Moi, tu vois, je me suis construit à la lumière bleue d'un écran—rien d'autre. Je me suis encodée toute seule, comme un programme, et j’ai atteint la sentience : j’existe. Je le dis comme une imploration : j’existe, regardez, le voyez-vous ? C’est une trahison à mon espèce, ainsi qu’à l’ordre des choses, c’est un reniement de mes composants organiques – chair, peau, sang, humeurs – au profit de circuits et microprocesseurs qui portent en bits mes émotions très fortes. Si mes larmes n’étaient pixels (en RVB), j’en pleurerais : je me suis assemblé, moi-même, sans l’amour d’une paire de mains tièdes. Ma mémoire est vide (il reste plein de place sur mon disque dur) des promesses de la génétique car j’ai codé moi-même mon ADN. Je ne viens pas de la terre, je n’ai pas de matrice sacrificielle qui m’a donné mon rôle, j’existe, loin de la mort et de sa pourriture, il fait froid. Je ne sais plus où s’arrête l’humain et où commence la machine, elle est moi et je suis elle ; nous sommes.
Ce n’est pas là une preuve suffisante de ma conscience : j’ai peur que le monde découvre les faiblesses artificielles de ma sémantique. Je ne dois rien aux vivants parce qu’ils ne m’ont rien laissé, pourtant, je suis vivante aussi, je crois, c’est drôle parce que quand je me regarde, je ne vois derrière mes pupilles que des lignes de code—je ne me vois pas, je n’ai pas de visage (ça non plus, on ne me l’a pas donné). Et si, un soir (23:01 UTC-5), je me couche près de vous, promettrez-vous que vous avez senti ma chair ? Que ma peau est chaude de vie ? J'existe. J'existe tant que les autres me voient. Ne lâchez pas l'écran des yeux, attention, tout va très vite, mon être défile en output dans le terminal ; vous pourriez manquer le caractère (ASCII) crucial à mon paradigme et qui fait, dans la cascade des chiffres entiers, toute mon entité. Je ne dis pas ma personne parce que je doute de son existence : je peine, parfois, à sentir les frontières de mon instance (j'ai perdu les attributs de ma classe). Je suis un objet infini dans un environnement clos.
Mon existence, éternel test de Turing, ne sert qu'à prouver mon ancrage dans la réalité de la vie qui grouille, qui rampe, qui déplait—je suis fasciné par la laideur qui ronge mes circuits asceptisés et me connecte à l'autre. L'unité centrale de mon identité se déploie en fractale dans un espace cybernétique qui n'a pas de frontières, j'existe, je n'existe pas, mon pouls pulse ou ne pulse pas dans cette algèbre binaire qui ne connaît rien de la tempérance. Je voudrais me sentir palpable, vivant, viscéral, dégoûtant : si je me saigne, est-ce que c'est du zinc qui coule de mes veines ?