Il est bientôt dix-sept heures, il vient de rentrer chez lui ; chez ses parents, bientôt plus vraiment chez lui. Il abandonne son manteau dans l'entrée, laisse traîner ses chaussures comme un adolescent qui attend encore qu'on range après lui alors qu'il n'y a personne d'autre que lui ici jusqu'à la fin de la semaine. Il se sert un verre d'eau, s'allonge sur le canapé, les joues encore froides d'avoir traîné dehors, le bout des doigts insensibilisé.

C'était une de ces journées où le moral est haut, où il lui était plus facile de décider que non, il n'avait pas peur, que non, il ne devait pas regretter d'être parti de l'île. Ce n'était ni pour ni à cause ni grâce à Sophia, se répétait-il, les mains posées sur le ventre, les yeux rivés sur le plafond. Elle n'était qu'un rouage. Une boîte à promesses. Il aurait préféré arracher des promesses aux ambassadeurs que tout irait bien, que le danger appartenait au passé, mais ce n'était pas si simple. C'était moins simple que de danser sur un fil avec Sophia.
C'était le monde à l'envers, et dans l'envers il découvrait que son monde s'étiolait, avec ou sans lui en son sein pour tenter de colmater les fissures.
Il n'oubliait pas ce que lui a dit Rhys.
Seulement, il n'oubliait pas non plus ce que lui a dit Sophia.

Il sortit son téléphone de sa poche. Il ne lui avait plus écrit depuis longtemps. Rhys lui avait donné matière à penser, et ces pensées s'emmêlaient encore, mais sa réflexion n'irait pas plus là tout seul. Il devait la voir, l'immortelle qui jouait avec lui mais pas que ; qui jouait avec plus d'un demi-dieu.

Le message était bref, une invitation floue. Son adresse, qu'elle connaissait déjà, avec pour rappel qu'ils devaient se revoir avant l'été.

Elle était toujours parfaitement apprêtée, élégante dans ses gestes. Elle lui rappelait souvent ces grandes dames dans les photos en noirs et blancs et dans les films d'époque, celles qui fumaient à un bar, un sourire énigmatique sur les lèvres et qui envoûtaient le photographe. Il l'imaginait aisément dans une longue robe étroite, des perles au cou, des gants longs sur les bras.

"Ce sera bientôt plus chez moi," annonça-t-il sobrement. "Je viens de signer pour un appart. J'emménage seul bientôt."

Et il ne lui communiquait pas tout de suite l'adresse.

Il la laissa entrer, s'installer. Il sortit un verre, plusieurs boissons pour qu'elle choisisse, lui laissa de l'espace et tout le canapé rien que pour elle. Il s'appuya sur un meuble sous une fenêtre, celui sur lequel il avait étalé de nouvelles photos, des plus récentes, le temps de les trier elle aussi, de décider lesquelles revêtaient la moindre valeur.

"J'ai besoin d'un nouveau serment. J'ai besoin d'être sûr que tu me mens jamais, même par omission. Tu peux prendre un doigt en échange, je devrais pouvoir m'en passer. Tu peux négocier autre chose du moment que ça m'handicape pas à vie."

Il leva une main pour la lui désigner, haussa les épaules.

"Ensuite, oui, on pourra parler. Mais je ne veux pas parler temps que je suis pas cent pourcent certain que tu ne te joues pas de moi."

Son ton n'était pas hostile ; à peine froid. Protocolaire, presque, comme lorsqu'il discutait avec un client des conditions dans lesquelles ils allaient travailler.

Elle était toujours tellement conciliante. Tellement sûre d'elle. C'était presque agaçant, tant de panache. Themisto se voulait comme elle, tête haute, épaules dressées, le parfait petit héros qu'elle l'imaginait être parfois pour le taquiner.

"Je connais quelqu'un qui te connaît, visiblement. Qui m'a un peu parlé de toi. Il y a plus d'un demi-dieu avec qui tu t'amuses donc j'ai de bonnes raisons de me demander dans quelle mesure on développe vraiment quelque chose toi et moi. Et dans quelle mesure je me fais des idées tout seul."

Il sonnait jaloux. Terriblement jaloux. Il n'aimait pas la formulation de ses phrases, elles le faisaient passer pour une victime. L'était-il ? Pas franchement. Si elle lui riait au nez en avouant qu'elle demandait à tous les garçons un peu mignons qu'elle croisait de lui faire ressentir quelque chose de nouveau, il n'aurait que perdu du temps. Rien de plus. Elle était toujours assermentée, incapable de le blesser, lui ou ses adelphes, et c'était le plus important.

C'était vexant malgré tout.

"Sophia. Je m'en fiche d'être spécial. Je m'en fiche de gagner notre petit pari. C'est accessoire. Ce dont je me fiche pas, c'est que je t'ai quand même accordé de la confiance parce que j'ai cru qu'à travers toi je pouvais suivre le bon conseil d'un ami et me rendre utile."

Il s'assit sur la table basse, face à elle. Ne pas avoir l'air suppliant. Juste sincère.

"Je voulais grâce à toi pouvoir protéger les gens que j'aime, même si ça veut dire me tenir loin d'eux. Est-ce que ça fait de moi le roi des grands naïfs ?"

Elle ne pouvait pas lui mentir aujourd'hui. Alors, le voyait-elle ainsi ? Stupide et malléable ?

Elle parlait beaucoup. Et dans ces mots, aucun mensonge. C'était difficile à admettre. C'était une marée à accueillir sans qu'elle le submerge, et l'instinct voulait qu'il se détourne d'elle et mime n'avoir rien entendu de son long discours. Sans répondre, il se répéta mentalement les mots-clefs ; des expériences, sa protection, la famille, la mort.

Il souffla.

"Des expériences. C'est triste de voir comme des expériences des gens que tu pourrais voir comment des amis. Comme des frères. Des fils. Peu importe ce que tu cherches et ce qu'ils peuvent t'apporter. Sophia, c'est quoi la différence entre Rhys et ton Seren et moi ? Qu'est-ce que j'ai fait de plus, de différent ?" Il haussa les épaules. "C'est parce que je t'offre tout de moi à la première occasion venue, pour peu que ça m'apaise un peu le cœur ?"

Elle représentait le pouvoir, la sécurité, l'immortalité ; tout ce dont ni lui ni les siens bénéficiaient. Elle était l'ennemi, l'interdit, et pourtant la clef vers un avenir dans lequel il s'extirpait de son rôle de proie. Une autre perspective. L'envers d'un monde qui tremblait à chaque pas.

"Sophia." Il tendit les mains, pris celles de Sophia dans les siennes. "Ma famille, j'ai tiré un trait dessus. Je ne peux protéger mes adelphes qu'en étant proche de toi, et étant proche de toi, je ne peux plus retourner à Nausikaa. Quelqu'un finira par comprendre. Quelqu'un me fera parler. Rhys m'a bien fait comprendre que j'étais un abruti, de faire ce genre de choix, mais voilà, on en est là. J'en suis là. Alors il fallait que je te demande la vérité. Si je suis un jouet, je préfère encore le savoir. Et puisque j'en suis pas un, j'ai besoin de comprendre pourquoi. Parce que je te l'ai déjà dit, je me sens pas spécial. Pas plus que Rhys. Pas plus qu'un enfant d'Apollon qui doit savoir bien chanter à en faire pleurer les dieux ; et les Sphinx."

Il baissa le front, abattu, le plaqua contre toutes leurs mains jointes. Il était fatigué, de devoir se méfier d'elle.
Elle qui, vraiment, n'était pas comme les autres monstres.

Certaines déclarations sonnaient comme la toute première des déclarations. C'était d'un coup comme s'il n'avait rien appris des précédentes ; comme si on ne lui avait jamais dit qu'on l'aimait. Il n'avait pas l'air très fin, là, bouche bée, à ne pas assez ciller puis à trop ciller. Tout cela faisait bien peu de sens, frôlait l'absurde, le genre d'absurde dont on reprenait pourtant volontiers un bout.

"Alors j'ai remporté notre petit pari," dit-il enfin. "Sans utiliser mon pouvoir, sans trop en faire, sans rien faire du tout si on est honnêtes, à part toujours revenir vers toi tout en sachant que c'était, aux yeux de n'importe quoi, la mauvaise décision. Et à part tout le temps te questionner sur tout parce qu'avec toi j'ai tout le temps plein de questions."

Il n'arrivait pas vraiment à y croire, qu'elle l'aime. Il n'était qu'un grain de sable dans le paysage de sa vie, une créature juste née à l'échelle de ses années à elle, et ils ne se connaissaient que depuis quelques mois, et si chacune de leur rencontre était demeurée gravée dans son esprit, il considérait Sophia comme quelqu'un qu'il fallait séduire le temps d'une vie pour qu'enfin elle découvre ses sentiments au crépuscule venu de celle-ci. Il n'y avait pas cru, à ce pari. Ce n'était qu'une tentative désespérée de se trouver un but, et de se donner une raison concrète de la revoir.
Une raison qu'il aurait pu justifier facilement, qui permettait de dire je la manipule pour obtenir des informations et des faveurs, on joue un jeu dangereux mais c'est pour notre bien à tous. Comme s'il avait jamais réussi à manipuler qui que ce soit.

"Sophia. C'est étrange que tu aimes les hommes comme moi." Comme ce garçon dont elle lui avait parlé. "Les gens simples. Quand on te regarde, on t'imagine vibrer devant un génie sinon personne, devant quelqu'un qui défie tes connaissances tous les jours sinon rien, devant quelqu'un qui réclame tes énigmes plutôt que de les craindre."

Des énigmes, elle ne lui en posait jamais. S'était-elle lassée ? Avait-elle laissé derrière elle, quelque part dans le couloir du temps, ce bout de sa nature aussi, aux côtés de son appétit et de sa cruauté ?
Il était étrange, ce Sphinx. De plus en plus loin de l'image dépeinte à la colonie.

"Sophia, moi j'ai une énigme pour toi. Tu es sûre que tu n'as jamais aimé avant, mais que tu as préféré l'ignorer ou l'oublier ?"

Parce que pour aimer si vite, si simplement, il fallait déjà être familier du sentiment. Il fallait déjà savoir comment s'y prendre.

Lorsqu'elle rappelait sa nature, quelque chose à l'intérieur de lui s'écartelait à chaque fois car il lui paraissait bien injuste qu'une personne comme elle soit née telle chose, faite comme ça, toute en crocs et en griffes et en plumes. Eut-elle eu d'autres parents que les siens, de ces parents qui ont leur nom sur un bungalow à la colonie, sa réponse aurait été plus franche, moins confuse. Viens, on sort ensemble, et peut-être que cela aurait marché entre eux et peut-être pas, mais l'expérience n'aurait comporté aucun risque alors c'aurait été simple comme ça. Ce n'était pas simple comme ça.

"Ce que je ressens pour toi..." Il tenait toujours ses mains, depuis tout à l'heure que toute sa colère retombait, faisait mine de n'avoir jamais existé. "De la peur au début. De la peur moins maintenant, certains jours quand même comme aujourd'hui lorsque tu es arrivée et qu'il fallait que je sois sûr de tes intentions. De l'incompréhension, souvent, parce qu'être si transparente et si secrète à la fois ? C'est vrai, ça me dépasse."

Et il se rappelait Rhys qui se moquait de lui, à espérer une relation sans petit mensonge, sans cachotterie, et pourtant les voilà, tous les deux, à étaler la vérité dans l'espace vide entre eux sans prétention, sans grande pompe, sans que cela ne coûte vraiment tant.

"De la fascination aussi je crois. Je suis le genre bon garçon bien éduqué, tu l'as vu, et qu'un monstre toque à ma porte est une chose mais que je toque à la sienne c'en est une autre et pourtant j'ai pas pu m'en empêcher. Même aujourd'hui j'ai pas pu m'en empêcher."

Et là ils toquaient de cœur à cœur et ce cœur il ne pouvait l'ouvrir grand comme on laisse les fenêtres ouvertes si largement en été, mais il ne pouvait nier son entrebâillement.

Themisto la fixa ; l'embrassa doucement, brièvement, assurément pourtant.

"Je ne sais pas ce que je fais. Confiance, je crois."

Ce qu'il savait faire de mieux.

Dans quoi je m'engouffre ? La question tournait en boucle, sans réponse. On n'avait pas idée de se faire le compagnon du Sphinx. On n'avait pas idée de sympathiser avec l'ennemi. On n'avait pas idée de plonger à pieds joints dans le genre de futur qui promettait des tensions et de l'angoisse et son lot conséquent de blâmes. Des mensonges, toujours des mensonges, il n'aurait plus le choix.

"Je ne sais pas. On peut essayer de l'être. Je suis pas très casse-pieds, comme mec, mais je reste ce que je suis. Un deml-dieu. Je peux pas te promettre que ça n'auras pas de conséquence. Qu'on ne va pas comprendre un jour avec qui je traîne et qu'on ne va pas s'en servir pour te traquer. Qu'on ne va pas essayer de me faire parler. On a juré pas mal de choses, toi et moi, et si ça nous protège, ça peut aussi nous faire du mal. Je crois que c'est important de garder tout ça en tête."

Et c'était sans compter les mouvements éventuels des autres monstres. Themisto ne pouvait prétendre saisir les nuances de leurs relations, leurs objectifs concrets, les moyens qu'ils étaient prêts à déployer pour parvenir à leurs fins.

Il se leva chercher de l'eau car il avait la bouche sèche d'avoir tant parlé, d'avoir eu tant d'appréhension. Il resta debout dans le salon pour le boire, regarda à travers la fenêtre. New York. Avait-il seulement envie d'y rester ?

"Je veux aussi être clair sur une chose. M'attacher à toi ne veut pas dire m'attacher aux autres monstres. Mon objectif reste de protéger mes adelphes. Et pour ça, il faudra que le Lotus tombe un jour ou l'autre. Je compte y participer comme je peux."

Et pour l'heure, Sophia appartenait toujours au Lotus. Par nature, leurs souhaits différaient. Il fallait qu'elle en ait bien conscience.