son corps est chez sa mère, replié sur lui-même dans le lit parental. il a sa propre chambre mais il est rare qu'Hannah l'y laisse passer la nuit, quand il lui rend visite - elle s'invente des prétextes plus ou moins cohérents, des arguments sans queue ni tête (les draps ne sont pas secs, ou bien ils le sont trop, il y fera trop froid si ce n'est pas trop chaud, elle craint les cauchemars comme une toute petite fille - comme si elle ignorait que l'on veille son sommeil). Elinor d'habitude s'exécute sans broncher et s'endort auprès d'elle sans faire tant de manières - il pourrait aisément s'assoupir n'importe où, partager l'oreiller d'un parfait inconnu, car sitôt sa conscience assommée de narcoses, il n'est plus qu'une coquille - l'enveloppe de chair tiède qui l'attache malgré lui à son plan d'existence, l'enferme entre des murs où l'on sent le sang battre.

un - deux
trois - quatre
les berceuses d'Elinor ont un rythme cardiaque
leur cadence léthargique.
cinq -
six...

il faut imaginer un vaste labyrinthe construit à la va-vite, reproduit de mémoire, le souvenir d'un plan - cent mille couloirs brumeux qui éludent le regard, se confondent aussitôt que l'on a fait un choix. on peut y deviner des formes en transparence, familières mais absurdes, comme un cadavre exquis - le phénomène en fait est une anamorphose, et les yeux d'Elinor se font deux miroirs courbes, qui rassemblent et décryptent ces perspectives secrètes, obfusquent l'explétif, tirent quelque chose de vrai.

son corps est chez sa mère -
mais lui est à ta porte, sans trop savoir pourquoi.
(il lui est plus facile d'isoler de la masse les rêves quasi-divins, la substance onirique infiniment plus nette - tes lumières comme un phare, et lui navire-fantôme)
il cille au ralenti, s'entend troubler l'espace : le plancher du couloir a gémi sous son poids, un, deux, trois pas vers toi. il hésite mollement une fois sur ton pallier, curieux sans se presser, à peine moins indolent qu'il ne l'est au réveil. il ne t'a pas cherché ; pourrait tout aussi bien hanter le rêve d'un autre, troubler l'ordre des choses, jouer les poltergeists. il hésite un instant -
trop longtemps
tu es là.

l'accueilles sourcils froncés, comme une mauvaise surprise (une erreur quelque part, une fièvre des matrices - Elinor fait fausse note mais il ne rougit pas, désharmonise tranquille). il te toise sans broncher, sa main encore levée (il n'allait pas frapper mais entrer sans t'attendre), et pour te baptiser, fait l'effort surhumain de fouiller sa mémoire.

Lazare. il se rappelle de toi. invoque en transparence ton image pré-pubère (autant de petits spectres, de reflets déformés - sur ton seuil il est toi, rajeuni, incomplet - le souvenir vacille, il est moins-que-parfait). tout était ouvert. ton immeuble, ta psyché. d'un geste il fait silence (grésillement des ondes - à l'écran tout se fige). vraiment tout... sa voix résonne longtemps, comme dans un hall de gare (pourtant, regarde bien : son visage impassible, sa bouche encore fermée). tu fais pas très attention, je pense. il s'obtempère et entre sans se faire supplier - occupe l'espace sans crainte et sans cérémonie. jette un regard critique au décor fantasmé - assène son jugement d'un ton presque indulgent, l'inflexion arrogante qu'il n'aurait qu'en pensées. ... tu voudrais pas quelque chose de mieux ?

de ta vie, de tes nuits,
pour lui, c'est la même chose.

il est assez facile d’emprunter ton visage
car ta vie toute entière n’est faite que de reflets.
Lazare, regarde-toi ! grimé de souvenirs, lointains, inattentifs - il faudrait affermir les contours de l’image, repasser sur les traits, l’ébauche embryonnaire. s’il t’avait mieux aimé il tirerait de toi un portrait plus flatteur, mais l’effort le révulse et n’est pas nécessaire : une fois nos paupières closes on ne discerne que ce que l’on veut bien voir. il t’a fait les yeux bleus et le nez un peu long, s’est gardé de piquer tes deux joues d’éphélides (il te voit page vierge, n’éclabousse pas les encres, n’arrondit pas les angles quand il joue les miroirs).
c’est qu’il n’a en mémoire que des reliefs grossiers et sans délicatesse, l’opinion quasi-nulle d’une très vague connaissance, qu’on a subi de loin sans vraiment rencontrer.
Elinor se dérobe : se fait l’id et l’ego, te permet l’entre-soi.

il embrasse du regard tes fantasmes sordides (la lumière d’un jaune sale, sans chaleur, émétique - l’impression d’un sourire en pastel rouge et gras, sa morsure sur le verre : à qui la bouche ? pour qui la faim ? il cille et à ta gorge, imagine des canines). écoute la vie dehors, calcule l’éphéméride : Lazare, quelle heure est-il ? (puisque les enfants jouent il doit faire jour déjà, mais puisque l’on entend grincer les matelas, il est minuit chez toi) Lazare, quel temps fait-il ? (il fait soleil radieux et il fait grand orage, il fait doux comme en mai mais quand même, tu tressailles : de froid ? d’horreur ? de ce dégoût d'autrui que tant s’aimer suscite ?)

Lazare, tu as des typhons dans la voix - si tu habites ailleurs, qu’est-ce que tu fais là ? pourquoi rêver si pâle ? s’il imite ton accent, c’est sans réelle malice. tout seul ? il t’aurait supposé des sommeils enfiévrés, Gatsby le magnifique jusqu’à vos aubes ternes ; c’est pour toi. moi, je m’en fiche... de tout, de toi surtout.
il te suit posément - laisse un vide où il marche, un trou de pellicule (à ta porte un vortex, un chapitre arraché - il ne prend pas la peine de colmater les fuites : c’est ton monde et tant pis si les cieux sont percés). un temps il te contemple - se décide à rester ; grand tout à coup bras en croix, incidemment christique comme ça ? avec lui toute la pièce a triplé de volume - il n’ignore que le verre que tu n’as pas lâché.

quelque part il frémit.
je pourrais te décrire son profil en détails : la pâleur de ses joues, déjà creuses pour son âge, le dessin de ses lèvres, détendues, entrouvertes - son souffle lent et tiède sur la taie d’oreiller, où s’est crispée sa main (jusqu’au moindre relief de ses ongles rongés, le vert d’eau de ses veines là où sous l’épiderme on sent le sang pulser). il ne bougera pas jusqu’au tout petit jour, quand un rai de soleil viendra barrer son front de lignes merveilleuses, chaque matin un miracle : Elinor est une ombre que nulle lumière n’éclipse. une aberration cosmique.

il lui manque à l’éveil ces petites cruautés, ces jeux métaphysiques - au royaume des solides il n’est qu’un misérable, un être maladroit, mal formé, incongru ; c’est qu’il est fait d’images et d’idées sibyllines, que l’on ne peut saisir qu’au fond de ces cavernes qu’aiment tant les philosophes. là, tout lui est permis ; rendu à sa matrice - l’univers cérébral des songes et des phantasmes - il se sent enfin vrai - paradoxalement, il ne l’est jamais tant sur le plan du concret.
ainsi, comprends, Lazare ! quand il dérobe tes traits, te parle avec ta voix : c’est là qu’il est sincère.
(sans rougir il pourrait te confesser ses vices, t’avouer à l’oreille des secrets d’enfant triste, trop seul pour avoir su à qui les partager)

tu connais tes comptines, tes serments juvéniles
lui debout devant toi, bras en croix - de fer ou bien de bois
promis, c’est sans mentir.

comme ça, ça ne va pas ? comme ça, ça ne va plus ? tu as des vipères sous la langue, elles t’ont empoisonné la prose - à l’âge qu’il pantomime, il a goûté parfois à tes moeurs serpentines ; tu serines tes rancoeurs jusqu’à marquer l’ego comme de petits crochets. c’est trop ? n’aimes-tu pas ces grands halls où l’on fait les cent pas, tes souvenirs médiocres devenus salle de bal ? ne veux-tu pas danser ? moi, je trouvais ça bien… un battement de cil - ton reflet tressautant (un instant il n’affiche, en guise de visage, qu’une surface lisse et blanche ; ton portrait effacé, gommé sans états d’âme - enfin, ce n’est pas grave, ce n’était qu’un brouillon). je sais pas trop, Lazare… on ne demande pas aux squales pourquoi ils mordent. je crois que je saurai ce que je cherche quand je l’aurai trouvé. il presse tout à coup ses deux paumes à ses joues - les y laisse, une seconde - ne les fait retomber qu’une fois qu’il se ressemble. hausse un brin les épaules. toi, tu veux quoi ?

pardonne-lui, veux-tu ? ces incursions jungiennes, ses visites impromptues - s’il est envahissant c’est qu’il est par nature une espèce invasive (tu sais bien qu’Elinor et que tous ses adelphes ont été enfantés par des biais inconscients, leur père un dieu peut-être, mais surtout un incube : cette bête aux dents longues dont on sent les talons nous griffer la poitrine, aux heures blanches de la nuit, yeux ouverts mais le corps malgré lui endormi ; sa mère s’est éveillée non pas la peur au ventre, mais portant en son sein un amour parasite). pardonne-lui, Lazare, ces appétits de lierre, cette compulsion secrète de se nourrir de l’autre : sens-tu qu’il s’enracine ? peux-tu lui reprocher de tant vouloir survivre ? Elinor ne sait pas absorber la lumière ; s’abreuver autrement qu’aux sources claires et pures à l’intérieur de soi, ces fontaines de jouvence qui chez lui ont tari ; s’il perce tes poumons ce n’est que pour presser ses lèvres sur la plaie, spolier ton oxygène.
il ne s’inquiète pas de subir tes colères (pas le calme olympien que louent tant les proverbes mais ces rages fulgurantes, ces décharges électriques qui font noircir le coeur : chante, déesse, chante la fureur d’Achilles ! le courroux mortifère des héros de légende).
ici si tes poings fusent il ne saignera pas.

sans trembler il t’écoute, ne te fait pas la grâce de singer l’embarras (il n’a ni peur ni honte, à l’abri de ses draps, trop loin pour concevoir que dans vos mondes de chair il est moins fort que toi). il ne bouge pas d’un cil - observe ton visage se tordre d’horreur sourde, l’aversion laide et nue - c’est toi craché tout net. c’est une épiphanie de la pire des espèces.

Elinor ?! quand même, un tremblement - infinitésimal.
le baptême désarçonne - trouble le protoplasme (essentiellement, Lazare : n’oublie pas que les noms ont toujours du pouvoir ; presque une conjuration). et quel est son problème ? veux-tu faire l’anamnèse ? lister tous les symptomes de sa déreliction, verbaliser ses maux jusqu’à te faire comprendre, entendre, sympathiser un peu ? faire germer entre vous un brin de compassion, qui venu le printemps fleurirait rose et tendre, joli comme ces bouquets que s’offrent les amants.

tu lui tournes le dos, lui refuse l’aube de ton regard (tes humeurs mauves, Lazare). lui n’est pas bon public, car il n’a pas le goût des garçons de théâtre :  aucun sens du tragique.
quand l’émotion lui vient - le saisit à la gorge - c’est une dissonance.

il est monstre de verre et il vole en éclats
de rire

Elinor s’est fendu d’une hilarité brute, impudique et sincère, un carillon limpide qui l’a plié en deux - gonfle jusqu’aux hauts plafonds de ton appartement, triplement distendu, s’éparpille en échos qui s’exaltent en volume, mon problème ?! il peine à respirer - il a des hirondelles qui s’agitent sous les côtes, battent furieusement de l’aile, lui montent les larmes aux yeux, oh, l’as-tu déjà seulement vu oser un sourire ? ce que tu es drôle !

ce dernier mot l’achève
le décor tangue, un temps, comme le pont d’un navire
et soudain vire au noir - silence de pierre tombale,
il frémit quelque part,
se réveille cette fois.