Alyss n'était pas revenue et ne répond plus à tes messages depuis plusieurs jours. Il semble que ton monde s'écroule peu à peu ; et que même les bras nocturnes te rejettent - dans l'aliénation de l'insomnie, tu fixes les reflets bleutés de la lune qui se glissent dans les fentes des stores. Impossible de fermer l'oeil, le corps se recroqueville sur le canapé, le cuir couine lorsque les jambes s'affairent à bouger. Tu n'as pas le coeur à regarder une vidéo pour t'endormir, ni à lire, ni à manger, ni à rien -  tu peines déjà à exister et c'est très bien.

Alors quand la porte se met à trembler et que la voix de Précieux perce les murs mal isolés, tu manques de bondir de ta place. Tu tournes lentement la tête en direction du bruit, le regard figé dans la semi-obscurité. Tu n'en crois pas tes oreilles. Précieux est là. Précieux est venu te voir. Une vague de rancoeur remonte de l'estomac au coeur - il en aura mis du temps. Il aura fallu que tu te fiances avec Midas pour qu'il daigne se rappeler de ton existence.

Ouvre-moi.
Alors que c'est ouvert.

Ouvre-moi.
Alors que le revoir te crèverait.

Tu mets plusieurs courtes minutes à prendre une décision. Finalement, tu te lèves. Tu couvres ton corps d'un immense plaid, dont les rebords fluffy trainent par terre - tu lui ouvres.

Salut.

À peine tes yeux se posent sur son visage que ta poitrine se soulève. Tu détournes le regard, sourcils froncés. Tu ne sais pas quoi dire, tout ce qui te vient à l'esprit sont des hurlements désespérés.

Il est grave tard.

Murmuré sous le ton du reproche.

Oui je vais me marier, c'est pour ça que t'es venu ?

Sous-entend qu'il aurait pu venir plus tôt ; qu'il aurait pu au moins faire semblant de s'intéresser à ta vie plutôt que de prétendre cette nuit réagir à tes grandes décisions.

Il n'a pas l'air dans son état normal. La scène est irréelle - son grain de peau, lui, est parfait. Il brille sous les lueurs artificielles du couloir. Tu n'y arrives pas, Ezra - il est impossible de ne pas le regarder comme on détaille une oeuvre d'art. Tu le convoites amèrement, à l'image de tout ses amants (maudits) et ça te fait pitié, un peu, de constater que rien n'a changé par rapport à avant.

Toujours à ramper ;
toujours à l'admirer ;
encore un peu à l'aimer.

C'est pas grave, je dormais pas de toute façon.

Tu baisses les yeux et le laisses rentrer, mal à l'aise de continuer à parler sur le palier. Tu ne lui fais pas ce que toi, tu n'aimerais pas qu'on te fasse. N'est-ce pas Précieux ? Vous n'avez pas échangé depuis la dernière fois qu'il t'a jeté et tu peines encore plus à comprendre pourquoi il a l'audace d'être là.

Pourquoi je te l'aurais dit ? Pourquoi est-ce que je te dirais quoi que ce soit maintenant, Précieux ?

Il y a tellement de rancoeur dans ta voix ; elle est désespérée. Tu peines à retenir tes larmes, tu lui tournes le dos. Tu préfères être en colère que de céder.

Tu penses réellement qu'il te convient ? Tu serres les dents. L'envie de lui hurler : QU'EST-CE QUE ÇA PEUT TE FAIRE AU JUSTE-

Ou-ouai- je crois.

Et finalement tu craques.

T'as pas à t'inquiéter. Je fais ma vie maintenant je suis passé à autre chose. Pas besoin de prétendre pour ta conscience.

Parce que ça t'échappe : pourquoi est-ce qu'il reviendrait, si ce n'est lui aussi pour te torturer ?

Il s'invite comme tu en as rêvé pendant des mois et des années. Tu jurerais que c'est la première fois qu'il vient ici, et que l'effort qu'il a fourni pour trouver ton adresse en pleine nuit signifie peut-être quelque chose d'inédit. Mais non ! Il prétend juste s'inquiéter et tu ne comprends pas son jugement quand il y a quelques semaines encore il soupirait en te voyant ; déchirait les photos de votre shooting et te faisait comprendre qu'il préférait ne plus te voir sur son pallier - navrant.

Il n'empêche qu'il assume comprendre la raison de ton silence. Tu étires un sourire gêné et crispé.

C'est à dire que c'est toi qui m'a dit de te laisser tranquille.

Mais le revoilà dans ta vie, intrusif et maladroit. Ton coeur se serre. Tu verses de l'eau dans un verre et lui poses comme une offrande sur la table de la cuisine. Tu t'adosses au plan de travail.

Je l'aime, c'est tout.

Balancé comme une bombe. Tu as le regard fermé, l'attitude droite et déterminée. Tu es crédible dans le rôle que tu te donnes mais pour ceux qui connaissent vraiment Ezrael, c'est un mensonge qu'il est facile de démanteler.

Et tu n'as aucun commentaire à faire sur mes choix de vie. Je vais le marier dans deux semaines et c'est tout. C'est comme ça, ça s'annule pas.

Pas après que tu aies donné ta parole à Simca, à Emon - à Midas ! À tout ceux qui attendent plus cet évènement que toi.

Des gens comme moi ? Comme nous ? Qu'est-ce que ça signifie ?

Tu te frottes les yeux, tu es fatigué.

Viens en au fait, Precieux.

Ce courage que tu te donnes, il fait vraiment pitié. Et c'est la dernière chose que tu souhaiterais le voir ressentir quand il te voit.

Tu viendras ?

Il avait besoin de temps. Il y a un monde où tu comptais encore les jours et les secondes ; à espérer sans espoir qu'il revienne et te convoque comme on le fait avec les amants éperdus et les chevaliers perdus. Tu n'es l'un ni l'autre Ezra - ni le héros du peuple et même pas le sien. Tous les deux égarés, vous avez, chacun votre tour, trouvé les frères cruels de la guerre au bout du chemin.

Euh, non.

Tu te sens un peu stupide. Tu ne connais du mariage que ce qui est commun dans la plupart : fidélité, respect, amour - pour toujours. Tu ne savais pas qu'on pouvait en rediscuter les termes.

Je suppose je lui en parlerai avant...

Quand vous vous croiserez ; si jamais il est possible de l'aborder. Midas se fait plus secret qu'à son habitude ; son indisponibilité te pèse.

Tout comme la décision de Precieux de ne pas venir. Tu n'arrives même pas à être déçu, tu t'attendais à cette réponse avant même d'avoir trouvé le cran de la poser.

Pas grave.

Exprimer ta blessure à Precieux serait égoiste, tu penses. Malgré tout, cette énième abandon est vécu comme une trahison. Tu serres les dents et te détournes de lui.

Pas grave.

Dos à lui, tu fixes un point flou de la pièce avec une certaine colère. Tu sens les larmes monter mais trop buté pour les laisser percer. Tu les ravales, lassé d'être faible.

Autre chose à me dire ?

Les yeux se posent sur l'horloge du micro-onde.
Une heure trente huit.
Ah, c'est drôle.

D'un coup le silence. Seuls les soupires réfrénés déshonorent le calme absolu dans lequel est plongé l'appartement miteux. Tu fixes les chiffres de l'horloge verte néon du vieux micro-onde récupéré à rabais quand tu as emménagé. Tu repenses aux plats tout préparés réchauffés, à son clignotement insupportable et à quand il fait péter les plombs de la cuisine quand tu le lances en même temps que la cafetière. Tu penses au fait que tu vas le jeter à la benne avant de partir car Midas en a sûrement un mieux que le tien.

((Tout sera mieux ailleurs qu'ici, tu en es certain))

Tu espères que Precieux va s'en aller car tu n'as pas envie qu'il te voit pleurer. Tu veux, pour une fois, inspirer autre chose que de la pitié. Il est raisonnable, tu l'es. Enfin tout s'équilibre de la plus juste manière.

Est-ce que tu m'aimes encore ?

Il ose.
Il ose.
Et tu restes meurtri, le picotement cruel des yeux revenu te hanter. Tu crispes les épaules, ratatiné.

J'sais pas.

Ce n'est pas oui ! Quel soulagement...
Mais ce n'est pas non alors la spirale reprend.

J'essaie vraiment en tout cas, de toutes mes forces.

Pour lui, pour toi, parce que c'est trop douloureux d'aimer pour rien putain. Et t'avais dit que tu chialerais pas, putain ! Putain putain putain.

Que ça soit plus le cas.

Au cas où si c'était pas clair.

Courage, alors. C'est tellement risible que tu en souris. C'est nerveux. Tu es tendu, blessé, dévasté. Malgré tout tu veux faire honneur à ta parole et ne pas trahir l'émotion qui lentement prend le dessus sur la raison. Tu inspires un grand coup pour la bouche pour te calmer et hoches une première fois la tête. Comme il est de dos, il ne voit peut-être qu'une forme incertaine et quelques mèches s'agiter. Tu lèves le bras pour essuyer tes yeux dans ton plaid. Tu renifles et réponds plus clairement.

Ouai, il est tard. Je vais me coucher.

Tu te retournes et lui offres un sourire crispé et nerveux, mais pas hypocrite pour autant.

Rentre bien, surtout.

Tu attends qu'il récupère ses chaussures et passe la porte, le coeur compressé par tout un tas d'émotions refoulées.

Bye bye.

C'est presque comme un murmure ; tu fermes la portes derrière lui et cognes ton front contre celle-ci ; exténué d'avoir autant prétendu. Tu as envie de hurler.