Don, dans sa vertu de patriarche au nom d’un père à l’absence remarquable, avait pris l’habitude d’épier sans s’en cacher la vie du plus farouche de ses adelphes. Alastor n’avait jamais su accepter sa bienveillance, mais il était son frère ; ainsi, elle lui forcerait tendrement la main, prenant dans sa vie un espace qui ne lui était pas dédié. C’était un aigle qui lui contait ses secrets : les lundis, il venait murmurer à son oreilles les affres de la semaine passée, et Don écoutait avec complaisance les faits de son frère. Puis un jour, en oiseau de malheur, il avait porté la nouvelle de sa mort. C’était une drôle de chose, que d’apprendre par la rumeur la fin tragique de la première vie d’Alastor, qui dans son amertume et dans son sang, lui était bien lié : ce n’était peut-être pas là sa place, de s’immiscer dans les drames ; pourtant, elle haïssait l’image de cette mort anodine, et elle espérait qu’au soir de sa vie, il n’avait pas été seul (elle préférait se mentir plutôt que d’imaginer son corps, laissé là, pendant un instant).
Elle avait poussé les portes du Danaé sans hésitation, roi en terrain conquis, il n’était pas de lieu qu’elle ne ferait pas sien. À la réception, elle avait reconnu Ikal, frêle et songeur, et elle lui avait demandé de la laisser passer : n’avait-elle pas de droits, après tout, dans la maison de son cadet ? Il avait refusé, avec la fébrilité volontaire des agneaux, alors, la voix armée d’un pouvoir longtemps mûri, elle avait demandé à nouveau, puis conquérante, elle avait pris l'ascenseur.

Le bureau était austère, à l’image de son adelphe, et tranquillement, elle s’y était installée. Elle avait toujours été lasse des caprices, des colères et des gestes vifs ; pour Alastor, cependant, elle fermait les yeux—il était son sang. Elle l’avait accueilli, indolente, assise dans son propre fauteuil avec un flegme qui lui était venu par l’âge : la voix de son frère était âpre, mais elle l’avait toujours connu ainsi.
Alastor. Toujours aussi courtois.
La surprise était feinte, et il y avait dans son œil clair une malice tranquille : elle n'avait pas peur des chiens enragés, et elle savait qu'il aboyait sans mordre.
Je pense que tu as déjà deviné la raison de ma visite.
Don ne s’était jamais laissée aller au vague à l’âme, mais il y avait, dans sa mort silencieuse et absente, l’écho d’une vie ancienne qu’elle avait mené autrefois, dans les Appalaches, où l’on mourrait jeune et sans un bruit dans l’indifférence du monde.
Pensais-tu vraiment que je ne l’apprendrais pas ?
Adossée dans le siège d'Alastor, elle avait posé les mains sur le bureau et levé un sourcil inquisiteur : elle n'attendait rien de lui, et portait avec sincérité, dans sa colère paisible, l'inquiétude d'une sœur qui craignait de voir ses cadets mourir ; Don avait déjà trop vu s'empiler les cadavres.

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L’accusation fuse sans attendre—sans complaisance pour la sœur aînée grandiose qui se présente à lui comme un saint père, sans crainte ni honte, embrassant de son regard lourd l’empire de désolation bâti par son frère. Elle lève les mains d’un geste désinvolte, avec l’innocence de ceux qui ne se croient jamais coupables : elle a le sourire mutin, car c’est sans hésitation qu’elle montre les dents. Il n’y avait, après tout, aucun tabou en famille : elle regarderait la mort dans les yeux, sans ployer face aux iris clairs de son frère ; et pour mettre en lumière les secrets ombrageux d’Alastor, elle serait le soleil.
Je ne viens pas te faire la morale.
Elle n’était pas sensible à ses colères qu’elle avait appris à ne pas craindre—sa peur ne couchait pas aux pieds des hommes impétueux. Elle feignait la déception en pinçant l’arête de son nez, ses paupières closes comme si elle ne pouvait plus le regarder : elle avait appris à jouer les madones sans piété aucune, à l’image de celles qui tapissaient les églises où on l’avait traînée petite. Don n’aimait pas se repentir, elle qui vivait en embrassant ses fautes n’avait pas à cacher les maux qu’elle imposerait au monde.
Ton aînée s’inquiète pour toi. Elle se lève soudainement, lui fait signe de s’asseoir à la place qui lui appartenait. La vérité, c’est que je trouve ça tragique, de devoir apprendre ce genre de choses par le biais de rumeurs morbides.
Il y a, dans sa diction, quelque chose de théâtral : Don jouait si bien la comédie. Elle méprisait sans frémir les colères qu’Alastor déversait sur ses mains tendues en prière, comme un goudron qui entachait leurs vêtements sans endommager les tumultes de leur lien fraternel. Elle se voulait détachée face à sa fronde qu’elle pensait autrefois juvénile, mais ne pouvait s’empêcher de se laisser entraîner dans ses tourments.
Je suis satisfaite de la vie que j’ai menée, et tu le sais très bien. Je n’ai pas la prétention de la dire parfaite, et je ne pense pas non plus qu’elle soit un modèle à suivre ; tu peux te détourner des choix que j’ai fait pour moi-même et pour notre fratrie, tu es libre de tes choix.
Elle s'assoit face à lui pour l'affronter en égal. Sa stature marmoréenne est nonchalante mais ses yeux sont froids : elle avait toujours au cœur une chaleur qu’elle dédiait à son frère tourmenté, mais elle ne lui montrerait pas sa faiblesse.
Mais ne me méprise pas, Alastor, car cela serait une erreur.
Ses lèvres s’étirent en un sourire en demi-lune, d’une douceur qui ne sonnait pas faux. C’est avec un rire sibyllin qu’elle s’exclame :
Ah ! qu’est-ce qu’il faut faire dans cet hôtel pour se voir offrir une tasse de café ?

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Don chérissait ses adelphes autant qu’elle blâmait leur père, injuste et grand, pour toutes leurs blessures. C’est d’un geste nonchalant de la main qu’elle balayait les accusations d’Alastor, lucide peut-être face à sa détresse ou convaincue qu’elle ne gagnerait pas la dispute à venir. Elle le savait rude et ne s’en vexait pas, il avait après tout grandi dans leur ombre, ne voyant que de dos leur père solaire qui ne l’avait jamais reconnu comme sien, quand le monde savait où couchait son ascendance. Si Zeus ne voulait d’Alastor alors il serait à elle, jeune et enragé, c’était son frère et elle reconnaissait l’éclat de ses propres yeux dans les siens ; il avait cette colère enfouie, archaïques et primaire, qu’elle portait elle aussi dans ses viscères et qui venait de leur sang.
C’est mon rôle, de m’inquiéter pour vous.
Don n’avait jamais vu ses adelphes comme faibles : elle les avait toujours trouvés braves, portant dans leur chair et dans leurs os la force divine du paternel. Elle savait Alastor fait de la même grandeur qu’eux, mais elle ne lui dirait pas—il ne la croirait pas, c’était un martyr. Elle hausse les épaules mais ne le quitte pas des yeux.
Je ne veux pas parler de David, je veux parler de toi.
L’amour qu’elle vouait à David était teinté de respect ; elle ne voulait jamais jouer au favori mais il était son successeur, et c’est sans crainte qu’elle lui avait confié les clés de leur royaume. Don aimait différemment Alastor, d’une affection mêlée d’inquiétude qui la maintenait parfois éveillée, le soir, quand elle pensait à sa figure claire dans son monde de terreur. Elle tolérerait, pour cette fois, qu’il lui serve un whisky à la place du café—elle était une invitée dans cette maison grandiose et misérable, et ne serait pas difficile.
Ça ira, pour cette fois. Ce n’est pas tous les jours qu’on enterre son frère.
L’amertume d’Alastor n’aigrirait pas son sourire tranquille, elle se sentait juste et claire dans la sévérité de sa bienveillance ; elle ne se prétendait pas sage mais jouerait sans flancher tous les rôles dans leur drame familial. Elle lui indique d’un geste du menton le fauteuil qu’elle a libéré.
Assieds-toi donc, Alastor. Je veux savoir si tu as besoin – elle manque de lui proposer de l’aide, et se reprend vivement – de quoi que ce soit.
Elle prend une gorgée de whisky à la manière de ces hommes qui se donnent du courage.
C’est à moi qu’on souhaitera des condoléances quand tu seras vraiment mort, et à mon âge j’espère bien partir avant toi.

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Elle doute, soudain, de ses propres intentions ; rien ne vacille dans ses yeux clairs mais son cœur un instant se referme sur lui-même comme une étoile qui trouve sa mort. Ses adelphes n’étaient pas siens : ils n’étaient pas ses enfants et le sang qu’ils partageaient était sans racines—il n’était pas rouge, il n’était rien, transparent peut-être comme la pluie qui tombait en averses au nom des colères du Père. Don regarde par la fenêtre un instant, pour voir la ville s’étaler devant ses yeux comme un diorama où tout semblait artificiel : le ciel était trop bleu et le béton trop gris, la lumière du soleil était blême et fade comme celle d’une ampoule. Elle s’était gorgée pendant longtemps du rayonnement de son ascendance, fille d’un dieu si grand qu’elle n’en imaginait pas même le visage, elle avait grandi en héliotrope, gavée de lumière qui faisait grandir son auréole comme un halo de pétales jaunes fleuris en plein été ; pour Alastor, qui avait poussé à l’ombre comme une anémone, l’amour prenait des teintes mauves qui n’avaient rien de solaire. Don le regarde à nouveau, son sourire dessine un croissant de lune mais il n’y a aucun éclat dans ses yeux bleus.
Tu dis “mes activités”, mais nous ne parlons là que de ta mort. Je n’ai pas de jugement à émettre sur tes activités, et pour être honnête, je me fiche bien de ce que tu fais de tes journées.
Elle ne dit pas ça avec indifférence—elle le dit pour faire table rase. Elle veut purifier, stériliser la terre sur laquelle ils marchent, étouffer les vallons de leur lien familial pour se faire face à force égale : elle voudrait dire je respecte ce qui est à toi mais avait un honneur immense qui étouffait ses paroles.
Tu ne peux pas traiter ta mort comme une chose futile qui serait arrivée par hasard, comme on perdrait ses clés ou on casserait un verre ; comme une erreur à éponger rapidement sans que cela ne s’ébruite.
Alastor le savait, Don ignorerait ses vœux : elle ne répondrait jamais à ses prières capricieuses parce qu’elle portait autour du cou ce qu’elle connaissait comme sa vérité ; en papesse indolente, elle ne lui offrirait jamais la paix. Elle ne se voyait pas – plus – comme cette figure terrible, père irascible dont on ne voit que le rouge dans les yeux ; elle s’espérait douce quand elle jouait au patriarche, portait son cœur tendre et ferme à sa boutonnière pour forcer ses opinions.
Je n’ai pas pitié de toi, Alastor, car j’ai connu des hommes plus pitoyables que toi. Enfin ! je n’attends pas de toi que tu me croies.
C’était sans apathie mais avec tendresse qu’elle ignorait les injures, trop grande, peut-être, pour s’abaisser à y répondre : elle savait sa bienveillance plus déroutante car Alastor était gavé de rage comme un chien de combat, qui savait recevoir les coups sans comprendre les caresses. Elle prend une nouvelle gorgée de whisky, regarde un instant son frère en transparence à travers le liquide mordoré.
Tu es ma famille, et je suis la tienne ; ce lien est une bénédiction comme c’est un fardeau. C’est ainsi.
Don ne fait pas mine de partir et ne baisse pas non plus les yeux—elle n’était pas craintive. Adossée dans la chaise, son être est tout ouvert, prêt à prendre en étau la colère qui voudrait se défaire de sa poigne d’acier.

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Elle admettrait aisément qu’elle usait sans frémir des dons offerts par leur ascendance : elle prenait tout de son père et, si elle en avait détruit les traits au burin, elle était faite de la même matrice—celle de la grandeur, de la gloire et de l’excès. Pour Don, il était simple de prendre ce qu’elle voulait dans l’argile du divin qui composait sa chair, y puiser des magies anciennes qui coulaient dans ses veines plus épaisses encore que le sang : l’occulte était à elle, c’était son royaume et son droit de naissance, elle en userait sans honte.
C’est vrai, je t’espionne. Je fais ce que j’ai à faire pour avoir de tes nouvelles—tout cela pourrait être évité si tu m’envoyais des messages, de temps en temps.
Elle lève une main pour interrompre sa rage : la paume offerte regorge de lignes qui délimitent une longue vie, et Don ressemble alors à un homme d’église prêt à livrer des psaumes à l’ombre d’une chapelle. Elle a la rage placide des figures christiques figées en mosaïque, son halo est toujours d’or alors que ses yeux sont obscurcis par le doute ; un instant seulement, avant qu’elle se reprenne et offre au monde son masque de femme noble. Elle remettait en cause ce droit qu'elle s'était octroyé sur leur famille décousue, faite des fruits épars et disparates des amours jamais rassasiés de leur père éternel.
Ne hausse pas le ton avec moi, pas quand je viens vers toi en toute honnêteté et que je ne dis rien d’autre que des évidences.
Elle balaye sa colère d'un geste impatient, agacée mais sereine : Don ne sourit plus.
Demande-moi de partir, Alastor, et je m’en irai. Je ne t’implorerai pas, je ne piétinerai pas ma fierté pour que tu m’autorises à rester.
Elle ne fait pas mine de se lever, trône dans le fauteuil qu’elle avait déclaré sien, conquérante et roi qui ne craignaient plus d’arracher au monde la part qui lui revenait : elle ne détournait pas les yeux, comme pour promettre qu’elle le voyait, qu’elle le regardait, et qu’elle trouvait dans son visage tout des crimes de leur père. Son dos est droit et ses deux pieds sont ancrés dans le sol, c'est ainsi qu'elle prenait possession des lieux—elle se penche en avant, plisse les yeux comme un serpent alors que sa voix se mue en un murmure tendre et menaçant.
Mais je ne disparaîtrai jamais totalement—tant que je respire, tu entendras parler de moi.

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