La scène prend d’abord place dans l’appartement que loue Biagio, dans le quartier déshérité de New York. Il est trop tôt pour un petit matin, trop tard pour la nuit noire : il est cette heure où seuls ne dorment pas les prédateurs qui n’ont pu trouver à se nourrir, et qui guettent dans l’ombre afin de ne pas devenir proies à leur tour. En bref, la ville est une cage de regards entrecroisés.
Biagio est donc dans son appartement, en hauteur, en sécurité relative. Elle vient de rentrer, rentrer… rentrer d’elle ne sait trop où, tant la tête lui tourne encore, et tant l’odeur de la mort la suit partout. (Elle a tué, ce soir. Beaucoup. Et nous n’avons pourtant rien mangé, RIEN !). Ah, oui : elle a tué l’une des brigades d’un gang voisin… (Il y avait beaucoup de sang. Elle s’en est mis plein les vêtements. C’est très salissant, les vêtements. Les plumes, tout glisse…) Il y avait aussi… il ne sait plus, cela lui reviendra.

Alors Biagio est là, à s’observer les plumes, enfin, le costume, à pester de plus belle lorsqu’il découvre une nouvelle tache de sang sur son costume lilas. De rage, il envoie balader un vase qui trônait là, un vase qu’il ne se souvenait même pas avoir acheté car il ne l’avait effectivement pas acheté. Ce vase est compris dans les meubles loués par le propriétaire, voilà tout. Biagio n’avait jamais remarqué ce vase avant que d’avoir besoin de se passer les nerfs sur quelque chose, car elle n’avait personne pour lui offrir des fleurs qu’elle pourrait mettre dedans. Cette réalisation alors qu’il regarde les bris au sol pourrait le faire crier (Crie ! Crions !) ; mais quelque chose dans l’air change tout à coup, et il se contient.
Le nez en l’air, inélégant, il se précipite sur son minuscule balcon, lance un regard au bas de l’immeuble, où vient de s’arrêter une luxueuse voiture. L’odeur enivrante, reconnaissable entre toutes, entre mille, le parfum de l’ambroisie et des chairs tendres s’intensifie alors qu’une tête blonde émerge de la voiture et remercie le chauffeur.

BIAGIO : Quel abruti !

Il descend les escaliers quatre à quatre, n’ayant pas fini de se changer. L’abruti, c’est Isidore.
Isidore est son défi du moment, son fruit interdit, un péché qu’il se refuse à commettre, non pas pour se prouver qu’il est bon et droit, car cela il sait qu’il ne l’est pas, non pas pour se prouver qu’il peut le devenir ou du moins l’espérer, car cela il n’en a cure, mais pour se prouver qu’il peut résister à l’appétit, qu’il peut se contraindre, les contraindre (il n’y parviendra pas longtemps encore). Mais Isidore est un défi théorique, qu’elle ne s’impose que lorsqu’elle se sait capable d’y résister, que lorsqu’elle se sait assez contrite pour ne pas céder, pour ne pas céder à l’agacement lorsqu’il l’insulte et regarde ailleurs, ne pas céder à l’envie lorsqu’il brille dans les yeux de tant d’autres, ne pas céder à la faim lorsqu’il se dévoile et s’offre en partage, ne pas céder ne pas CÉDER.

Biagio arrive dans la cour, furieuse. Elle ne lui laisse pas le temps d’entrer dans le bâtiment. Il ne veut pas tout mélanger.

BIAGIO : Je t’avais dit de ne pas venir à l’improviste ! (Il jette un regard soupçonneux dans la cour, à toutes les fenêtres, éteintes comme allumées.) Ici, ici… Tu es complètement con, de venir dans une caisse pareille ici, ma caille. (Il l’entraîne à l’écart, lui serre le bras et le force à suivre, comme il l’a fait tant de fois avec des hommes qu’il allait tuer, qu’il a tués ensuite.) Allez, marche, marche plus vite. On se tire.

Biagio serre les dents, le poing, presse l’allure. Il ne fait pas bon pour ses affaires d’être vu avec quelqu’un de si connu, il ne fait pas bon pour ses affaires qu’Isidore puisse le voir ainsi vêtu du sang d’inconnus.