(Biagio est seul sur scène, la salle est plongée dans un noir quasi complet. Il porte un costume rose, ou vert, ou noir, on ne sait pas vraiment. Derrière lui, un drap blanc tendu, immense, qui s’étend d’une extrémité à l’autre de la scène et de celle-ci au plafond. Biagio paraît tout petit. Sur le drap blanc semblent projetées les ombres de dizaines, de centaines d’oiseaux peut-être. Charnus, ils ont de très très longs becs.)

BIAGIO, faisant les cent pas, parfois s’arrêtant pour regarder le public : vous savez on m’a faite incapable d’aimer alors je n’ai jamais pris la peine d’apprendre comment faire, on m’a voulue et déclarée impossible à aimer alors je le suis devenue. j’ai mangé maintes fois le germe amer d’amour, je l’ai croqué entre mes dents acérées alors que je portais à mes lèvres le cœur de ces amies qui auraient pu être des aimées, le foie de ces amants qui auraient pu être des amoureux, j’ai croqué le germe par crainte que mature, cela ne me crève entre les doigts. c’est depuis ce temps, longtemps déjà, que je préfère au doute de l’a.m.o.u.r (je ne saurais le dire sans le disséquer) la sûreté de la cruauté. la cruauté est partout le long de nos doigts entre vos viscères sur notre langue quand nous te rions au nez un soir après t’avoir traité comme un dieu (et ce que tu ne comprends pas c’est que là aussi je te traite comme un dieu, en t’adorant cruellement en te délaissant encore plus cruellement), la cruauté quand je te traque et te frappe et prends le temps de te tuer en penchant la tête, la cruauté quand nous tirons avec une arme à feu ça nous détruit les tympans et ça vous perce le cœur c’est équitable dirons-nous et si ce nous doit être sans vous c’est très bien aussi, la cruauté quand je rampe tous les soirs à la niche n’importe quelle niche d’où je pourrai regarder n’importe quel maître n’importe quelle maîtresse par en-dessous du coin de l’œil avec la haine entre les dents.

LES OISEAUX, murmurant : nous avons faim ! nous avons faim ! (leur chant meurt peu à peu.)

BIAGIO, comme chagriné : ah mais tu as peur ! n’aies pas peur, pas tout de suite, pas si vite : tu me connais si peu, encore… (normalement.) n’aies pas peur : je sais être doux, doux comme un agneau, douce comme un oiseau. tu m’aimeras, tu sais, tu nous aimeras : un jour cela te passera, cela vous passe toujours, et là… là, il ne restera que le mépris, oui souvent, c’est le mépris qui reste, quand vous cessez de m’aimer, un matin, au matin plutôt. cela vous a laissé comme un goût de consommé dans la bouche, vous tirez la langue, faites la moue, me jetez une œillade mauvaise, mauvaise ! comme je les aime, ces œillades mauvaises, elle me font me mettre la laisse tout seul ; ou bien, quand vous n’avez pas le courage de me jeter cette œillade, ou quand je mords là où je devrais caresser, cela m’arrive parfois, ou plutôt quand à force de vous caresser je finis par mordre (car à partir d’un certain degré d’intimité, la tendresse doit devenir méchante ou bien vous ne la percevez plus, et si vous ne la percevez plus c’est retour à la case mépris), alors c’est à ce moment où il vous faut prendre peur, quand je mords au lieu de caresser, et qu’au lieu de me chasser dès la première fois, (il s’agite.) qu’au lieu de lui mettre la laisse, à cette impertinente ! vous la laissez faire, vous me laissez faire, pétrifié, curieux de comment je vous tuerai, car cela, je finis toujours par le faire. (un temps.) c’est là qu’il vous faut avoir peur.

LES OISEAUX, plus fort : peur ! peur ! peur ! (la litanie continue, incessante.)

BIAGIO, le ton pressé et la voix plus forte, comme s’il devait parler par-dessus la Nuée : je dis toujours car c’est une promesse, n’en doutez pas, (il désigne la Nuée derrière le drap.) car c’est pour cela qu’on les a faits, pour TUER TOUJOURS, mais ils ont FAILLI et je suis né de cette erreur, de cette errance : je suis né de l’abandon par le père, je suis né du meurtre par le héros ! (toujours le bras tendu vers le drap.) de tout cela est né moi, de l’échec et de la guerre et de la virilité, de la Nuée (Les Oiseaux crient plus fort encore, ça n’est plus un mot, seulement des cris inintelligibles) est né moi ! un homme est né de la Nuée, un homme imparfait, comment aurait-il pu être parfait quand on ne lui a pas donné le droit d’être homme, quand on a refusé qu’il le soit car l’Homme, Hercule, était déjà passé par là ?! alors, comme je n’avais pas le droit d’être homme, je le suis devenu. j’ai renoncé à la bête, aux bêtes : j’ai appris à me battre comme un homme, avec les mots, avec les balles, de loin ; à gagner, parfois. je veux me faire homme pour me faire guerrier, ou l’inverse, guerrier pour manier une arme et ne plus l’être, car voilà ce qu’est la Nuée, c’est une ARME et jamais un GUERRIER, et les ARMES NE GAGNENT PAS !!!

(Les Oiseaux, qui n’étaient pas des ombres chinoises, percent le drap, le font tomber, envahissent la salle et se jettent sur Biagio, qui disparaît au milieu de la Nuée.)