l’immeuble est une maison de la médiocrité
dont les parfums salaces lui effacent le sien.

à son premier palier s’étend l’appartement : bordélique et bondé, où squattent plus qu’ils ne vivent une quinzaine de parias. des artistes, sans attache, panachés aux camés. de ces gens de passage à l’aspect d’égarés, tout le temps - tout le temps l’air étourdi, le regard vague, l’humeur trouble - ils semblent des zombies, et paradoxalement font un bruit collectif qui pourrait sans souci réveiller tous les morts.

Lazare y parvenait à trouver le sommeil, quand même ; du moins comme l’on peut somnoler quelque part tandis qu’ailleurs vos proches vous cherchent sans relâche, peut-être, parce que vous êtes un traître aux yeux d’une instance.

il créchait par ici depuis quasi-cinq mois, lâchement - c’est-à-dire, avec une certaine mollesse qui manquait de sérieux - et ne comptait plus tant les semaines écoulées. il se languissait presque, de la même façon qu’on s’embête en cellule en attendant qu’un garde accompagne au gibet, sinon que l’oubliette tombe en ruine d'elle-même. ça ne lui faisait rien que par ici soit glauque, avec ses colloques tristes, son peu de chic, sa lumière crasse. ça ne lui faisait rien car il était certain qu’aucun être sensé n’y jetterait un œil. par ici n’attirait ni les hommes ni les monstres - à partir du moment où ces hommes et ces monstres possédaient un semblant de dégoût pour l’honteux - et donc, par ici c’était là qui convenait le mieux. à Lazare, c’était comme un asile à l’horizon du bagne. son intermède injuste.

avant le dernier acte il se montre patient, alors, et pas assez farouche. il n’a pas la méfiance de s’effacer son nom, par exemple, lorsqu’il se fait livrer. il sait que c’est idiot, que c’est sûrement cela qui lèvera le voile sur son adresse exacte - dans le Queens à New York, la ville même où Lazare avait commis le crime - s’en moque léger au fond ;
que voudrais-tu qu’il fasse ? qu’il s’expatrie, mente ses papiers ? c’est trop d’effort tant qu’il a déjà la vie faste, dispensée des dieux comme il se la souhaitait ; elle peut cesser demain qu’il en serait égal puisqu’il est satisfait de flâner à présent, le sang plein de poison et la tête cotonneuse. il n’a même pas le soin de fermer après lui, tu vois : sa porte est grande ouverte, comme une entrée suprême au palais des misères. quand tu frappes le bois, c’est du tact inutile.

dos à toi tout d’abord, il se tourne - le mouvement entier d’une lenteur de lézard - s’écarquille son œillade dès qu’il te reconnaît. Leslie Mirzoyan- balbutié synchrone ;
forcément qu’il te sait ! se ressouvient de toi.

ce n’est pas seulement pour ça qu’il décolore pendant qu’il se redresse - rectifie sa posture - s’il paraît aussi blême tout de suite, Lazare, c’est qu’en prime d’être ici tu lui parles tranquille avec la même bouche qui chérissait son frère. ah ! d’emblée tu dis ne pas l’avoir mis au courant ; mais dans une heure ou deux ? un futur imminent ? est-ce qu’une fois reparti tu t’en iras le voir ? oh ne lui confie pas comme on se laisse aller, tu veux ? surtout pas à quel point l'on s'avère un goujat, terriblement sans-gêne, à traîner débraillé comme un type en vacances alors qu’on n’est en fait qu’un vagabond coupable.

... dix secondes ahuries tu lui coupes la voix ;

au suivant il inspire, c’est bien toi - je rêve pas. il l’a pensé tout haut en ricanant un peu - jaune - passe le pouce et l’index au-dessus ses paupières. c’est drôle que tu sois là... je fais un cauchemar ces temps-ci, en boucle, où Bellamy se pointe tout à coup - tout comme toi. parfois il vient tout seul… parfois tu viens avec. c’est pareillement drôle qu’il bavarde si calme - ou plutôt c’est risible, de la nervosité - d’ailleurs sa mine se gâte, comme navrée de nuages. il expire et cette fois son souffle est vacillant. tu vas lui dire ? qu’il est ici ? et ses manières jolies ! où est-ce qu’elles sont ? pardon- je t’accueille tellement, tellement mal ! sur ce qu’il se relève, file tirer les rideaux, j’aurais dû commencer par prendre de tes nouvelles. la grisaille du dehors éclabousse sa chambre et dès lors il se tient au milieu du jour, cerné de lueurs cendres ; il s’en détourne, te refait face. Leslie, oublie-moi tout ! mon expression sotte d’il y a un instant, mon indélicatesse et ma question stupide ; toute cette minute, oublie-la vite ! comment vas-tu ? (tu vas lui dire ?) oublie, j’ai dit.

peut-être n’aurait-il pas dû t’appeler si tôt, ou bien
peut-être aurait-il dû se feindre un amnésique ;

l’aurais-tu préféré les prunelles plus vides ? l’attitude moins vive, puisqu’il est après tout de ces morts une fois - et encore, même pas comme il faudrait, même pas louablement - pardonne-le de nouveau. c’est qu’il ne se doute pas de la croix que tu portes, toi aussi ; une croix mêmement lourde et monstre que la sienne. il pense, un peu naïf, que tu lui viens le cœur épaissi des amours ; que tu lui viens parce qu’il te blessait les tiennes, signées - il est conscient - au nom de Bellamy. à ses yeux d’inculte tu parais un Éros là pour venger Psyché, il suppose ; également un ami perdu de vue longtemps. quand bien même les mois sans t’adresser un mot - pire ! quand bien même ces mois sans répondre des actes - Lazare s’est isolé dans un lieu si païen qu'y croiser la moitié d’un dieu le bouleverse. d’autant plus la moitié d’un dieu qu’il estime.

c’est pour ça tu comprends : la mégarde, l’omission, les manies indolentes en ta présence ici lorsqu’il ouvre la vitre pour inviter l’air frais - comme si c’était cela qui manquait à la pièce - comme s’il était potable, ton compère et non pas un trop infréquentable (sous l’allure éthérée il éprouve pourtant comme un pique au poitrail lorsque tu ne sais pas - pour l’instant - si tu comptes le vendre) ah, tu hésites ? tu ne devrais pas tant.

il semble prendre la chose façon d’un compliment, n’est en rien vexé que tu l’insultes ensuite - et même, il renchérit, souligne son teint vilain d’une risette anémiée - je sais, j’ai mauvaise mine… à quoi tu t’attendais ? tandis que tu t’avances et que le silence plane lui le comble en causant, s’active en parallèle - il ramasse une fringue, deux, trois - déjà qu’auparavant mon mode de vie craignait ; mais en ce moment alors ! tu ne t’imagines pas. il allait déposer son fatras de vêtements quand tu lui dis écoute… et Lazare cesse tout, l’entrain comme les gestes ; demeure ainsi debout au-devant de son lit, sa dernière enjambée chahutant une bouteille qui trônait au pied parmi des tas de livres. le carillon du verre accompagne ta réplique.

et c’est ton œil, si ce n’est son absence qui le confond soudain. comment ça ? développe - l’image de son frère en vrai fils de leur père, développe plus nette - car c’est cela leur sort ! aux enfants dionysiaques : c’est la folie furieuse qui les attend toujours. mais donc là c’est son tour, à Bellamy ? parce que je l’ai planté ? ah, attends ! attends qu’il se corrige, travestisse le verbe qui sous-entend le meurtre ; parce que je l’ai planté dans le dos, veut-il dire, parce que je ne joue pas les bras-droits finalement - oh je sais, j’ai promis (et menti, et planté dans le dos quelqu’un d’autre que lui au sens propre du terme) mais Mirzoyan, tu m’y voyais ? tu le connais ! peut-être pas un truand - Lazare ignore au fond s'il y a des rumeurs, si le monde soupçonne qu’il avait le couteau - mais un oisif, un grand flâneur ; c’est ce qu’il est, tu le connais ! alors en homme de confiance, tu vois, je l’aurais trop déçu.

in fine il délaisse ce qu’il tenait au bras, lâche les habits froissés sur le dossier d’une chaise - l’œuvre lui donne l’excuse pour masquer son regard - ... s’il est fâché tu peux lui dire que je m’en veux. ce serait très peu dire mais sincère en tout cas.

il y a l’atmosphère de la rue qui louvoie, dans la piaule via l’ajour, et l’on pouvait quasiment discerner l’hiver esquisser des volutes en ozone épuré. c’était comme si l’ouvrir assainissait l’espace, lui saignait son fétide. la fragrance étouffante des ciguës en tout genre s’évapore peu à peu, de la même manière qu’une brume se dissipe - et plus les secondes passent et moins l’on sent l’opium, la came qui se fume et la dope injectable - et Lazare à mesure croit ressentir son crâne se clarifier du smog qui couvrait jusqu’à lors. il en regrette presque d’avoir fendu sa loge. c’était mieux au final quand elle puait l’hypnose.
enfin. c’est ça même qui protège de l’odorat des monstres, oui - non - j’ai pas eu de souci, qu’il t’informe distrait maintenant qu’on respire, tout le monde est mortel, ici, et il y a cette fille qui brûle une tonne d’encens… avec ça les addicts et les peintres à l’huile terminent de lui souiller son essence d’idole. s’il flaire quoi que ce soit, Lazare, c’est bien le patchouli et la débauche aux fleurs - le pavot notamment.

et si tu restes, et t’éternises, qui sait si en partant tu porteras l’onguent ? un instant il y songe et s’en fait de la bile, reprend son vœux de suite, c’est vrai, si tu transmets son dam à Bellamy c’est vrai : tu vas le contrarier, toi, et lui ne voudrait pas te mêler à l’offense, ne lui dis rien alors. quand même tu dis Lazare, encore, comme s’il y avait toujours des choses à redire concernant son baptême ; tu ne veux pas lui taire ? chaque fois que tu le nommes il a comme l’impression qu’on invoque une lame retournée dans la plaie - une très affreuse écharde, dont il serait plus sage de s’arracher l'épine - tu dis, c’est ceci la raison des lubies de son frère : Lazare comme la ronce qui rend dingue le lion, dans le mythe d’Androclès, elle cause chez Bellamy des envies fratricides.

silence.

l’aveu le mortifie tant qu’il est pétrifié, les traits fanés de rose. immédiatement lui montent des émois en pagaille, une espèce de peine, immense - pour toi surtout - aussi l’élan curieux de contenir un rire. moi ? c’est moi qu’il veut tuer, et c’est un peu comique, en tout cas d’après lui qui jauge délirant, parce que des gens scandaleux il n’y a que ça, là-bas, sur la divine des îles où son frère se voue, en martyr officiel ; Nausikaa dégouline de déités nuisibles et c’est moi qui lui fous une haine à ce point ? oh mais ça signifie que Bell a découvert, pour l’attentat raté - toi pareil il présume - et toi tu l’aimes, et tu es là, et tu confies ta peur comme le font les enfants qui prient qu’on leur assure un dragon vulnérable ; souhaiterais-tu qu’il te jure que tu trembles en vain ? à l’instar des adultes affirmant droit dans l’âme que le croque-mitaine n’hante pas les placards.

ce serait hypocrite. il en est incapable.

Lazare n’a que l’audace de retomber assis, à même la literie, aussitôt accoudé sur ses propres genoux et le visage au creux de ses mains inquiétées. il opprime ses tempes, paraît brider la fièvre. à la fois il te fixe sans plus sourire du tout, du coup il sait. et malgré que tu saches tout autant, tu l’épargnes ? pourquoi tu l’empêcherais ? tu sais qu’il n’a pas tort de vouloir m’étriper. transpercer un judas c’est un tour héroïque. ça le soulagerait… non ? tu ne penses pas, Leslie ? il te le demande franc car son cœur bat feutré des rythmes chaotiques ; tous trop indéchiffrables.

il paraît à Lazare en t’écoutant Leslie que tu mettais le doigt sur la vérité grave, quand tu dis : quand on s’aime, on souffre follement. tu viens quasi de dire que l’amour est un mal, une maladie féroce dont quelqu’un doit crever à sa toute fin, toujours. cette vision de l’amour lui trouble alors la sienne, d’un coup - une poignée de secondes il en a l’œil flou - et pire, dessous ses côtes, il sent comme une mer s’écraser à son cœur et lui brouiller le sang tellement qu’il s’y noie ;
à la suite il se laisse échouer sur son lit parce qu’il lui faut s’étendre pour t’entendre parler, encore, reprendre un peu son souffle sans cesser de les boire tes paroles - c’est promis. celles touchant à son frère, il les boit sagement. celles qui sont tes questions, il les boit elles aussi. quand bien même elles pleuvent, virent mauvaises amères ; il boit pourquoi ? il boit super, super, super ! jusqu’aux termes vulgaires il te boit tout ton speech et puis tu te fais taire, et lui frôle l’ivresse.

depuis Lazare a comme la nausée migraineuse. sa chambre est soudain calme, et ce calme l’écœure à résonner autant. ah, comment te faire l’écho ? Leslie tu veux comprendre - ne sois pas désolé, d’ailleurs, c’est lui qui l’est cent fois - et tu mérites d’apprendre, seulement ... je me rappelle même plus.

la moitié d’une minute s’est écoulée peut-être entre ta dernière réplique et la sienne, là, vaguement marmonnée. la réponse à ce que tu lui demandes - pourquoi - il ne la remet pas. enfin, si - j’ai toute ma tête, tu vois ? j’ai mes souvenirs, et dedans je sais ce que je fais, ce que je pense quand je le fais - mais ce que je ressens ? ce qui a déformé le pourquoi en parce que ? il réfléchit un temps, se pressent l’effort vide. ce n’est pas en son âme que cet aveux se cache, plutôt sous son plexus voire au sein de ses tripes, à quelque endroit comestible et mangé par Ange ;

son nom ravalé vite.

il ne peut pas l’appeler décemment devant toi. il ne peut pas t’admettre ce qu’il a fait pour lui, car c’était sale, tant que te raconter te salirait idem. à la place il ricasse puisqu’il peut te confier : j’étais si convaincu, Leslie, de faire un truc génial, tout en pressant ses paumes contre ses paupières closes, ça faisait sens de le faire ! je te jure - je te jure - sa voix decrescendo s’achève en un soupir, oh… quelque part un ange passe. Lazare finit enfin par revoir le plafond. il le toise, impassible ; après ça son regard tombe du ciel et te cherche ... t’étais là au concert ? on s’est même pas croisé. légèrement chagrin, les rumeurs de son crâne retournent au creux des draps. de toute façon les autres ont saccagé la fête - je dis les autres, à force je trouve qu’aucun terme ne leur va vraiment - je devrais dire les monstres ? peut-être... toi tu dis bien les monstres ? et son timbre est traînant, marque une pause morose avant qu’il ne reprenne, mais les monstres ou les dieux c’est du pareil au même… non ? qu’est-ce que tu es, Leslie ? moi je m’en fiche en fait, à mes yeux c’est pareil.
ces yeux ferment à demi comme fatigués des mythes. par exemple celui-ci : il paraît que les monstres ont fait le mal d’abord - alors ils sont les monstres et nous sommes les dieux et quand un monstre meurt de la main d’un dieu, ce n’est jamais un meurtre, tu vois - c’est la divine justice. c’est tout simplement beau. et quand un dieu meurt de la main d’un dieu… ? est-ce que tout devient laid ? ses prunelles se rouvrent pour aller vérifier s'il brillait dans les tiennes un éclat d’aversion. sincèrement en ce cas, c’est un meurtre, tu crois ? selon ce que tu crois je te prierai une chose ! une chose belle. tu verras.

mais c’est de sa faute, aussi : à parler du massacre il retourne les sols, en ressort les restes des proches décimés et d’emblée tous ces os donnent très faim à sa honte ; la honte de Lazare, comme une bête émaciée, elle finit par le mordre sauvagement à la gorge.

dès lors il respire mal, et peine à revoir clair.

surtout il sent ses mains poisser inexplicables, comme s’il s’était rouvert deux coupures dedans - celles taillées au canif, la nuit régicide - ruisselantes aux yeux, on dirait du plasma. ou alors il confond, et l’eau tiède qu’il touche ne suinte pas de ses paumes ; (sans même s’en rendre compte Lazare écrase des larmes) ; tu lui chiffres les pertes et je suis désolé - la voix toute chiffonnée - pardon Leslie vraiment de te les faire cracher, ces prénoms si macabres, pardon pour les six mois endeuillés à la suite ; il y a chez Lazare comme un bout réchappé, un lambeau de lui-même jamais mâché par Ange qui s’éveille en sursaut tant qu’il en est choqué ; pour le piètre chagrin, également, désolé

néanmoins tu remarques qu’il ne s’excuse pas ni pour l’amour des monstres ni pour ce qu’il a fait - l’innommable toujours - parce qu’il ne l’était point, désolé pour ces maux, parce qu’il se croyait juste, un homme judicieux d’avoir servi son ange quand bien même cet ange s’avérait un mauvais, quand bien même cet ange avait bâfré son cœur avant de disparaître ; et malgré toute l’absence, il l’a fait et l’assume ! il recommencerait, même, s’il le fallait demain ! et pourquoi ? mais parce que - oh Leslie sois gentil, plus clément avec eux - tu les dis monstrueux sauf que qu’est-ce que t’en sais ? sifflé presqu’offusqué tandis qu’il se relève, s’arrache entier du lit plein d'une révolte froide, est-ce que t’en connais, toi ? est-ce que tu les fréquentes ? le terme est important. tu vois ce n’est pas tout de les maudire au loin, à distance prudente - l’amour des monstres vient en les frôlant de près - tu sais qu’ils pleurent, parfois ? et qu’ils ont des remords ? tu le savais Leslie que les monstres aussi peuvent être désolés ? comme Lazare désormais, souriant assorti - désolant - t’en sais rien !

enfin, ce n’est pas grave. tu es là maintenant, et le thème c’est la mort : la mort de ceux qu’on peste, la moins pire des morts puisqu’elle est salutaire, qu’elle permet d’éviter celle des gens qu’on adore et tu ne veux pas d’elle ? ni des sanglots ensuite ? dans ce cas Lazare va sur-le-champ à l’évier, s’y saisit d’un objet - scintillant - qu’il t’apporte. tiens. l’offrande est un rasoir de barbier en argent dont il déploie la lame d’un geste gracieux ; après le cliquetis, il te le tend mieux. tu veux savoir pourquoi j’ai fait ce que j’ai fait ? alors tiens, prends-le. et puis fais ce qu’il faut. impassible il explique, pourquoi ? mais parce que, peut-être qu’en le faisant tu sauveras quelqu’un. quelqu’un qui pleurerait s’il faisait à ta place. quelqu’un comme Bellamy que ça tuerait sûrement ; c’est une raison valable, tu sais ; sans cesser de tenir le surin entre vous Lazare t’avoue, d’ailleurs, moi j’ai planté David pour qu’Ange ne pleure plus.

c’est quoi ? c’est toi qui vois, Leslie - c’est une chose tranchante mais ce peut être aussi quelque chose d’utile, quelque chose qui fait comme il vient de te dire et ce malgré l’effet ravageur des lames - c’est une arme seulement si ton cœur le souhaite ! selon comment tu tiens. si tu tiens en tes doigts cela devient un geste, et pour peu que le geste l’égorge tout à coup c’en est un prolifique, pratiquement une faveur (tu lui ferais honneur en lui faisant l’entaille, là, pile à sa carotide) ;

c’était à toi de voir

jusqu’à ce que tu refuses de voir justement - à quoi ressemble un crime lorsqu’il est par amour - c’était maintenant, Leslie, ou jamais et tu gâches ! en une fraction d’instant, et Lazare se fige. le rasoir envolé termine sous un meuble après avoir raclé terriblement le sol, dans un bruit glace-sang, ridicule à côté de celui de ta voix ; tu t’époumones alors, et soudain c'est cruel. ce qu’il t’a quémandé - ce qu’il incarne, donc - c’est cruel et pendable. surtout ce n’est pas toi. tu es sûr ? mais tu l’aimes, son frère, pas vrai ? et quand même tu t’écartes, t’apprêtes à t’en aller mais tu l’aimes ! la preuve ! tu as fait le chemin, franchi le seuil d’ici ; la preuve encore une fois quand tu te tournes presque, toises à nouveau Lazare, tu l’aimes et tu es là, et tu n’es pas comme ça d’accord, d’accord, les mains vides à présent il les porte à son front, les ramène vivement au sommet de son crâne - comme s’il pouvait peigner ses cheveux et ses songes, les deux en même temps - tu veux qu’il soit heureux ? et puis l’être avec lui, j’imagine. tu veux faire son bonheur joliment si possible mais tu sais comme il est, Bell ; tu l’aimes et c’est pour ça que t’es là - pas pour moi - oh- ça m’aurait fait plaisir mais je sais comment t’es ! c’est pour lui que t’es là, et d’accord, tu ne veux rien me faire - ça ne fait rien, Leslie, ça vaut peut-être mieux - sauf qu’aujourd’hui t’es là et qui sait si demain tu ne seras pas ailleurs ? pour Bellamy, encore - parce que c’est comme ça qu’il est, lui, c’est comme ça qu’il fonctionne - aujourd’hui c’est de ma faute s’il est tourmenté mais dès qu’il m’enterrera, il se fera des nœuds, encore, et encore ce sera de la faute à quelqu’un… il te l’a dit d’une traite et sans plus t’approcher. il te l’a dit parce que, au-delà le calvaire dont il est responsable, il lui semble crucial que tu saches les autres ; des calvaires du genre, tu vas en vivre mille ; tant que tu l’aimes, au fond, ça n’arrêtera pas. parce qu’il ne s’arrêtera jamais d’essayer, d’être une sorte de sauveur, un martyr - peu importe - ce qu’il s’efforce d’être. à force, ça le tuera.

ce n’est pas une menace. juste la vérité. la plus sombre à ses yeux et Lazare s’en accable d’autant qu’elle te concerne ;
visiblement peiné, pour toi, c’est tellement triste.

mis à part ici-bas, tu ne peux pleurer nulle part.

((TW// suicidal thoughts mentionnés sur la fin))

il n’use pourtant pas de sa maestria - le talent de sa race, louée des dionysies - tu sais : la folie qui s’inflige surnaturellement. dans ses mots d’à l’instant il n’y a aucun miasme, aucune bacille du genre ; Lazare n’a fait que dire des maximes sans charme et si celles-ci t’infectent ce n’est pas tant sa faute, c’est qu’elles te parlent au fond, te font sûrement l’écho à des maux intérieurs couvés dessous ta peau façon d’une peste noire.

tais-toi. et lui se tait. tais-toi. et puisqu’il s’est déjà fait taire Lazare te fixe, sage et mutique, de la même manière qu’un malade - conscient de l’être - reste calme et patient en face d’un comme lui. tu pensais vrai, Leslie, concernant sa fratrie : les enfants de son père ont des effets funestes sur tous ceux qui les frôlent, une aura de syndrome toujours contagieuse. pour cela que c’est triste - pour toi - tellement qu’il voulait te le confier, là, vite avant les adieux ;
c’est tristement ainsi - et crois-moi Leslie quand j’affirme connaître ce que c’est de subir un amour incurable - ainsi c’est tristement que je t’ai mis en garde. qu’à présent je t’admire. qu’au suivant ma sentence je t’épierai encore parce que je me suppose trop vilain pour la tombe - je ne la mérite pas ! et donc, ma stèle sera sans nom - par conséquent plutôt qu’accéder au Tartare mon âme s’obstinera vagabonde sur Terre, et je vous veillerai mon très cher frère et toi, tristement jusqu’en spectre.

saigne-le maintenant, va. sinon laisse la gloire à des mains aguerries - les tiennes vibrent, il voit bien - elles devraient l’achever, tu présumes et peut-être. malgré l’envie manquante.

tu te trompes en jugeant Lazare si désireux : sa mort ne l’aguiche pas. depuis qu’il l’a senti lui dévorer le ventre il la redoute, même, et rien qu’imaginer son squelette au grand jour pour la deuxième fois le révulse à l’extrême.

quoi qu’il en soit, peut-être - que tu ferais mieux - ce serait altruiste en plus d’être héroïque, miséricordieux ; dangereux en rien Lazare s’avance alors, vient se tenir debout à moins d’un pas de toi. d’où il est il saisit doucement ton poignet - sans colère ni rancune - il te guide, c’est tout. te montre à quel endroit ta lame rendra service. si tu le fais, Leslie, vise ici s’il te plaît, ici la ligne droite qu’il trace dessus sa gorge, du bout de son index, ou alors juste là, là le trait vertical dessiné sur les veines, dont le violet discret zèbre son avant-bras ; comme ça tu pourras dire que je l’ai fait moi-même, tu vois ? comme ça ce sera crédible quand tu décriras comment tu l'as trouvé, suicidé bravement. Lazare, lui, est un lâche tu comprends ? il s’en targue d’ailleurs en te souriant faible, admettant les yeux bas : s’il s’acharne en vie c’est parce que tout seul, j’y arrive pas.