13h45. L'heure du rendez-vous est étrangement choisie, car elle ne dépend pas uniquement de lui.

Assis confortablement, une tasse de thé noire pour compagnie, il observe, à une table éloignée de la fenêtre, les portes de la bibliothèque qui trônent parfaitement en face. Il est 13h33 à sa montre quand elle franchit les portes pour s'offrir en spectacle, rien que pour lui. Il sirote une timide gorgée, encre dans sa mémoire la démarche gracile et si envoûtante de la jolie Mielikki sur le trottoir d'en face, puis d'un soupir, il se reprend. Le rêve se termine ainsi et il doit faire bonne face, accepter qu'une page se tourne pour apprécier le prochain chapitre qu'il saura écrire, un jour, bientôt, avec l'élégante écriture de cette demoiselle qu'il convoite.

Mais aujourd'hui, outre cette aparté pour sa muse, son temps devait se dédier à Rani, dont l'allure un peu terne le satisfait tout autant. Il se lève donc et apporte au comptoir sa tasse pour débarrasser la preuve de sa venue, puis s'installe tout naturellement à une autre table, faisant dos à la fenêtre de ses intérêts, afin d'attendre patiemment les quelques dernières minutes qui le séparait de sa nouvelle obsession.

Ponctuelle, et même avec un soupçon d'avance, la voilà qui entre dans la pièce et le regard de Benedict semble s'illuminer sans pour autant qu'il n'exprime la moindre émotion forte. Une sorte de contentement presque trop tendre, au sourire millimétré. Comme une pudeur à oser montrer son impatience, quand elle rend si séduisant la plupart des hommes… Lui se pensait laid. Dévisagé par le bonheur qui ne lui allait plus depuis bien des années. Il se lève pour accueillir son ami, embrasse une fois sa joue avec ses lèvres pour lui témoigner tout l'intérêt du monde. Il reprend ensuite sa place, observe son amie avec appétit.

« Tu as une petite mine. Je me trompe ? »

Un regard qui détaille chaque aspect, chaque ride, chaque muscle tendu. La moindre petite expression qui viendrait trahir Rani, Benedict la traque comme un loup. Et pour l'inciter à délivrer ses peines, qu'elle en invente pour lui donner raison ou qu'elle les avoue sans honte, il ose tout.

Du bout de ses doigts il vient effleurer les siens, d'une main tendre, dès qu'elle s'avance pour saisir le menu qu'il avait précieusement gardé de son côté.

« On n'est pas obligé d'en parler. C'est toi qui décide. »

Mais il croit choisir pour elle.

un peu, selon ses dires, mais benedict est attentif à chaque traits de fatigue qui viennent tenir le visage de sa si tendre amie ; et voilà un détail qui, malgré lui, le peine. d’autant plus quand il doit l’entendre lui dire qu’il est gentil.

le serveur pour les interrompre, benedict précise simplement qu’il prendra le même thé, juste pour prolonger leur proximité si persistante, de l’air qu’ils respirent aux boissons qu’ils consomment. pourtant leur timide étreinte prend fin, sachant sournoisement quand lui offrir le contact et quand faire en sorte qu’elle le réclame. il range donc ses mains sous la table, puis-ce qu’il doit se contenter d’écouter.

« ne baisse pas les bras, rani. »

il la sait faible aux mots, pourtant bien plus forte que les armes.

un maigre sourire, de ceux qui se veulent à la foi preuve de réconfort et tendresse étalée ; car seule rani a besoin de sa douceur quand le reste du monde sait se contenter de son stoïcisme, tant il lui importe peu.

« tu sais ce que tu vaux… »

et les mains ressortent, pour venir saisir les siennes, alors qu’il se penche sur la table, rendant presque comme intime cette discussion.

« prouve leur que tu n’as pas peur de cette mort. que le verre se brise peut-être une fois mais qu’il est tranchant par ses éclats. provoque, rani. tu as le charisme, la prestance… »

il tapote le dos de l’une de ses mains, laisse ensuite les siennes traîner contre la table.

« … il ne te manque plus que l’audace. je serai là, dans le pire des cas. »

qu’elle ne coule pas une nouvelle fois, sans qu’il ne puisse observer sa noyade.

le moindre effleurement qu’offrent ses doigts à la table, benedict l’observe, comme pour mieux la comprendre. à chaque mouvement, même infime, il croit comprendre — veut comprendre. quand bien même, quelques fois, il n’y a rien à comprendre. les visions ne viennent pas, les réponses restent pendues à des questions qui n’ont pas encore montré le bout de leur nez. benedict est un peu à la recherche de ce qu’il ne sait pas, quand rani lui ouvre enfin les craintes de son cœur.

qu’a-t-elle, ce bout de femme, pour suiciter l’intérêt ?

il observe la concernée, impliqué dans son sérieux. pas un sourcil ne s’arque, pas une lèvre ne bouge ; même son souffle est contrôlé pour ne pas trahir cette ébauche de rire qu’il contient dans sa gorge sèche. son regard alors se perd sur les lieux ; il cherche ses mots.

« qu’est-ce que… »

inspire l’homme, comme chargé d’une responsabilité qui pourrait en effrayer plus d’un. la vérité angoisse ceux qui parlent autant que ceux qui écoutent.

« je ne suis pas là pour les qualités que j’ai cité, ce serait ridicule. enfin. je t’apprécie, pour tout ça. mais j’aime tout simplement ta compagnie, rani. tu es agréable. j’aime t’observer, t’écouter, tenter de te comprendre. tu es complexe rani… nous le sommes tous. crois moi, si je te dis de ne rien lâcher. l’avenir est riche en surprises. »

qu’elles soient bonnes ou mauvaises. il observe les deux théières, le sablier qui endosse la lourde charge de révéler la saveur parfaite des feuilles séchées. c’est assez drôle, quand il y pense. il en sourirait presque, mais c’est épris de douceur et de mélancolie que ses lèvres peignent une triste émotion sur son visage. elle lui manque.

« tu ne dois pas estimer ta valeur à travers le regard des autres. tu ne dois plus. tu existes, toute entière. tu te suffis. tu es inestimable, incomparable. moi aussi. et ta sœur aussi. comment va-t-elle, d’ailleurs ? »

après la caresse la griffe, sur le coeur, que rani n’oublie pas malgré les compliments que brûle en elle une jalousie plus ardente que le feu lui-même — et c’est ce brasier qui la rend si captivante.

rani écoute, rani entend, rani acquiesce. brave femme à l’oreille tendue, mais le coeur se voile, et benedict le sait. s’il y avait toute la passion du monde dans ses beaux yeux ronds désormais une brume de colère s’étend et, dieu ; qu’il est amoureux des orages, le sinistre oracle.

« hm… »

un simple murmure, quand elle prononce son nom. de quoi ajouter plus d’huile encore sur le feu.

alors nur va bien — enfin, comme toujours, apparemment. toujours. benedict sourit, finement. un simple mot et tout le théâtre de la sœur absente se dessine. toujours, que ce doit être épuisant. il se saisit de sa tasse, hume le thé qu’il a servi au préalable. l’odeur est délicieuse, mais rien de comparable à la tournure de cette rencontre.

« elle ne doit rien avoir à dire sur moi, j’imagine. je ne suis que benedict émile beaujardin. ben.» annonce-t-il tout en se fondant dans son fauteuil. « on ne se connait pas plus que ça. ne t’inquiète pas. » il boit une gorgée ; assurément brûlante mais son gosier de toute façon ne demandait que la douleur. à quoi devrait-il jouer, maintenant ? effleurer sa main, pour lui donner le sentiment rassurant d’exister réellement plus que le simple nom de sa sœur ? à peine dissimuler un sourire factice, qu’elle angoisse à l’idée que la simple évocation de ces trois lettres à la suite, nur, puisse être la source d’un bonheur timide ? converser, empiétant nonchalamment sur le sujet qu’il a lui-même amené pour l’enterrer vivant ?

« tu es… si limpide, rani. une véritable rivière, qui mène à la mer, déchaînée. profonde. sous estimée. reprends ton poste à la milice, et ne nous occupons pas de ta soeur. crois moi. »

nouvelle gorgée, puis il repose la tasse, vient s’avancer vers la table pour y déposer ses coudes et tenir son visage sur ses phalanges qui s’entrelacent pour devenir support.

« et si tu meurs une nouvelle fois, je viendrais personnellement te chercher. »

curieuse, et succulente. ses yeux dévorent dans un silence de plomb, quand elle prétend qu’il puisse estimer l’idée de vouloir creuser sa curiosité — vis à vis d’une femme qui ne l’intéresse pas. que c’est drôle ; mais il ne rit pas.

les mains de rani passent sous la table, son regard, digne d’un prédateur en chasse, scrute ses mouvements d’angoisse. si la présence des humains l’indiffère la plupart du temps, il constate sans un mot à quel point il appréciait se concentrer sur une âme, tant qu’aucune foule ne le parasite. et aujourd’hui, c’était rani, l’essence de son intérêt.

pitoyable, dit-elle, et il ne pense plus à la saveur de ses craintes féminines. son visage fait non, tout naturellement. il n’oserait jamais partager une pensée si piteuse. petit sourire quand elle relève qu’il se plaît à la disséquer vivante, il ne pourrait pas plus être d’accord qu’à cet instant présent. toute l’équation de leur rencontre est une formule parfaite, dont il connaît déjà le résultat — benedict aime les sciences car elles sont toujours exactes…

mais ça, il ne s’en serait pas douté. comme un détail oublié dans son calcul, une addition avec une inconnue. il hausse succinctement un sourcil, déglutit et humidifie ses lèvres d’un bref coup de langue.

« on joue carte sur table, soudainement, rani ? »

benedict se réinstalle dans sa chaise, comme pour marquer le début d’un nouveau chapitre dans leur histoire. son regard se fait étonnamment plus lâche, tant il semble redécouvrir les détails de la pièce qui les accueille. il inspire, son torse se bombe et les secondes peinent à supporter la lourdeur de sa réflexion. s’ils doivent jouer, à quelles règles doit-il obéir ?

« si j’étais si bon, je ne serais pas si hué. et rien n’est à réparer chez toi, rani… tu es très bien ; une véritable porcelaine avec ses fissures, rafistolée à la colle forte, décorée à l’or. je m’investis car je tiens à toi, pas parce que je m’afflige d’une mission salvatrice qui pourrait sauver ma réputation… il n’y a de toute façon, plus rien à sauver. »

l’une de ses mains vient traverser la longueur de la table, alors il la pose, sur le dos, du côté de son interlocutrice comme pour quémander qu’elle lui cède la sienne dans sa paume.

« tu me prends peut être pour un saint à la reconquête de sa foi, mais je ne suis que ton ami. ça me désole de constater que tu t’imagines que j’agis égoïstement pour me sauver d’un destin qui est de toute évidence déjà bien tracé. écoute moi simplement, après tout, je sais de quoi l’avenir est fait. tu auras ce que tu désires vraiment, rani. à condition que tu t’en donnes les moyens. et sur le tableau que j’ai vu, peint, ton sourire est bel et bien d’or. auprès de quelqu’un. il n’y a pas d’ombre, sur ta silhouette, car c’est toi la source de toutes lumières. »

et ce quelqu’un qui n’est pas lui, ce tableau qui n’est pas encore fait, ce futur qui s’ignore lui-même. benedict parfois feint de tout connaître, car il sait qu’on le croira de toutes les manières. mais, quelques rares fois, lui-même ne se souvient guère de si ces images il les a fantasmées, ou réellement vues. mais quoi qu’il en pense, il lui fallait coucher ces mots vaillants pour donner à sa dame de quoi nourrir ses volontés. qu’elle s’imagine dans les bras d’un brun, ou d’un blond comme il l’est… qu’importe. qu’elle s’imagine toutes les possibilités, s’il peut en y en avoir une qui s’accroche à elle comme à la réalité.

rani était bien brisée, comme elle le prétend, et benedict était bien de ces rats qui s’amusent à apposer leur signature sur les pansements des âmes ; mais il ne pouvait l’avouer, là n’est pas son rôle. un ami ne peut pas toujours être trop honnête — tout du moins, pas pour l’instant.

peut-être s’offrira-t-il le luxe, un jour, de cracher la saleté de ses intentions. mais peut-être n’était-il pas si vilain non plus. tant qu’elle voulait de son attention, après tout, il ne s’en privera pas, et saura la récompenser.

« tu m’as compris, rani ? »

« c’est parfait. »

parfaite. mais moins qu’elle ne pouvait l’être vraiment. benedict déglutit, rassuré d’avoir fait taire sa rage par la force de ses mots. il voyait rani se répandre un peu plus dans sa vie, et s’était efforcé de la contenir à sa place, sans qu’elle ne s’y sente à l'étroit.

les cartes, à présent, il les avait soigneusement collectées, pour qu’elle ne s’amuse pas plus à les disperser à sa guise. un sourire succinct, il jette un coup d’oeil à sa montre. mielikki doit avoir terminé sa pause à présent.

« je vais devoir te laisser rani, excuse moi. »

il termine son thé, s’habille en se relevant. une main sur l’épaule de rani, et il se penche pour lui faire la bise. un dernier mot avant de partir surveiller sa belle ;

« tu m’appelles quand tu as des nouvelles pour la milice ? je prierai hécate pour toi ce soir. »