Il y a dans la maison beaucoup de photographies. Elles sont encadrées sur les murs, sur le manteau de cheminée, sur les étagères de la cuisine. Elles sont très professionnelles, de celles que l’on retrouve dans les expositions, de celles qui gagnent des prix ; elles ont gagné des prix.
On trouve parfois sa mère sur ces photos, un sujet récurrent d’une époque révolue. Maman est partie, on ne sait pas trop où, on ne sait pas trop pourquoi, et papa a trouvé une nouvelle maman juste pour lui, juste pour que tout aille bien. Cette maman l’aime, sans doute même plus que la première parce qu’il est le plus parfait des petits garçons. Il est vif, enthousiaste, il a un sourire à croquer. Il a une ribambelle d’amis, il est la coqueluche de l’école. Il a cette étrange manie de toujours savoir quel oiseau rejoindra en premier la branche qu’ils visent, de toujours supporter l’équipe de foot gagnante, là-bas sur le terrain du club voisin.

Themisto aimerait pouvoir rester à la maison avec maman. Il déteste l’école. Il déteste lire, écrire, il n’y arrive pas, il est fatigué. Maman lui assure que ce n’est pas grave, tous les jours, pour le rassurer. Qu’il apprendra. Avec du temps et de la patience et de la persévérance, on réussit toujours ce qu’on entreprend. Il est agité, c’est vrai, mais toute cette énergie est à célébrer en grandes pompes car c’est la preuve qu’il est bien portant, c’est qu’il a soif de vivre. Tout ira bien, mon fils, si tu y crois. Alors Themisto tape du pied mais reste assis, se concentre sur les lignes même s’il pense au dessin-animé de ce soir, donne toute sa confiance à sa mère. Les autres réussissent, pourquoi pas lui ? Maman a raison.
Seulement ses efforts ne mènent nulle part et la frustration grandit. Themisto jalouse ses amis, leur souhaite d’être moins bon pour se donner l’illusion d’être meilleur, et comme si une fée invisible se chargeait d’exaucer ses vœux, la classe est troublée. On oublie mystérieusement de répondre à une question sur le dernier contrôle, on trébuche à la course, on se casse le poignet et Themisto se réjouit d’enfin être à la hauteur. Quand on décide que tout est de sa faute, quand on assoit ses parents à un bureau et qu’on leur annonce que leur fils est un fauteur de trouble qui perturbe ses camarades, la joie s’estompe. Il ne comprend pas. Il n’a rien fait, rien du tout.
La sentence tombe : on va le changer d’école, c’est pour son bien. Elle n'est pas très loin mais il dormira là-bas mais maman lui écrira et viendra le chercher tous les week-ends et c’est certain, cette fois, il pourra briller. Papa et maman lui confient toutes les clefs pour réussir. Il ne tient qu’à lui de produire les efforts nécessaires, maintenant.

L’internat pourtant ne change rien. Les réprimandes et les punitions s’enchaînent, et Themisto est frustré. Il stagne et tourne en rond et en veut au monde entier. Il étouffe là-dedans, maudit autrui au hasard de ses pensées, de plus en plus, et se questionne, de plus en plus. Pourquoi ne peut-il pas être normal ? Pourquoi ces défaillances ? Il a toutes les clefs. Il veut exceller. Il a les capacités d’exceller. Pourquoi ces freins ?
Puis une femme un beau matin se présente, annonce connaître un lieu qui lui permettra de s’épanouir ; et de ne pas finir par payer les conséquences de ses petites colères impromptues, même si Themisto ignore le vrai sens de cette remarque. Il a déjà entendu ce discours et n’ose y croire, mais c’est dans la nature de Themisto que de croire. Cette femme lui ressemble un peu, lui rappelle cette vraie mère dont il a un souvenir lointain, alors il lui accorde sa confiance.
Themisto la suit, découvre sa nature, découvre un lieu où il respire. Il est tout à fait confus et tout à fait submergé mais il y a dans l’air comme une promesse d’enfin trouver sa place. On célèbre son arrivée, on lui parle de sa mère comme son père ne lui en a jamais parlé, et Themisto décide de laisser derrière lui toutes les idées noires et la colère.

Il n’a pas parfaitement conscience de tout ce que ces révélations impliquent, de quoi sera fait son futur mais il s’y jette à corps perdu. Il s’entraîne sans savoir de quoi sera fait demain, savoure ses premières victoires, se réjouit à nouveau des succès des autres. Il les encourage, vit leurs réussites comme s’il s’agissait des siennes. Il s’amuse, rit, parie sur les vainqueurs, remporte des drachmes qu’il dépense dans de petites récompenses pour lui-même. Il n’est pas le plus vif, il n’est pas le plus fort, il n’est pas le plus malin mais il a ses propres forces, des forces qu’il comprend mieux désormais. Il joue avec, crée parfois la discorde, collecte les merci comme seule monnaie d’échange. Tout va très bien. Il y a dans les mythes ces noms discrets qui faute d'accomplir de grands exploits, couronnent les héros de laurier. C’est lui. C’est parfait.

Themisto devient photographe. Moins par passion que par confort, parce que c’est quelque chose qu’il connaît bien et lui donne une bonne excuse d’être là où les gens se débattent et attendent un coup de pouce du destin. ll renoue avec ses parents, leur promet que tout va bien, qu’il va bien, se demande comment il pourrait les aider, ces gens qui ont, à leur façon, tenté de l’aider. Il décide, sans trop y croire, d’acheter un ticket à gratter, juste comme ça, juste pour rire, pour éventuellement poser un billet sur le bureau de son père le lendemain et proposer de se payer un bon restaurant à trois avec. Il gagne, rien d’extravagant, pose le billet, savoure le restaurant. Pour amuser sa famille, qui le trouve décidément bien chanceux, il participe au loto, tire les bons numéros.

Themisto est terrifié.
Themisto est terrifié parce que sa chance a toujours été modérée, parce que ce sont les autres qui héritent de sa chance, parce que ça lui semble plus honnête comme ça.
Il court honorer sa mère, sa vraie mère, lui promet de ne plus jamais utiliser ses dons pour lui, que c’est mal, il sent que c’est mal. Il ignore comment il s’y est pris, il ignore comment ne plus s’y faire prendre mais il fera de son mieux.

Themisto ne veut marquer aucune mémoire. Être la main invisible derrière le laurier et jamais celui que l’on couronne.