C’est un jour calme comme il y en a rarement aux forges. C’est presque suspect : comme si Daphnis était condamné à attendre que quelque chose se passe. Assis à sa table de travail, le forgeron gribouille sur son journal avec application. Du bout de son crayon à papier, il dessine un visage, couche sur la page quelques pensées qui tournent dans sa tête, et réalise le premier croquis d’une future création. Daphnis est ailleurs, et la chaleur pesante du lieu lui donne sommeil.

Il pique presque du nez lorsqu’une exclamation le sort de sa torpeur. Daphnis relève la tête. C’est Sasha : son voisin, et peut-être même son ami. le forgeron aime le penser, quand bien même il n’est pas très raisonnable de décider de ça tout seul. Il lui offre un sourire.

« Bonjour Sasha. »

Presque aussitôt, il remarque la lance que le jeune homme tient dans sa main. Son œuvre : il s’en souvient. Comme un père, il n’oublie aucune de ses créations. Il pourrait les reconnaître au milieu d’une centaine d’autres.

« Je me porte bien, je crois. »

Daphnis le laisse poser la lance sur la table et continuer sur sa lancée. Ses mots ne sont pas sans rappeler un flot de vagues ininterrompu mais décousu. Il l’écoute attentivement, observant passivement cette main qui le décoiffe, son regard qui cherche à l'éviter, et ses lèvres qu’il pince. Oh… Le fils d’Héphaïstos n’est pas le plus socialement dégourdi, mais même lui peut deviner qu’on lui cache quelque chose.

« Je comprends. »

La voix est douce. Sasha n’a rien à craindre du forgeron.

« Je le ferai. Seulement… »

Daphnis se lève. Les pieds de sa chaise raclent à peine le sol. Délicatement, comme si elle était fragile, il rapproche de lui l’arme du brun.

« Dis-moi. Je te sens le cœur lourd, aujourd’hui. Ta demande… En est-elle la cause ou la conséquence ? »

Comme un écho, Sasha répète la question qu’il vient de lui poser. Patient, Daphnis hoche la tête. Au rythme des secondes qui s’écoulent, le forgeron balance son poids d’une jambe a l’autre. Quelques mots lui échappent en guise de réponse un peu maladroite. Et son silence semble difficile à supporter pour le brun, parce qu’il ne s’arrête finalement pas à une réponse toute faite. Mais peut-être qu’il aurait mieux valu… Car ses explications font courir un désagréable frisson le long de la colonne vertébrale du forgeron.

« Oh… »

Daphnis n’élabore pas plus. Pas encore. Il pose un regard presque triste sur son ami : ce n’est pas de la pitié, mais un mélange sincère de compassion et d’inquiétude. Du bout des doigts, le forgeron frôle le bronze céleste de la lance, comme si elle avait quelque chose à lui murmurer. De nouveau, Daphnis acquiesce vivement. Il marmonne.

« C’est très inquiétant… Ils sont tout bonnement effroyables, ces monstres… »

Le forgeron ne le sait que trop bien. Il n’a pas besoin d’imaginer le carnage qu’ils laissent derrière eux, car il l’a vu de ses propres yeux. Il n’a pas besoin de fermer les paupières pour que les souvenirs effroyables s’accrochent à sa rétine comme les images d’un film qui n’en est pas un. D’un mouvement irréfléchi de la main, un genre de réflexe, Daphnis chasse les vieux démons. Il se force à se concentrer.

« Réfléchissons. Réfléchissons ensemble… »

Sasha veut du discret. Sasha veut de l’accessible. Daphnis le fixe, assez intensément pour que ça en devienne presque perturbant. On pourrait presque voir ses méninges s’agiter.

« Un stylo factice ? Un coupe papier ? Non ! Enfin… Plus personne n’utilise de coupe papier, pas vrai ? »

Daphnis utilise un coupe papier.

« Avec sa forme, on pourrait en faire un… un bijou ? »

Ça sonne bien, un bijou. Et pour un enchantement de la sorte, pas besoin de faire appel à ses adelphes.

Sasha semble apprécier l’idée. Son exclamation arrache à Daphnis un sursaut et un sourire timide mais plutôt satisfait. Pendant un instant, l’esprit vagabond inspiré par la remarque du brun, le forgeron tente d’imaginer ce qu’on pourrait bien faire d’un minuscule piano. Daphnis s’accroche à cette idée, il la range dans un coin de sa tête pour plus tard : pour un automate. Secouant vaguement ses boucles blondes pour se concentrer sur la conversation, il s’empare de son carnet pour le feuilleté rapidement.

Lui-même amateur de bijoux, Daphnis n’en est pas à son coup d’essai. Sur les pages noircies par les traits de crayon, on peut voir quelques croquis qui ne sont pas sans rappeler ce que le forgeron porte lorsqu’il ne travaille pas.

« Oh, c’est tout un procédé… Et c’est très important de bien faire les choses dans l’ordre ! »

Acquiesçant à ses propres paroles, Daphnis présente une page de son carnet à Sasha. À bout de bras, il fait bien attention de ne pas le lâcher. C’est que sur ces quelques pages, Daphnis couche aussi la majeure partie de ses pensées. C’est très privé : intime.

« C’est bien heureux, car ton arme, nous l’avons déjà. Pour ta boucle d’oreille, il va nous falloir en créer une esquisse aussi détaillée que possible… »

Le processus créatif se doit d’être long. Daphnis s’évertue à viser la perfection ; moins que ça, ce serait parfaitement navrant.

« Et puis on se rendra au temple de mon… Au temple d’Héphaïstos, pour procéder à l’enchantement. On ne peut pas venir les mains vides, Sasha. Il nous faudra ramener une bricole en guise d’offrande ! »

C’est que le mot « père » lui aurait presque échappé. Son quasi-lapsus l’embarrassant, Daphnis s’empresse de détourner l’attention de l’autre.

« Oh mais, je ne sais pas si mes gribouillis t’inspirent. J’ai cru comprendre que mes goûts sont un peu datés. Ne devrions-nous pas réfléchir à quelque chose qui te correspond un peu plus ? »

C’était sûr et certain que son embarrassant fourchement de langue n’allait pas échapper à Sasha. Le problème de ce parent divin, dans le fond, c’est qu’il lui ressemble. Daphnis a idéalisé son fantôme, l’a détesté, puis l'a accepté tel qu'il est. C’est compliqué. Même si le forgeron s’accroche à ses automates comme à la seule preuve tangible d’un lien entre lui et son géniteur, l’évidence est là. Ce parent, il n’en sait que peu de choses. Alors Daphnis est bien incapable de répondre à la question de Sasha. Qu’est-ce qu’il aime, Héphaïstos ? Le blond hausse les épaules et marmonne.

« Des bricoles. On trouvera bien quelque chose dans tout mon… Mon bazar. »

En réalité, Daphnis a pris l’habitude de lui offrir quelques-unes de ses créations. Par le passé, ça a toujours suffi.

Le sourire de Sasha fait chaud au cœur. Daphnis apprécie son effort de ne pas critiquer ses goûts en matière de bijoux. D’un geste un peu gauche de la main, il encourage l’enfant d’Hestia à se saisir d’un de ses crayons. C’est bien la première fois que quelqu’un d’autre que lui-même dessine dans le petit carnet du forgeron. La proposition de Sasha est effectivement plus simple, mais ce n’est pas pour autant qu’elle demande de moins s’appliquer. Daphnis y accordera la même attention qu’à ses autres créations. Il acquiesce vigoureusement aux explications de l’autre, les rangeant dans un coin de sa tête.

« C’est… Moderne. Oui, c’est le mot : c’est très moderne ! »

Daphnis hésite un peu sur ses mots. Il ne veut pas vexer Sasha, surtout après qu’il ait pris des pincettes avec lui. C’est qu’il ne connaît pas grand-chose au moderne… Le forgeron se penche un peu pour observer de plus près le croquis. Dans sa tête, les rouages s’articulent déjà.

« Idéalement, si on souhaite un déploiement aussi efficace que possible, cette petite barre de métal devrait mesurer une fraction de la longueur de la lance. J’ai gardé ses mesures quelque part… »

Du bout d’un doigt, Daphnis désigne la partie qui devrait abriter le mécanisme permettant de libérer l’arme.

« Cette partie est plus délicate. Elle relève presque plus d’un travail d’horloger… M-mais ne t’inquiète pas, c’est tout à fait faisable ! Ça demandera simplement un peu plus de temps… »

L’air sérieux et appliqué, Daphnis relève son regard pour le poser sur Sasha.

« Combien de temps avons-nous ? Oh, bien sûr, je ne vais pas traîner plus que de raison, mais… Tu me connais, n’est-ce pas ? Le jour où je laisserais une création qui ne frôle pas moins que la perfection quitter mon atelier n’est pas près d’arriver. »

Et c'est généralement pour cette raison qu'on s'adresse à lui.

Le forgeron acquiesce. Quand bien même rien ne sert de courir, Daphnis se pressera du mieux qu’il peut. Peut-être que cette semaine, il ne rendra pas sa traditionnelle visite aux automates du cimetière, mais passera quelques heures de plus à forger. Ce n’est pas grave : ça ne le dérange pas de le faire, si c’est pour Sasha. Du bout des doigts, il tripote nerveusement l’une des manches de sa chemise.

« Oh, mais ne t’inquiète pas ! Je sais que tu es quelqu’un de très occupé, Sasha ! Tu peux retourner à tes affaires de… d’ambassadeur.»

Daphnis ne sait finalement pas grand-chose du travail d’un ambassadeur, parce qu’il ne s’est jamais préoccupé de ce genre de choses. Tout ce que ca lui inspire, c’est beaucoup de blablas et de problèmes. Ils décident de choses fort importantes. Le forgeron n’aime pas qu’on lève la voix et qu’on s’énerve : alors il se tient bien éloigné de la politique et ne l’effleure pas même du bout du doigt.

Elle est douce l’hypocrisie de Daphnis, celle qui pense qu’ignorer les problèmes les fera simplement disparaître comme s’ils n’avaient jamais existé. Les grandes discussions l’angoissent, lui qui vit à Nomos District et fait ses courses au marché tel un citoyen respectable et bien sous tous rapport. Car s’il y a bien une façon unanime de définir Daphnis, c’est celle-là : respectable et bien sous tous rapport.

« Et moi… Eh bien, moi, je m’occuperai du reste et je m’y appliquerai de la plus assidue des manières ! »

Puis, dans un souci de précision, Daphnis ajoute :

« Lorsque tout sera prêt, je t’enverrai un message sur ton téléphone cellulaire. »

Peut-être même qu’il ajoutera une de ces icônes rigolotes, s'il y pense.