la journée est longue et pénible, elle se confond déjà avec hier, n'est plus qu'un prologue à demain qui ne sera pas différent. déjà deux fois, les larmes d'ikal ont coulé pour des raisons futiles, et deux fois il les a retenues pour ne pas imposer aux clients le spectacle de son indignité. derrière le comptoir, il a tout d'un fragile objet de vitrine, contenu sereinement dans sa petite cage dorée - exposé aux regards curieux des consommateurs. c'est souvent résigné qu'il accueille l'attention qu'on lui jette, les paupières lourdes et le sourire amorphe.
et puis il y a ceux qui ne se contentent pas de ce qu'on leur fait miroiter.

on appelle son nom. ikal reconnait la voix sans un effort, alors sa nuque se raidit instantanément, réaction primitive et viscérale à cette apparition. eve ? son battement de cils revêt l'innocence de celui qui ne sait pas ce qui l'attend. et pourtant il sait, alors il ne dit rien, ne pose pas de questions superflues, pas ici, pas maintenant.
précautionneusement, après avoir jeté quelques coups d'oeil furtifs, il se libère de son poste, l'invite à le suivre loin des projecteurs. épaules tombantes et pas traînant, il est résigné à ce qu'elle lui fera subir : c'est qu'il y a, dans le tourment qu'elle lui inflige, une forme de constance réconfortante ; une chaleur toute particulière dans l'idée qu'elle reviendra toujours.

ils sont seuls, à présent, abrité dans l'ombre d'une salle inoccupée dont il a fermé la porte avec révérence. ça ne va pas ? et la question lui parait déjà obsolète : il voudrait lui dire confie-toi, en sachant déjà que ce n'est pas ainsi qu'elle déchargera sur lui le poids de ses tourments. quoiqu'elle lui donne, il encaissera, lui tiendra même la main après l'horreur si c'est ce qu'elle exige, et c'est là le prix de son amour !

ils sont seuls, alors ikal ne compte plus sur les regards étrangers pour se faire témoins de son martyre. il affronte eve avec cette dévotion toute lasse et résignée dont il s'est accommodé naturellement, par tendresse d'abord, par habitude ensuite. elle est proche et il chérit cette proximité autant qu'il la craint alors il ne bouge pas - déjà passif, prêt à recevoir ce qu'elle daignera lui faire subir. du bout des doigts, elle l'effleure, le caresse, et il y a dans cette douceur quelque chose de foncièrement terrifiant : un calme qui ne présage jamais rien de bon.

à la question tendue comme un piège, il répond d'une voix basse et monotone : tu ne viens pas me voir quand ça va bien. et cela ne veut pas sonner comme un reproche. parce qu’il demeure cruellement conscient de sa maudite condition, ikal a fini par comprendre ce qui motivait les visites juste assez régulières pour s’inscrire dans la familiarité des habitudes. eve n’est pas fautive, c’est en maudit souffre-douleur qu’il s’en est convaincu. dans son insistance, il sent une accusation qu’il supporte toujours aussi mal puisqu’il ne s’est jamais défait du besoin de lui plaire. c'est la crainte de la punition qui ravive le feu de ses prunelles. je ne sais pas, je demandais comme ça, je me souciais de toi. qu’a-t-il fait cette fois ? sans le savoir, il quémande tout de même son pardon. désolé.

à son contact, il est pris d’un frémissement qui semble à l’opposé d’un mouvement de recul : s’abandonne à cette affection qui a tout d’un avertissement – il le sait, l’a vécu déjà cent fois mais ne retient jamais la leçon. il s’est accoutumé de sa propre impuissance, dont il s’est persuadé sans qu’on ait à lui ordonner. tu as besoin de quelque chose ? sa main est comme hésitante alors que sa paume vient trouver le poignet d’eve dans un geste de sollicitude à la candeur un peu confuse.  

en présence d'eve il est difficile pour ikal de savoir quoi dire ou quoi faire. c'est qu'elle l'effraie déjà, quelque part, de ce regard qui suinte le mépris - il s'est quelquefois surpris à y espérer une forme de tendresse mais a toujours été déçu. il ne répond pas quand elle demande s'il l'écoute : de son silence, il veut lui prouver sa bonne volonté à écouter, justement. c'est vrai, elle est venue le voir alors cela doit signifier qu'elle veut bien de lui, quelque part. ikal se satisfait de cette pensée, hoche la tête comme pour s'en convaincre, pauvre animal docile qui n'attend que la considération d'autrui.  je ne m'inquiète pas alors. la main sur sa nuque lui apparait presque aimante, au moins suffisamment pour s'en contenter.
et cet amour singulier, insuffisant, prend des allures de cruauté. ikal éloigne sa main de celle d'eve comme il la retirerait d'une flamme un peu trop vive, le regard déjà fuyant d'une erreur qu'il comprend tout de suite. pardon. il sait qu'il ne devrait pas la toucher. (qu'est-ce qui t'a pris, ikal ? avoue-le, que tu recherches la punition.) pris d'un tremblement imperceptible en réaction à la proximité soudaine de leurs visages, il murmure : tu me fais mal, sans trop savoir ce qu'il attend, sans trop savoir si cela est vain. il se dit que ça doit être là l'effet escompté et qu'il énonce l'évidence. je voulais juste... que voulait-il ? il a toujours perçu, dans l'ombre d'eve, les contours de sa propre malédiction. je ne sais pas, désolé. je voulais juste être gentil, je crois. c'est peine perdue, ikal se dit qu'elle ne l'aimera que tant qu'elle y trouvera un exutoire.

ikal a ce regard pathétique auquel on trouve un charme nauséabond, qui se fait parfois inspiration de violences. il gagnerait à se montrer moins servile mais c'est qu'il ne sait pas vivre autrement, accoutumé à tout pardonner, tout rattraper, tout réparer. ainsi même lorsqu'eve le heurte il lui accorde avec miséricorde ce coup d'oeil empreint d'une compassion qu'elle ne lui a pas réclamé.
s'agenouillerait-il pour mieux la révérer ? cela semblerait excessif s'il avait pour exemple la normalité ; mais ikal ne connait rien si ce n'est cet amour dévot qu'il donne sans retour. il ne veut pas l'agacer, non, il fait de son mieux. il a planté les yeux dans ceux de son bourreau, désespéré de trouver dans cette humiliation un semblant d'intimité. il s'est lentement abaissé à ses pieds, a rejoint le sol d'un genou tremblant.  

c'est le deuxième ordre, celui verbalisé avec clarté pourtant qu'ikal peine à comprendre. les sourcils froncés en ce qui s'apparente à une moue vaguement inquiète, il se surprend à réagir au quart de tour : quoi ?   exclamation perplexe et exempte de politesse, dont il se récupère d'un balbutiement apeuré, la voix frémissante : pourquoi tu me demandes ça ? je suis en uniforme... il n'y a pas de conclusion à cette phrase qui ne mène nulle part et qui a déjà pris des accents vains de supplication.
il n'a pas envie de se découvrir, redoute de se mettre à nu - d'exposer le spectacle de sa putréfaction, incarné dans une enveloppe qu'il ne reconnait pas et sur laquelle il refuse de sentir les regards.
c'est peut-être cette angoisse alors qui l'intime au recours de ses pouvoirs. au fond des prunelles, un feu s'est allumé, et ce feu a harponné l'attention d'eve. il a recours a l'hypnose sans vraiment le vouloir, sans vraiment l'assumer : il est simplement un animal qui se débat sous l'assaut de plus fort que lui. sois gentille avec moi, s'il te plait. tu ne veux pas me faire de mal, si ? enfin, dis moi ce que tu comptes faire. malgré lui, c'est la pitié qu'il cherche alors à lui insuffler ! il dit moi, je t'aime bien, de cette voix somnolente qui s'immisce dans les esprits contre les volontés.

ikal regrettera, c'est certain ! et bien sûr, il le sait déjà. il le sait car il a vu cette tiédeur étrange et inopportune recouvrir le visage d'eve alors qu'elle s'apprêtait presque à lui porter un coup. il est resté planté là, terriblement proche d'elle, afin de soutenir son regard au fond duquel ses propres yeux se sont ancrés par intuition. sur sa joue, il sent la tendresse d'une caresse dont eve ne lui ferait d'ordinaire jamais grâce. il comprend à grand peine son erreur et s'enlise avec résignation dans le répit artificiel que l'instant lui propose. sur le col froissé de sa chemise on trouve encore la marque de la violence évaporée en un battement de cils.
merci, d'une voix encore un peu trop éteinte. on dirait qu'il n'ose plus parler de peur de rompre le charme.
et pourtant, lorsque ses doigts frémissants se posent d'eux-mêmes sur le poignet d'eve afin de suivre son mouvement, n'ose-t-il pas l'interdit ? tu voulais me frapper alors ? il pose la question très doucement.
j'ai fait quelque chose de mal ? en sachant pertinemment que c'est là une punition gratuite érigée au rang de rituel, cruelle précisément par son absence de justification.

il en va de même pour l'amour : méchant car il n'a pas lieu d'être et impitoyable surtout. c'est comme ça, c'est tout, je t'aime, ikal ne le dit pas comme on déclare sa flamme à quelqu'un dont on partage le lit, non. il le dit comme on le chuchote dans le creux de l'oreille d'un animal auquel on a porté secours et qui mord encore la main qui le nourrit ; comme on adore une égérie corrompue, menton levé et tremblant, espérant un jour qu'elle renvoie un regard. pas besoin de raison, et peut-être qu'il y a dans cet aveu une forme de mensonge, qu'au fond il s'est accoutumé à la violence et y a trouvé goût.
saisi d'un haut-le-coeur à l'arrière-goût de remord, il a détourné le regard - et l'illusion a pris fin. ne reste que sa joue tendue en offrande à la main qui l'effleure, cette même main qui pourrait tout aussi bien le heurter. quoiqu'il arrive, je te pardonne. la voilà, la véritable preuve de son amour.

ikal savait, en quémandant la clémence, qu'il s'y prenait mal et risquait de souffrir davantage. il savait que son regard fuyant n'occulterait pas bien longtemps la colère qui habitait eve ; que cette colère finirait par le toucher comme à chaque fois.
eve le capture cruellement, les doigts enfoncés là où la chair de ses joues se heurte au tranchant de ses canines. coupable, il ne s'autorise pas à geindre et encaisse en silence. il doit se montrer digne après s'être abandonné à ce simulacre de tendresse. dans les yeux de sa tortionnaire, il s'enfonce, s'accroche à chaque lumière et chaque ombre.
le bruit précède la sensation : c'est un craquement terrible ressenti comme une vibration au plus profond des tympans. ikal s'effondre sous son propre poids, la jambe transpercée d'une douleur qui la rend instantanément obsolète. forcé de se tenir péniblement sur ses deux pieds, il serre les dents pour ne pas hurler. cette blessure-là laissera-t-elle des traces ? il se surprend à s'en soucier, lui qui en est déjà recouvert. l'effort qu'il lui faut pour répondre est immense, ce qui le pousse à bien choisir ses mots : et moi - moi... j'aurais préféré que tu m'aimes un peu. et peut-être que ce reproche lui vient d'un élan mauvais, possiblement méchant - car il sait mieux que personne qu'amour et cruauté ne sont pas antinomiques. mais non, je dois te forcer - aux tremblements de sa voix, on pourrait croire à une supplication. non, ikal ne supplie pas ; il accuse, les doigts enroulés autour des poignets d'eve à s'en blanchir les phalanges.

dès lors qu'elle le laisse s'écrouler, il la lâche aussi. son genou, en rencontrant le sol, lui arrache un cri stupéfait. à partir de là, ikal ne dit plus rien : il dévisage eve. les contours de son visage lui apparaissent brouillés au-travers de ses cils entre lesquels se sont coincées quelques larmes. le souffle lourd et saccadé de celui qui attend dignement la punition, il défait les premiers boutons de sa chemise d'uniforme. ses gestes sont lents et minutieux, insufflés de reproches. qu'elle le frappe donc, alors qu'il est à terre. le tissu glisse sur ses épaules, révélant la courbe de sa gorge et le creux de ses clavicules. que pense eve de ce corps presque mis à nu, lézardé de plaies pas encore refermées ? que pense eve de ces hideuses cicatrices et de ces hématomes ? ce sont là les vestiges des innombrables scènes de ce type, les seules preuves d'amour qu'on lui laisse. qu'elle le frappe donc, de ces passions qu'il est voué à mériter ! c'est vrai, ikal ne dit plus rien, il la regarde seulement, mais même lui n'est pas dupe : il finirait par lui pardonner.