Sable fin sous tes pieds dénudés. Pour certains, tu es un océan. Les vagues qui se brisent sur la grève. Vieux phare, allumé de tristesse, qui s’étend dans un empire incertain. Prince du royaume des songes, tu apparais sous de nombreux visages. Ton héritage patriarcal est de donner relief, substance aux rêves des autres. Laissez-passer d’une nuitée ou moins, tu les observes, ces réfugiés du monde éveillé.

Il est temps d’accueillir un nouvel arrivant. Une présence - un chaos qui se dessine dans un silence bruyant. Curiosité maladive, celle produite par ce raffut lointain, tu veux la voir de tes propres yeux, cette nouvelle toile qui est en train de se créer.

Labyrinthiques couleurs qui se forment, tu es intrigué. Tu prends la forme d’une corneille aux plumes de jais, pour observer, pour l’instant de loin, toi, personnage tertiaire de cette esquisse incertaine.

“ — Que fuis-tu ?

Non pas une, mais plusieurs voix. Canon désynchronisé, comme pour former une résonance éthérée. Une manière de parler douce, presque bienveillante. Plus proche de ce qu’on pourrait qualifier de pensée de sa nature environnante, sans moyen de trouver son origine. Un spécimen intriguant. Une situation bien étrange.

Tes serres se posent sur le velour d’un siège. Toi même ne peut dire s’il a toujours été là. Instable et nébuleux plan de l’existence, tu te trouves à désormais quelques mètres du propriétaire de cet endroit. Corvidé aux iris azurés, tu t’installes.

Silence. Absence de bruit. Grain auditif à peine audible, poussière qui ne se remarque pas. Le vent au loin. Le sable qui s’envole. Planète déserte, monument de solitude. Une impression de marcher, sans voir la fin du tunnel. Iel ne peut pas voir que ces murs ne sont les accessoires de la production de son esprit.

“ —  Est-ce que tu as peur ?

Tout petit moineau.

Ses yeux sont les tiens. Une touche d’iridescence dans le plumage. Un reflet discret sur ce dernier. Un croassement rauque, stridulation qui elle, ne résonne pas. Tu tournes la tête pour l’admirer, curieux. Son expression, peu importe ce que son comportement peut trahir. N’importe.

Telle un bourgeon, une idée fleurit dans ton esprit. Une pensée, vivace herbacée des jardins d’hiver. Tu demandes à quel point tu peux modifier la trajectoire de ce rêve, en faire ta propre composition florale. Ici, tu ne décides pas des fleurs mais du bouquet. Calmement, tu essayes de ellui faire confronter ses songes, sans chercher à sortir lae propriétaire des lieux de son sommeil.

“ — Tu ne peux pas mourir, ici.

Tu n’es pas du genre à te fier à l’apparence, encore moins à remettre en question les actions de ce que tu berces. Permission d’évacuer la palette des états qui ne peuvent pas s’afficher aux quotidiens, ce n’est pas la première fois que tu vois cette expression dans le regard d’un mortel qui relâche la pression du monde éveillée.

S’iel doit s’en prendre à toi alors qu’iel le fasse.

Tu n’es pas du genre à offrir des réponses, simplement des questions. Alors, tu reviens à ce silence. Si on se concentre même sur le lointain, on pourrait entendre une pluie, qui s’est ajoutée à l’ambiance sonore qu’offre cette dimension. Tu attends une action, une prise de conscience, peut-être.

La corneille est à portée. Elle ne cherche pas à fuir.

Une douleur aiguë, comme un discret poignard au niveau du thorax. Ton enveloppe physique se tord, te permettant un cri étouffé, dans ton propre sommeil.  Réplique d’une douleur, elle n’est que psychique, sans réelles répercussions. Brûlure qu’est la pression contre tes os fragiles, tu considères l’idée de te réveiller. Lumière de l’astre qui te berce, elle te permettrait de reprendre tes esprits plus facilement, plus aisément.

Tu t’es préparé, cependant, à l’idée d’accepter le risque d’une attaque frontale. Vision floue, celle de cette corneille que tu utilises comme hôte de ton esprit. Bourdonnement de l’ouïe, tu finis par reprendre contrôle sans trop grande difficulté. Pour autant, l'aviaire créature, quant à elle, restait totalement inerte. Simplement, toi, le prince des songes abandonne cette enveloppe — ou plutôt, tu décides d’en changer sa forme.

Fleurs liquides qui coulent de son dos, d’un nectar noirâtre qui comme la pluie tombe sur la tapisserie. Les secondes passent et l’oiseau n’est plus. Tu coules entre ses mains, sang des profondeurs de la terre, essence obscure à la texture huileuse. Larmes qui se retirent du sol en se fracassant sur ce dernier. Danse délicate, un mouvement gracieux tandis que le tar forme l’ombre du propriétaire de ce rêve.

Son ombre, que tu es, désormais. Enfin, pas la sienne. Tu ne lae reflètes pas. C’est ton ombre que tu lui offres en spectacle, celle d’un homme à peine reconnaissable. Silencieuse créature, inverse de ton écharpe physique, il est bien plus difficile de poser une main sur ton esprit, désormais. Beauté de l’absence, élégance de la non-présence, tu lui fais face.

“ — Nous t’aiderons à survivre. Moi, mes nombreux visages.

Timbre profond mais distordu, chant divin qui résonne dans les cieux. Elle s’élève comme une brise légère, mêlée aux murmures du vent et aux échos du temps. Impalpable, dont le timbre ne semble inspirer aucun stéréotype de genre. Reflet de l’infini que tu essayes de reproduire, tu espères que cette - ces voix que tu crées plaisent.

“ — Si tu me donnes ton nom.

Langoureuse ombre qui s’étire, tu caresses le mur à l’âme enivrante. Sans hâte, tu te déplaces de manière gracieuse. Éthéré, mais pourtant si présent, tu enveloppes d’un voile ténébreux les secrets qui se cachent dans les coins, dans les reliures tablées sur le papier peint. Un signe de la main, suffisant pour lui demander de te suivre du regard.

Artiste de l’étrange, où dans un rêve, tout devient possible, tu t’amuses à peindre un scénario, à l’aide du personnage principal de ce dernier. Tu jubiles silencieusement, admirant les desseins des frontières de la réalité, celles qui se brouillent devant vos yeux, univers incongru.  Tu approches de ce que tu veux lui montrer, un trône famillier.

“ — Anael.

Fauteuil en velours, lui qui invite au repos, doux revêtement souillé par tes serres, celles qui se confondent avec celles d’un corbeau. Tu passes tes doigts - l’ombre de ceux-là, sur le dossier, épousant ses formes avec finesse.

Accoudoirs galbés, tu montres entre ces derniers la timide boîte ornée, celle faite pour ranger, qui se trouve désormais là.

Elle n’était pas là, avant. Pourtant, elle semble toujours avoir été là.

“ — Pourquoi ne pas récupérer cette lame, celle qui est la tienne ?

Tu t’installes sur un des accoudoirs, tu te pavanes. Plume légère qu’est ta mystérieuse présence. Malgré ton caractère énigmatique, tu sembles apporter une certaine douceur au fauteuil, l'enveloppant d'une aura impalpable et calme.

Oeuvre d’art à part entière qui fascine par sa beauté, une lame, celle d’un poignard. Bronze divin, celui qu’on utilise pour faire taire les monstres, ceux qui prennent plusieurs apparences, qui peuvent même se révéler être d’apparence humaine.

Fine et acérée, véritable joyau dont la surface lisse reflète parfaitement les murs décorés de cet endroit. Des tableaux, dont les visages sont troubles, indiscernables.  

“ — Nous ne sommes que l’ombre du maître des lieux, pas de ses actions.

La poignée, quant à elle, est un contraste saisissant avec la lame, une pièce d'orfèvrerie travaillée avec finesse et raffinement. Ornée de motifs délicats, de pierres précieuses et de gravures, qui en font une pièce unique à ce monde, tellement ses composants en sont impossibles à identifier de par leur texture ou leur couleur.

Méfiance, des pas lourds, qui approchent au loin. Un son qui suscite la fascination, l’effroi, par sa dimension prédatrice. L’obscurité s’est installée dans ce couloir infini, ne permettant pas de discerner le propriétaire de ces pas. Un étranger, qui s’approche de plus en plus.

Tu te demandes bien les machinations de l’esprit de cet hôte

“ — Nous avons hâte de vous voir à l'œuvre.

Quelques secondes avant d’avoir la révélation.

Tu pourrais presque en sourire.

Monde étrange et onirique, où l'ombre de ton père, le dieu du sommeil, s'approche lentement pour prendre propriété de l’endroit. Son corps flou et éthéré se détache dans l'obscurité du rêve, et il laisse derrière lui une traînée de grains de sable doré, chacun brillant comme une étoile, illuminant son passage mystérieux.

Son souffle silencieux caresse délicatement ton visage, et tu te sens bientôt pris dans un état de transe. Tes yeux se ferment doucement, ton esprit s'assoupit, alors que l'ombre d'Hypnos t'enveloppe, t'entraînant dans les profondeurs de l'inconscient.

Les grains de sable doré continuent de tomber en cascade. Tu te sens enveloppé d'un calme apaisant, un état d'esprit qui te submerge, te transportant vers un autre monde. Et là, tu l’entends, le nom - celui de ta mère.

Ton cœur s'emballe soudainement, comme une bête sauvage qui se libère de sa cage. Tu entends ce nom, que ton père s’amuse à répéter, et tout ton corps se met à trembler, secoué par une panique incontrôlable. Tu te sens submergé par une peur intense, une angoisse profonde qui t'enserre le cœur.

Tu te revois, jeune enfant de onze ans, abandonné par ta mère sans explication, livré à toi-même dans un monde cruel et impitoyable. Dans les bras de ton père qui te serrent sans jamais vouloir te lâcher. Et malgré cette douleur lancinante, le temps va reprendre son fil dans quelques secondes.

Tu sais que tu ne veux plus être la victime de ton passé, que tu veux avancer, te reconstruire, et vivre ta vie comme tu l'entends. Et d’une certaine manière, tu as réussi. Alors, pourquoi est-ce que tu prends la fuite, là, maintenant ?

Sans même dire au revoir à l’hôte de ce rêve, l’ombre n’est plus sous ton contrôle. Ce n’est qu’une ombre comme une autre. L’illusion d’un corps passé. Tu n’as pas réalisé que derrière toi tu as laissé une trace de ton subconscient, un fragment de ton imagination.

Un portrait, un tableau cadré. Celui d’un père et d’un fils. L’héritier du royaume des songes, l’ambassadeur d’Hypnos. De quoi révéler ton identité, une chose que tu voulais éviter.

Tu rouvres les yeux. Tu es réveillé.