide, peut-être, mais c’est un jeu. Si Isidore me pardonne la mort, alors je sais qu’il me pardonnera tout : c’est une promesse sans en être une, car il n’y a rien, rien de pire que mourir, pas vrai ? Isidore est prêt à excuser le sacrifice de ma personne, qui est une part de lui, comme il est une part de moi—c’est là mon crime ; ce soir-là, j’ai aussi tué un peu de lui. Ça me rassure de me dire que ce petit fragment de lui sera à mes côtés, quand je dormirai dans la terre ; mais il n’y a rien de léger dans cette pensée, et notre amitié a pour mot d’ordre la légèreté. Je dois aimer Isidore avec la fatuité d’un amour matériel, palpable, visible, et le système racinaire de cette affection ne doit pas se prétendre profond ou vrai ; notre amour doit sembler immense et indifférent, sincère et manufacturé, c’est à s’y perdre et nous y trouvons notre compte : ce soir, je crois que je réalise qu’Isidore m’aime, et que je l’aime aussi.
La voiture s’arrête et c’est la fin de notre course circulaire hors du temps et de l’espace, le soleil est presque couché sur le verre trempé des façades de Manhattan et le bleu prend la place du rouge pour étouffer lentement le brasier du soir. Sous la lumière froide, Isidore est beau, et je sais que je le suis aussi, flatté de la teinte mauve du ciel qui donne à mes joues un reflet d’or pâle. Avant qu’il n’ouvre la porte, je me justifie une dernière fois, pour me donner l’assurance de sa pitié. Moi non plus, je veux pas y croire, la voiture était pourrie en plus ! Tu comprends pourquoi je te l’ai pas dit, c’était trop la honte, et puis Libellule m’a dit de rien dire à personne, et tu sais comme elle est, je voulais pas qu’elle me tue !

Il faut que tout s’arrête : la porte s’ouvre sur l’éclat du flash d’un photographe qui veut capturer d’Isidore le plus beau profil, le profil grec, celui qui ressemble à du marbre, du jaspe ou de l’ivoire et qui tient plus de la sculpture que de l’humain. Là, ils se déchirent sa chair qui est faite d’albâtre, veulent tout de lui, l’or des cheveux ou l’ambre des yeux, il y a en Isidore des joyaux dont le monde entier veut sentir la froideur—et c’est ma main qui reste dans la sienne. Ce soir, ils me verront moi aussi et fixeront sur papier glacé les traits de mon visage ; demain, je me découvrirai, détaillerai, découperai, jusqu’à ce qu’il ne reste rien de réel dans l’instance éphémère qu’ils auront pris de mon corps et de mon être. Dans le hall, ça se calme, mais je ne lâche pas son bras ; il chuchote alors je me hisse sur la pointe des pieds pour lui répondre, ma main en paravent pour cacher au monde les messes-basses et les secrets qui roulent de mes lèvres à son oreille. C’est un pote à moi, tu le connais peut-être, je sais pas. Je m’éloigne d’Isidore, souris à des illustres inconnus qui s’amassent autour de nous, de lui, puis je le tire à moi, encore, comme le flux et le reflux des vagues. Il s’appelle Daniel. Mais c’était pas vraiment de sa faute, hein ! Je lui en veux pas. Il n’y a pas de secret entre Isidore et moi !

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