Si proche de New York, un monde différent. Des buildings d'écorce et de sève ; des nuages de verdure. Le bruissement des feuilles et les appels des oiseaux pour toute pollution sonore. Les poumons saturés d'air. Themisto n'était pas parti si loin depuis si longtemps. Il n'en avait pas vraiment le droit. Se mettre en danger, c'était irresponsable, c'était causer des ennuis.

Il n'était pas en danger. Sophia était là.

L'automne était frais, plus encore dans la forêt qui montait sur le plus doux des flancs de montagne. Si proche de la ville qu'on pouvait encore la voir, lorsque les arbres se dégageaient, et pourtant le sentiment de liberté que cette escapade lui procurait témoignait de combien randonner lui avait manquer. Il partait souvent, plus jeune, avec son père. Il était moins parti, après avoir goûté au confort de Nausikaa. Le revoilà.

Themisto se tourna vers Sophia, dont il continuait de s'étonner de la présence. Son invitation n'était qu'une bouteille à la mer, une qu'il s'était persuadé qu'elle refuserait car les monstres ne prospéraient dans la jungle que lorsqu'elle était urbaine, lui semblait-il, et Sophia était de ces femmes élégantes qu'on rencontraient dans des salons et des restaurants huppés. Pas dans les feuilles mortes et les parfums enivrants des bois. Et pourtant.

"Pas trop fatiguée ?"

Ils avaient déjà bien marché. La randonnée était courte. Il n'avait pas prévu de camper avec elle. Juste de se promener et rentrer avant que la nuit ne tombe complètement. Son appareil photo pendait à son cou. Il y avait une exposition bientôt à laquelle il aimerait bien participer. Il n'avait plus eu cette envie depuis longtemps.

"Tu ne m'as pas encore dit si les photos t'ont plu, au fait. Celles qu'on a prises au studio."

La discussion était si banale ; et cela lui faisait du bien.

Elle revenait toujours à la charge, fière à la façon d'un enfant d'avoir trouvé un moyen efficace de gentiment enquiquiner quelqu'un qui cachait mal son ressenti face à la plaisanterie. Répondre à la taquinerie par la taquinerie ne ferait qu'alimenter le feu dessous. Themisto profita d'avoir un réglage à effectuer sur son appareil pour lui répondre sans lui faire face.

"C'est sans doute pas le genre d'information qu'on partage pas d'habitude, mais pour tout te dire, je n'ai jamais pris de photo intime de personne. L'idée me met mal à l'aise. Je ne l'explique pas. Et j'imagine que ça fait de moi un mec plutôt timide."

Timide mais audacieux, et lorsqu'il se retourna, ce fut pour la prendre en photo sans la prévenir, les arbres rougis en guise de couronne derrière son portrait.

"Alors je laisse ça aux autres. Moi, j'aime bien photographier les moments de vie. Si j'étais un peu plus passionné et si j'avais un peur moins peur du vaste monde, j'aurais pu devenir reporter ou quelque chose comme ça."

Il baissa l'objectif, avisa la petite pente qui s'annonçait. Il n'y avait aucun autre randonneur à l'horizon. Peut-être faisait-il déjà trop froid pour la plupart d'entre eux. Peut-être craignaient-ils les monstres qui rôdaient dans les bois. Ceux des contes. Ceux qui n'existaient pas pour de vrai.

"Et toi ?" lança-t-il par-dessus son épaule. "Je ne t'ai jamais demandé ce que tu fais, à part passer plein de serments contraignants avec moi."

Étant donnée la facilité avec laquelle elle se libérait pour le voir, il n'aurait pas été étonné d'apprendre qu'elle passait ses journées perchée sur une terrasse, un cocktail à la main, à pondérer les avantages qu'il y avait à tirer à côtoyer toute autre créature vivante.

Son rire, son enjouement, c'était aussi pétillant et revigorant que les rires et la joie de n'importe quel demi-dieu. Il ignorait la part de spontanéité et la part de calcul derrière ses réactions mais il préférait croire qu'il parvenait à la surprendre, ne serait-ce qu'un peu ; à chasser sa lassitude, ne serait-ce qu'un peu.

Puis sa propre joie se fragmenta, tomba de son visage comme les feuilles tombaient des arbres, ses déclarations violentes comme la brise qui secouait les branches. Il regretta aussitôt sa question car bienheureux les ignorants ; comme lui avant, avant de connaître les monstres, avant de réaliser les limites de son univers.

Son regard s'assombrit, son pas soudain plus lourd, plus bruyant.

"De l'hypnose. C'est vrai que vous avez des pouvoirs vous aussi."

De l'hypnose. En était-il victime ? Victime d'un envoûtement, le plus placide des enfants de Niké mangeait dans la main de la bête affamée. Ne serait-ce pas là la logique des choses, parfait inverse de cette étrange relation qu'il pensait cultiver ? La doute immiscé, il ne pouvait le chasser. Il avança argument après argument — elle n'aurait pas prêté tous ces serments avec moi, elle m'aurait déjà dévoré, elle m'aurait livré aux siens, elle ne me laisserait pas réaliser que je suis sous son emprise — mais chacun de ces coups de fusil manque sa cible. Les doutes cavalaient de plus belle. Parce qu'au fond, tout n'était que jeu pour elle, alors pourquoi ne pas le pimenter en révélant l'une de ses règles les plus subtiles ?

Themisto rassembla les miettes de son courage, chercha le regard de Sophia.

"Est-ce que tu t'en sers sur moi ? Est-ce que je dois revoir tous nos échanges sous un jour nouveau ?"

La déception était perceptible dans sa voix, sa méfiance renouvelée. Avait-elle vraiment juré sur le Styx, ou le lui avait-elle fait croire ?

S'était-il condamné, à s'isoler loin des siens avec elle, comme une souris séduite par un piège au parfum appétissant ?

Elle attendait de lui qu'il la croit avec seulement des mots. Elle avait tellement confiance en elle, de son emprise sur lui, de son affection pour elle, pour juste affirmer haut et fort qu'elle ne se jouait pas de lui et chasser le sujet d'un revers de manche. Themisto ignora l'animal, attrapa son poignet pour la forcer à lui faire face.

"Prouve-le moi, Sophia. Les mots, ça ne suffit pas toujours."

Elle le croyait conquis, complètement acquis à sa cause. Il était vrai qu'il avait baissé sa garde, qu'il avait passé un marché de plus avec elle, qu'il avait cessé de nier apprécier sa compagnie. Pour autant il n'oubliait pas - pas encore - dans les pas de qui il marchait. Elle portait sa chair comme un déguisement de toute beauté pour cacher la créature en dessous.

"Utilise ton pouvoir sur moi, que je perçoive la différence. Que je sois sûr que tu ne l'as pas déjà utilisé avant."

Il écarta légèrement les bras en guise d'invitation, conscient du risque qu'il prenait. Elle pouvait profiter de cette occasion pour le subjuguer vraiment cette fois-ci, vexée que sa sincérité soit ainsi mise à l'épreuve. Ainsi soit-il. Il ne pouvait vivre dans le doute ; jouer leur petit jeu jusqu'au bout avec le sentiment que l'un d'eux trichait.

"Je t'attends."

Il lui avait déjà vendu son corps, l'autre jour au studio, dans un marché morbide qui lui avait valu les reproches de son frère. Il lui vendait maintenant son âme.

L’humiliation lui était un sentiment peu connu. Plus depuis longtemps. L’adolescence remontait à un moment maintenant, et il avait oublié déjà le plus grinçant de cette période. Les baisers ratés, les défis perdus, les mensonges révélés. Les disputes puériles pour des choses sans importance, les coups bas dont il avait fallu rire pour ne pas perdre la face.
L’alcool parfois aussi l’avait rendu un peu bête. Il l’avait rendu très bête, le soir de sa rencontre avec Sophia ; mais il ne s’était pas donné en spectacle. Pas comme ça.

Il était prévenu, maintenant. Il imprima dans sa mémoire la sensation de ce serpent vicieux qui se faufilait au plus profond de ses pensées pour les supplanter et le forcer à se courber à sa volonté. Il n’avait pas la capacité d’y résister, à ce serpent, mais il pouvait le reconnaître au moins.

“Tu es fourbe. Et tu t’en amuses beaucoup trop,” protesta-t-il. “Tu me le paieras.”

Faiblement, parce que le statu quo était toujours le même ; il n’avait l’âme d’un guerrier, la force brute de la blesser, et il n’avait emporté aucune arme aujourd’hui. Elle était son arme. Qu’on l’attaque donc, et qu’il voit si Sophia tenait à lui moitié autant que ce qu’elle prétendait lorsqu’elle voulait le pousser dans ses retranchements.

“C’est quoi, tes autres pouvoirs ? Que je sache ce que tu as en réserve.”

La question était prononcée avec beaucoup moins de méfiance. Il n’était pas sous son influence et elle ne pouvait lui nuire. L’équilibre était retrouvé.

Il l’était d’autant plus qu’usant de son propre don de malchance, il la força à trébucher sur presque rien, alors qu’ils reprenaient la route.
Il avait promis de lui faire payer.

Petit, souvent, Themisto grimpait aux arbres, se hissait en haut de tous les murets à portée. Prendre de la hauteur, c’était comme un instinct chez les gamins turbulents, peut-être parce que brûlait l’espoir qu’à observer le monde sous cet angle, en saisir les mystères deviendra plus aisé. Puis il avait cessé. Il ne se souvenait pas pourquoi, pas quand, ni même d’être sujet au vertige et pourtant lorsque ses pieds quittèrent le sol, il s’agrippa par instinct à Sophia qui pourtant le tenait déjà. La peur s’envola sitôt la branche sous lui, le contact de l’écorce familier, même si le souvenir était distant.

Elle était jolie, la vue, de là-haut. Sans doute l’était-elle encore davantage de l’Olympe, mais Themisto n’était pas de ces demi-dieux qui gagneraient ce privilège. Il n’en rêvait même pas. Sa propre gloire, aujourd’hui encore, ne l’intéressait que très peu. Il doutait toutefois que Sophia accepte de l’entendre, elle qui le complimentait sans cesse comme pour gonfler son égo et ses ambitions.

“Sympa,” admit-il. “Pas le genre de pouvoir que j’aurai attendu de la maîtresse des énigmes. Est-ce que c’est parce que tu es magicienne ? Parce que ta vraie forme a des ailes ? Aucune image de toi ne se ressemble. Presque aucune.”

Il se rappela l’exposition qu’ils avaient visité, ces portraits symboliques.

“Qu’est-ce que tu préfères d’ailleurs ? L’apparence sous laquelle tu es née ou celle que tu empruntes ?”

Près d’eux, des oiseaux, intrigués peut-être par les gros volatiles avec lesquels ils partageaient soudain leurs arbres. Themisto captura leur surprise.

Si lui était curieux, elle, elle aimait se livrer. Elle parlait beaucoup, tout le temps, dès qu’il fouillait un peu, rien qu’un peu, sous sa façade de grande dame du monde. Elle était celle qui, à travers son métier, écoutait les autres raconter leur vie et leurs ressentis, et pourtant Themisto trouvait parfois ses discours proches de ceux qu’un patient qui s’explique à son psychiatre.

“Quand on regarde, t’es quand même née avec des cartes plutôt pas mal. Immortelle, puissante, capable de voler, sage. Tu peux façonner ton visage, t’inventer des tas de vies. Et parmi tout ce que tu pourrais entreprendre avec toutes ces cartes, tu es là perchée dans un arbre avec moi à méditer sur qui tu es.”

De plus en plus souvent, Themisto se demandait si d’autres monstres lui ressemblaient. Si d’autres prenaient plaisir à vivre des vies très humaines dans des villes très humaines,  à nouer des relations incongrues avec des individus aux vies fragiles et insignifiantes. Y avait-il plus de monstres en vie que ceux qui ont mené l’attaque le jour du concert ? Des monstres dont on entendait jamais parler car ils disparaissaient parmi les hommes, tuaient leurs victimes trop discrètement pour qu’on en parle sur l’île ?

“Maintenant que j’y pense, c’est bizarre que seuls les monstres renaissent à l’infini. Si les vrais, grands héros se réincarnaient sans cesse aussi, les forces seraient plus équilibrées. Tes copains y réfléchiraient à deux fois avant de venir nous nuire.”

Mais ni l’Olympe ni les Enfers n’avaient prévu ce genre de justice. Alors ne restait qu’à prier ou se battre. Ou nouer les bonnes alliances. Themisto descendit par lui-même de l’arbre, leva la tête pour croiser le regard de Sophia.

“Si on veut arriver au bout du chemin avant la nuit, il faut qu’on avance.”

Elle était légère, pour une bête légendaire qui avait terrorisé des villes. légère comme une femme, comme ces filles que Themisto avait déjà portées auparavant. Avait-elle les os creux d'un oiseau ? Fallait-il cela pour que ses ailes la portent ? Il la déposa au sol, s'interrogea un instant de l'avoir rattrapée sans même y réfléchir. Elle n'était pas le genre de personne à se blesser dans une chute. Pas le genre de personne à avoir besoin qu'on l'aide.

"Je doute de rencontrer plus dangereux que toi, mais j'ai pas préparé de quoi camper. Je ne sais pas pour toi, mais je n'ai pas envie de chasser le dîner et de geler dehors. La saison n'est pas trop faite pour dormir à la belle étoile."

Une prochaine fois peut-être. Cet été. Cet été, lorsque la chaleur les poussera à fuir la ville, lorsque le ciel sera clair. Il lâcha un faible rire ; il envisageait déjà l'été avec elle. C'était loin, l'été.

Quelqu'un l'aura dévoré d'ici là.

"J'ai une question bête pour toi. "

Il haussa les épaules.

"Tu vengeras ma mort, si un de tes collègues fait de moi son repas ?"

Puis il reprit la route, comme si de rien n'était, comme si cette question complètement ridicule n'avait jamais été posée.

Il ne prend pas la peine de la corriger, de lui partager qu'il sait démarrer un feu et l'entretenir, dresser une tente et y vivre comme dans un château pour une semaine ou deux. Il craint que cela sonne un peu trop comme une invitation, et d'un coup, il n'est plus si sûr que cela vaille le coup, dévoiler sa vie à quelqu'un qui vivra mille fois la durée de la sienne. Il y a parfois dans le ton de ses réponses un petit quelque chose qui lui rappelle qu'elle n'est pas comme lui ; une mortelle avec quelques pouvoirs en plus.

"Ce n'est pas tout à fait ce que tu as juré," corrige-t-il sans un regard. "Tu as promis de ne pas me faire de mal et de ne pas faire de mal non plus à mes adelphes. Mais sens-toi libre de jurer que tu me protègeras de tous les monstres qui rôdent. Moi, je ne vais pas m'en plaindre."

Mais elle ne le fera pas. C'était hors de sa portée. Elle ne pouvait pas le suivre comme son ombre pour le protéger de tous les dangers ; elle ne pouvait pas davantage forcer ses comparses à jurer de ne pas le toucher. C'aurait été le désigner comme chasse gardée. Il n'aimait pas beaucoup l'idée d'être une volaille qu'on dorlotait jusqu'au jour de sa saignée.

Un soupir, pour chasser la résignation.

"Peu importe."

Ils voyaient la ville, d'ici, hauts qu'ils étaient, les arbres déjà bien nus, la vue dégagée.

"Si je survis jusqu'à l'été prochain, on campera."

S'il mourrait, elle le vengerait ; et se nourrirait de son cadavre. S'il mourrait, à son retour, il verrait pour lui demander une faveur ; pour lui demander de faire de lui un héros en lui livrant un de ses collègues pour se venger à son tour.
Pas qu'il l'imagine vraiment céder à cette requête, mais c'était rassurant d'avoir un plan.

"Mais on se reverra avant ça, je crois. Avant cet été."

Parce qu'il était curieux et qu'elle l'était aussi.
Curieux de ce que ça donnait, un monstre sans appétit et un demi-dieu sans gloire.