Les jours se ressemblaient tous, ce qui n’aidait pas Riesling du tout. Plus le temps passait, plus il lui coulait entre les doigts comme du sable, les minutes se confondaient avec les jours et les jours avec les semaines. Il ne se rappelait plus de ce qu’il avait fait hier, seulement qu’hier était un concept flou, et que demain était peut-être encore pire.

Avec une vie qui tombait en morceaux aux coutures, il lui semblait que s’en enfuir n’était pas si mal. Les gens qui lisent ont plusieurs existences en même temps, n’est-ce pas ? La maigre pile entre ses mains lui en promettait au moins trois, piochées au hasard, s’il arrivait à se concentrer pour les lire. Les jeux vidéo lui donnaient la nausée, il n’arrivait pas à accrocher son attention sur des films, alors on allait tenter ça, sans grande conviction — il y avait bien longtemps qu’il n’avait pas dévoré des romans, ça remontait à l’enfance, et l’enfance c’était terriblement loin. Peut-être, avec de la chance, une des histoires le prendrait dans ses bras, enflammerait son imaginaire, remplirait ses rêves trop nébuleux de quelque chose de vif et de prenant.

On pouvait espérer.

Avec un soupir, il se mit dans la file pour enregistrer ses emprunts, sa carte de lecteur tournant entre ses doigts. Il ne reconnaissait pas la personne sur la photo, alors il évitait de la regarder, c’était mieux. Il ne voulait pas envisager les livres comme des montagnes à gravir, alors il ne les regardait pas, c’était mieux. Son attention, quand ses yeux ne se perdaient pas juste dans le vide abyssal entre lui et n’importe quoi d’autre, était portée sur les gens. C’était fort curieux, les gens, quand le monde ne semblait pas réel, il les voyait sous un autre jour, une autre facette que la conscience pleine ne pouvait lui donner. Ça n’était pas désagréable, cette perception pleine de détachement ; il en apprenait sur la nature humaine.

Bien sûr, il y avait des visages connus, surtout des passants puisque ses pairs étaient encore, pour beaucoup, à la colonie. Ses errances lui faisaient croiser le chemin de beaucoup. Il vit des traits plus connus que les autres, et son regard flotta à la personne suivante sans qu’il comprenne. Il y revint un instant plus tard.

- Themisto ?

Le prénom avait un drôle de goût dans sa bouche, il ne l’avait pas dit depuis longtemps. Pas pensé depuis longtemps, non plus, et ça provoquait une saturation sémantique instantanée. Curieux. Son équivalent de la surprise, se dit-il avec un temps de recul.

La suite d'émotions qui se succédait sur le visage de Themisto était intéressante ; Riesling n'avait pas l'impression d'en reconnaître la moitié, mais il y avait beaucoup de choses là. Beaucoup de négatif, sûrement. Il se dit trop tard qu'il n'aurait pas dû l'interpeler, mais son cerveau tournait au ralenti ces temps-ci, avec une impression de naviguer dans un liquide poisseux qui ne le laissait pas avancer.

Il répondit à son salut d'un sourire automatique qui lui semblait faux. Il n'était pas totalement sûr de se rappeler comment on souriait vraiment, il y réfléchissait trop.

- À moins que tu veuilles perdre ta place, rester dans la file, c'est déjà bien.

Il faisait de l'humour mais il avait du mal à ce que son ton de voix suive, alors il s'éclaircit la voix.

- Désolé.

Ces derniers temps, Riesling avait l'impression de beaucoup s'excuser. Il avait créé des problèmes pour pas mal de gens, à la colonie, à empêcher ses adelphes de dormir et à nécessiter un traitement de faveur. Les excuses roulaient toujours sur le bout de sa langue sans qu'il puisse les retenir, il fallait qu'il se fasse pardonner d'exister - alors qu'il n'était pas totalement certain d'exister, c'était le comble.

Il fit juste un pas, pour avancer avec la file. L'avantage de la dissociation, c'est que lui n'avait pas vraiment les réactions de l'embarras, il prenait les points positifs où il pouvait. Le négatif, c'était de prendre plusieurs inspirations comme pour parler et de ne pas arriver à aligner les mots.

- Tu... Enfin. Ça fait longtemps.

Malgré lui, il y avait une certaine mélancolie dans sa voix, et il ne la percevait même pas.

La conversation sortait du script que Riesling aurait imaginé - un peu de conversation gênée jusqu'à ce que ce soit leur tour, qu'ils puissent partir, et que Themisto ne pense plus à lui que deux fois par an en grinçant des dents. Il le regardait présenter des excuses, la tête penchée sur le côté comme s'il l'étudiait, une attitude pas tout à fait caractéristique du garçon éveillé qu'il avait été.

La vérité, c'était que ce qui sortait du script dans le bon sens, ce qu'il n'aurait pas osé espérer, de l'honnêteté et de l'ouverture, ça lui faisait se dire qu'il était en train de rêver. De la main qui ne tenait pas ses livres, le pouce grattait nerveusement la peau autour de l'ongle de son index. Il ne s'en rendait pas compte.

- Je deviens quoi ?

Il ne pouvait pas s'empêcher de faire écho à sa question. L'écho, ça venait du vide. Il dût réfléchir. Penser pragmatique. Sourire pour que ça reste léger.

- Je suis écarté de la colonie pour un moment. Accident. Du coup, pas grand chose, à part convalescence.

Dans le fond, il avait un peu peur que Themisto lui demande des précisions, parce qu'il n'avait pas l'air blessé ; il était revenu à la vie tout entier, il n'y avait que sa perception qui était en morceaux. Ses douleurs étaient des fantômes et il ne se sentait pas légitime du tout. Il enchaîna du coup sur quelque chose qui, peut-être garderait son attention loin.

- C'est pas grave, tu sais. Pour ton numéro. On sait tous que c'est très différent, hors de la colonie, on n'aurait plus eu grand chose en commun. Puis, j'étais pas très fun.

Contrairement à maintenant où, clairement, il était le plus joyeux luron à la conférence internationale du fun.

L'exclamation soudaine de Themisto créa chez Riesling un léger mouvement de recul, quelque chose qu'il ne contrôlait pas - c'était déjà mieux qu'avant, mais les sons forts et inattendus le faisaient toujours manquer quelques battements de coeur. Il se concentra très vite sur réaligner la pile de livres dans ses bras, avec le plus grand soin, pour masquer cet élan de faiblesse, sans vraiment prêter attention aux gens qui les entouraient. Il arrivait à peine à percevoir que la personne avec qui il interagissait activement était réelle, alors les autres n'étaient que des ombres.

- Pas sur la fin. Mais c'est gentil.

Il le corrigeait avec gentillesse, juste pour lui rendre cette excuse que Themisto s'efforçait à refuser. Il ne lui en voulait pas.

Il sentait ses yeux sur lui, ceci dit, et il savait qu'il cherchait une blessure. Riesling n'avait pas encore trouvé la clef pour ce genre de conversations, il n'était pas certain de s'il était même acceptable d'expliquer. Alors, il secoua la tête.

- Ça va, ça commence à aller. Ils font des miracles, à l'infirmerie.

Ce n'était pas entièrement un mensonge, après tout, il y avait eu comme un miracle, puisque quelques jours avant il aurait été entièrement mort et que, là, il était réchauffé. Qu'il était ici, debout, à discuter, et que malgré les airs mal à l'aise qu'il projetait sûrement, ce n'était pas si mal d'échanger quelques mots avec un visage connu, il y croyait. Il suivait le cours de la conversation, jusque là, un pas à la fois dans une danse qu'il avait connue mais dont il se rappelait à peine.

Quelle ne fut pas sa surprise d'entendre Themisto lui proposer de renouer. Sans doute que ça se voyait fort dans son expression, il ne s'y attendait pas. Il aurait peut-être dû, parce que c'était sans doute pour sa propre conscience, pas de mal à ça. Même avec cette réflexion terre à terre, ceci dit, ça lui faisait quelque chose ; son exil de la colonie l'avait rendu vraiment seul.

- Oui, j'ai un rainphone, attends, euh...

Tout d'un coup, il avait l'air plus naturel, moins éteint, moins guidé. Les gestes pour prendre son téléphone étaient moins lourds. Il le déverouilla et regarda Themisto avec juste un peu de focus.

- Si tu me donnes ton numéro, je t'envoies un message, que tu aies le mien...?

Le numéro fut vite encodé, et un message envoyé - juste son prénom pour qu'il s'en rappelle s'il ne l'enregistrait pas tout de suite. Et parce qu'il connaissait sa propre notion du temps défaillante, Riesling ajouta aussi un rappel trois jours plus tard de lui envoyer un message, juste pour ne pas qu'il se réveille six mois après sans jamais avoir repris contact. Certes, c'était une proposition de Themisto, mais s'il n'y mettait pas du sien, ça ne marchait pas non plus ; il allait y donner une chance sérieuse.

Il attrapa le sens de ses mots un peu en retard, après avoir navigué dans les applications.

- Tu as un chat ?

Il se trouvait que Riesling aimait beaucoup les chats, ou du moins l'idée qu'il s'en faisait. Il n'en avait jamais eu, il n'avait jamais rien osé demander à sa maman, et à la colonie ça semblait juste une mauvaise idée, mais les boules de poils étaient, pour la plupart, le genre de choses qu'il trouvait adorables.

Entretemps, c'était son tour, et il déposa les livres sur le comptoir devant la bibliothécaire, avec sa carte déjà sur la pile.

- Je n'ai jamais grand chose de prévu.

Ce n'était plus si facile de percevoir les sous-entendus, ces temps-ci, alors c'était une réponse laconique - mais ce n'était pas si grave, parce qu'il arrivait à la même conclusion.

- On pourrait aller prendre un café, si tu voulais...?