Le café est presque vide. C’est un de ces cafés de Manhattan où les plus riches font semblant de se sentir comme chez eux, où les chaises sont dépareillées et où des tapis éclectiques donnent l’impression artificielle d’être à la maison : ils servent des cafés au lait trop chers dans des tasses en céramiques faites à la main, petites poteries immondes et prétentieuses qui permettent aux clients de donner l’illusion de s’absoudre par ce geste du consumérisme absurde et frénétique des new-yorkais. Depuis ma table, je peux regarder se peindre la petite fresque insupportable des gens d’ici—dans l’après-midi, le café sera rempli, et il y aura trop de bruit pour que j’y reste : ça sera tout un mélange de conversations futiles, toujours les mêmes, menées par ces gens sans intérêt qui n’ont rien de mieux à faire que de performer leur indolence. Je ne suis pas comme eux.
À cette heure, c’est encore silencieux, un de ces silences de cathédrale où l’on entend résonner les touches de mon clavier, au rythme effréné battu par mon talon qui tape sur le parquet éreinté : je crois que je suis en colère, ou alors, que je suis énervé, contre le monde ou contre moi-même, je ne sais pas. Je n’ai pas envie de voir Ethan, que je déteste et que j’adore à la fois, parce qu’il a ce pathétisme de victime que je trouve très distrayant. Je n’ai pas envie de le voir parce que je vais devoir avouer une faute, implorer, lui demander de m’absoudre ; il devra minimiser mon échec, me dire que ce n’est rien, tout un rituel que je connais et qui compose une humiliation que je n’accepterai pas.

Il passe la porte du café avec le même air absent et désincarné que je lui ai connu plus jeune, et je le reconnais enfin pour ce qu’il est. Je l’attends. Il a gardé les traits juvéniles et lourds d’une innocence étouffante qu’il portait déjà au camp comme l’emblème de sa mollesse torturée d’enfant du sommeil, et je me souviens, oui, je me souviens des mots élevés dans l’air du jour pour profaner son ataraxie. Ethan, petit figurant de mon passé, n’est pas à sa place dans cette ville qui est à moi, et cette incohérence me réjouit. Quand il s’assoit en face de moi, j’ai ce sourire en demi-lune de ceux qui ne sont jamais coupables de rien, et je vois mon reflet déformé dans le verre convexe de ses lunettes : je déteste cette vision.
Je ne veux pas avouer mon échec ou ma faute, qui n’en est pas une car je ne faute jamais. J’appuie alors sur le point de fuite de son malaise pour ne rien lui céder. C’est qui, ta pote ?

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Je trouve son bonjour insolent, comme un sous-entendu passif de mon impolitesse, et je me rappelle alors pourquoi je trouve Ethan désagréable : il y a, dans l’ingénuité absolue de ses yeux noirs, quelque chose qui m’agace—quelque chose qui me semble artificiel et, par conséquent, mauvais. Entre moi et Ethan l’écran de mon ordinateur portable fait barrage, et trace la limite claire, géométrique, évidente de mon monde et du sien, dont je refuse de faire partie : il existe un plan de la réalité qui lui est propre, parallèle au mien, une existence en deux dimensions planes et régulières qui ne rencontre mon existence en aucun point. J’ai dérogé à cette règle quand il m’a contacté mais, en le retrouvant ici, je réalise qu’il n’a pas changé, et qu’il a toujours cet air ahuri et vil qu’ont les enfants du sommeil.
Il n’a pas lavé, pas encore, l’identité onirique et dérangeante qu’il avait déjà revêtu dans notre adolescence, alors, je ne peux pas l’absoudre. Tu mens.
Ce qu’il décrit de Sherry – Sherry McCoil, anglaise, 25 ans – à la table de ce café est d’une réalité palpable qui me déstabilise parce qu’elle donne corps à mon échec. Ethan me donne les détails précis et millimétrés d’une vie qui existerait au large des espaces numériques et dont je serais incapable de trouver la trace, et c’est une chose que je refuse d’admettre. Sur mon écran, j’ouvre les dossiers d’alter ego aux noms assimilables dont j’ai déterré les vies entières au fond du Texas, de l’Écosse ou du Maine, et de ces cents visages, aucun n’est celui du spectre dont Ethan me peint le portrait. Sa nonchalance m’énerve, et je hausse la voix ; c’est un aveu de faiblesse dont je n’ai pas honte. T’es un menteur, comme tu mentais déjà au camp ! Tu veux me faire perdre mon temps, c’est ça ? Tu penses que j’ai que ça à faire ?
Je peux voir, dans le reflet de ses lunettes, mes sourcils froncés, mes lèvres pincées, mes épaules levées, tous les signes physiques d’une lutte biblique entre ma colère et moi, et je déteste cette image que je découvre et dont les contours ne me ressemblent pas. Je m’adosse à nouveau dans ma chaise pour feindre la désinvolture : je la sais faussée par mon emportement, mais surjoue l’indifférence avec la supériorité évidente de ceux qui n’ont jamais tort. Ok, ok, en fait, non, c’est pas ce que je voulais dire ; on va commander un café, toi et moi, et on va parler. D’un geste, j’appelle à nous un serveur et commande pour moi et pour Ethan un même café latte, comme pour imposer, avec la flexibilité d’une couleuvre, mes décisions sur lui. C’est une victoire que je peux m’octroyer. Elle est pas sur les réseaux sociaux, ta pote Sherry ?

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