Pour une fois, tu l'avais épargné de tes blagues habituelles - tu n'avais pas pris la décision d'arriver en avance, de te cacher, de manquer le rendez-vous ou encore de te percher sur le toit du bâtiment pour la guetter. C'est le coeur faussement léger que tu es sur le chemin, avec bien vingt-cinq minutes de retard. Le soleil taquine l'horizon, il ne va pas tarder à se coucher. Dans le clair obscur de la ville qui ne dort jamais, tu traces ta route sur le trottoir blindé, bercé par le champ des criquets et le klaxon des taxis.

En bas de l'immeuble, tu lèves la tête vers une fenêtre éclairée au septième étage ; une divine odeur de sang fait frémir tes narines. Tes muscles se contractent et ton visage se fige dans une expression concentrée. Qu'arrive-t-il à Dionne ? Parce que tu n'oublieras jamais son parfum particulier - pas depuis ce soir là, en 1967. Tu décides d'habilement passer le portique de la porte d'en bas ; remontes les escaliers comme une bête (parce que c'est ce que tu es) dès que la carte est récupérée ; jusqu'au bon numéro. La glisses et la coulisses, jusqu'à entendre le petit bip sonner.

Didi...

L'odeur nécrosée et ferreuse devient insoutenable. Tu réfrènes quelques haut-le-coeur, les yeux exorbités. Tu passes finalement en premier la tête pour la découvrir - le reste de ton corps suit juste après.

Oh !

Après analyse du tableau, un milliard de questions se dessinent dans ton esprit ; tu ne poses aucune d'elle car tu as tout compris. Du moins c'est ce que tu crois ! Tu grondes et grognes, féroce. Si tu adores jouer avec la nourriture, tu détestes qu'on se joue de toi Duke. Tu détestes surtout depuis tout récemment, tu détestes depuis hier, depuis deux semaines, depuis les enfers, depuis qu'Ange a arrêté de répondre, depuis la disparition d'Echidna, depuis que cette faim viscérale refuse de te quitter.

((et qu'elle fait tout pour la raviver))

Sale pute.

C'est craché avec amertume. Ton coeur fait des loopings dans ta cage toracique. Tu enfonces tes ongles dans tes bras, au travers du tissu de ton costume. Tu tentes malgré tout de ne rien laisser paraitre mais elle te connait trop bien.

Haha. Tu crois que je suis une bête ? Que je suis incapable de me contrôler ? AH ! Me voilà bien vexé.

Tu t'arracherais la peau juste pour ressentir à nouveau quelque chose de plus fort que cet appétit insatiable qui te tord le corps.

Le sourire goguenard se mue en grimace menaçante. Elle sait ce qu'elle fait et toi et ça te fait bien chier, Duke. Elle prétend te connaitre après ces décennies de complicité - mais soixante-dix ans ont passé et elle continue de nier. Elle continue de prétendre ! Elle continue de t'insulter et de mépriser la faim que tu réfrenne pourtant depuis si longtemps. N'est-ce pas un gage de loyauté suffisant ?

Haha ! C'est donc ce que tu penses... Je vois.

Tes yeux luttent pour ne pas s'ancrer définitivement sur sa plaie ouverte - l'odeur du sang et de la chair nécrosée agresse tout tes sens à la fois.

C'est dangereux Dionne. Si je suis une bête, alors je pourrais bien perdre le contrôle et rompre notre accord ; te dévorer et c'en sera fini ! FINI DE DIONNE ZARACHIOU !

Tu ne démontres d'aucun signe trahissant une agressivité primaire. Pourtant, tu sembles prêt à bondir !

Non non non... Je ne suis pas une bête, Dionne ! Je sais me tenir. JE SUIS COMME TOI ! Regarde ! Regarde moi ! Je te ressemble !

Tu écartes les bras, qu'elle t'admire, qu'elle te dévore !

Je suis un putain d'humain maintenant... haha... j'ai votre apparence, votre odeur... votre FAIBLESSE ! JE NE SUIS PAS UNE BETE !

Tu attrapes la petite table basse et la soulèves à mains nues, non sans efforts - la balances au travers de la pièce.

POURQUOI EST-CE QUE TU ME PUNIS DIONNE ?!

Tu ne contiens pas ta colère - mais aussi tot que tu hurles, elle disparait. Tes émotions n'ont pas plus de sens que ton existence. Elles sont factices, feintes et iréelles. Elles modèlent sur le plan humain mais d'humain vous n'avez pas grand chose ; quand même plus qu'à votre première aube. Duke petit reptile craché par les entrailles de la Mère... deux mille ans plus tard, le voilà sous le trait des hommes qu'il convoitait, à discuter entre quatre murs avec son ennemi mortelle.

Et elle hurle à son tour ! Elle crache toute la douleur qui la caractérise. Tu tentes de l'accueillir tant bien que mal mais tu ne ressens rien, Duke - rien de plus qu'une apathie anesthésiée par des besoins primaires incapables d'être comblé.

Tu as raison, je ne suis pas comme toi.

Tu t'étrangles d'un rire sardonique... jusqu'à ce qu'il s'étrangle lui-même dans ta gorge. Tu ne ris plus, tu la toises.

Je ne suis pas aussi faible que ça, ah.

Tu t'approches d'elle de quelques pas. Respectes quand même une certaine distance.

C'est ça ton problème Dionne. Tu es putain de faible. Tu prétends l'inverse mais moi je le vois.

Marques une courte pause, tu fléchis les cuisses pour sauter sur le lit. Tu rebondis sur le matelas et l'imites.

OUIN OUIN JE SUIS DIONNE JE ME SACRIFIE POUR MES ADELPHES OUIN OUIN LE MONSTRE NE VEUT PAS CULPABILISER...

Tu sautes encore du lit, attérit cette fois devant elle - les jambes bien ancrées dans le sol en moquette rose.

Evidemment que je ne culpabilise pas, je ne peux PAS MOURIR PUTAIN !

Tu t'accroupis face à elle. Le visage prend appui dans la paume de ta main, le bras accoudé sur une de tes cuisses. Tu ouvres la bouche mais ne dit rien. Après quelques secondes, tu chuchotes.

Tu veux arrêter ? Tu veux me lâcher ? Rentrer chez ta mère à Nausikaa et chialer ? Je peux te laisser partir si tu veux.

Qu'est-ce que les reproches, si ce n'est un moyen d'évacuer sa frustration sur des évènements dont on a aucun contrôle ? Tu la laisses te faire des reproches et les écoutes avec un manque de recul qui n'est pas propice à la remise en question. Tu es las, Duke, et tu refuses de comprendre pourquoi elles sont toutes contre toi : Dionne, Ange, Echidna ! Tu les soupçonnes, durant tes crises de paranoia, de s'être instigué toutes les trois contre toi - pour te voler tout ce qui est à toi - nourriture, excès, gloire, bellamy, cassiopée... Ah ! Est-ce la source de votre conflit ?

C'est quoi le problème ?

Tu avances juste le menton pour la scruter mais tu as compris la leçon essentielle, tu restes à une certaine distance pour éviter le stylet.

Tu sais que si tu me plantes, ça ne me fera rien.

Ce n'est pas tant pour la provoquer que pour lui rappeler une vérité cruelle mais inévitable. Elle aura beau te blesser, si elle ne vise pas d'un coup sec le coeur ou la tête, ça ne marchera pas.

C'est le fait d'avoir entrainé Cassie dans notre petite équipe ? Tu es jalouse ? Ou tu t'inquiètes pour lui ? Parle, Dionne ! Toi qui a la langue bien pendue, explique toi ! Sinon comment pourrais-je apprendre ?

Tu ronronnes comme un chaton décidé à être temporairement coopératif.

Elle crache des inepties qui ont un peu de sens, en vérité. Tu n'es juste pas assez programmé pour capter sa sensibilité. Tout ce que tu sens et perçois, c'est de la peur et du dépit. Dionne agite son couteau comme s'il avait vraiment le pouvoir d'apaiser les démons qui fourmillent en son sein. Elle fait peine à voir - mais c'est peut-être comme ça qu'elle te plait le plus. Au comble du désespoir.

Oui, oui... Tu as le droit.

Tu t'assois en tailleur, l'observes comme une bête curieuse. Tu te fais avide dans ta manière de la dénaturer ; tu insistes bien dans les regards, a même l'audace déplacée de la déshabiller du regard. Mais tu ne perçois pas son corps comme un objet que tu pourrais convoiter, plus à la manière d'un homme observe un insecte se débattre dans du miel. C'est fascinant.

J'aimerai être un bon ami pour toi Dionne. Te soulager !

Tu penches la tête sur le côté et ricanes. D'un coup sans prévenir, tu fronces les sourcils et lui offres une solution toute trouvée : un pacte d'apaisement.

J'ai une idée.

Tu bondis vers elle, les genoux enfoncés dans la moquette déjà tâchée de sang. Tu attrapes ses poignets pour accompagner ses mouvements.

Plante-moi, allez ! Plante-moi putain ! Allez, je te dis... ça va te faire du bien ! Fais le plusieurs fois, je me laisserai faire !

Tant qu'elle ne vise pas le coeur, tu n'auras aucune raison de lui en vouloir jusqu'à la mort.

Tu te laisseras faire mais à quel prix ? Pendant un instant tu songes au fait de mourir ; à la réalité palpable de fermer les yeux et de retrouver le néant du Tartare ; de la laisser t'achever et de lui accorder temporairement le titre d'héroïne antique, pourfendeuse d'hydre. Mais dès que tu sens la lame s'acharner à viser le coeur, tu réalises que tu ne veux pas partir ! Pas maintenant ! Qui sait quand est-ce que tu reviendras ? Et si tu ratais leur retour à tous, à Echidna, à Ange, à Oliver ? Hors de question d'être mis de côté.

Je t'ai dis de me planter, pas de me tuer...

Tu attrapes ses poignets que tu compresses entre tes mains chaudes. Tu luttes avec la force d'un homme plus grand et plus costaud qu'elle. Allongé sur le sol, tu tentes de dévier la trajectoire de la lame. Jusqu'à ce qu'elle s'enfonce dans ta poitrine, perfore ton poumon droit. Ça aurait pu te tuer sur le coup, mais hormis le souffle coupé et la douleur fulgurante le temps d'une seconde fatidique - il s'est déjà reformé.

Putain...

Tu l'éjectes violemment pour qu'elle s'écrase contre le lit à côté de vous et tombe mollement sur le sol. Te redresses, le couteau dans la main. Tu le jettes à l'autre bout de la pièce dans un hurlement animal. Tu fléchis les cuisses, non sans arrêter de crier.

J'AI FAIM DIONNE J'AI FAIM ET DEPUIS LE DÉBUT JE ME RETIENS ALORS FAIS PAS LA CONNE DIONNE.

Tu inspires un grand coup pour te calmer, lui craches avec acidité.

Ou est Ange ? Je suis sûr que tu le sais. Ne me cache rien Dionne. Car quand je le saurais... quand je le saurais... et si j'apprends que tu savais aussi. Que tu m'as pas dit. Ne me mens pas Dionne. Ou est Ange ?

Tu la jauges avec colère et frustration. Tu l'observes se relever difficilement - elle est pitoyable. Mais toi aussi tu es pitoyable, Duke. Toi aussi tu crains. On arrive enfin au coeur de la rancoeur ; dans ton cas intériorisée - persuadé qu'elles se sont toutes rassemblées pour comploter. Alors quand Dionne s'insurge de ton ignorance, tu doutes de son honnêteté. Mais comme il ne t'apparait pas qu'elle puisse mentir dans une telle situation (un miracle que tu te fasses cette réflexion) tu comprends que c'est à toi que revient la charge de te justifier.

CE N'ÉTAIT PAS DE TOUT REPOS POUR MOI NON PLUS !

Tu grinces des dents et serres les poings ; entreprends de faire les cent pas dans la suite, comme un chien en cage.

Tout se serait passé correctement si cette petite chienne d'Hadès ne nous avait pas envoyé aux enfers !

Tu te prends la tête, compresses tes tempes.

Et Ange répond pas, elle fait exprès. Elle fait exprès de m'ignorer ! Elle fait exprès... pour me contrarier...

Tu butes sur le stylet et te penches pour le ramasser. Tu le fais jouer entre tes doigts.

Et je n'aime pas.

Tu lui assènes un regard brulant de haine.

Être contrarié.

La vérité c'est que tu peines à digérer la défaite. La libération en était une ; tout était un fiasco et tu ne pourras pas éternellement justifier tes mauvaises idées à Echidna. Tu ne sous-estimes pas Nausikaa, tu te sur-estimes toi. Tu crois aveuglement que rien ne pourrait t'atteindre - que personne pourrait te faire chuter. Mais une brèche aux enfers a suffit a vous faire tomber.

JE SAIS !

Vous vous criez dessus comme deux adolescents alors que l'un de vous vit depuis la création de toute chose et que l'autre est une grand-mère aigrie sous les traits mystiques d'une des plus belles fleurs que tu aies jamais rencontré. Et pourtant tu as connu Messaline, Aspasie et Phryné.

Pas son genre ?

Tu penches la tête sur le côté.

Qu'est-ce que t'en sais ? Ah ! Oui... C'est vrai.

Tu la toises sans sourire cette fois, mortellement sérieux, mortellement dangereux - agites entre tes doigts le stylet.

Pourquoi ? Pour que t'essaies de poignarder en plein coeur encore une fois ? Vilaine Dionne, vilaine vilaine vilaine.

Avec dextérité, tu lances le stylet dans sa direction, suffisamment dévié pour que la lame la frôle mais sans vraiment la toucher. La force n'est pas suffisante pour qu'il se plante dans les cloisons, alors il heurte et rebondit sur le mur pour glisser sous le lit.

Il va falloir agir Dionne, ça ne peut plus continuer ainsi...

Tu sembles parler seul, tu dissocies.