cela va faire trois jours -
cela va faire trois jours qu’Elinor ne dort pas.
trois jours la gorge sèche et les mains frémissantes, son visage enlaidi d’une grimace permanente (il souffre et la douleur a quelque chose d’ingrat, ne lui sied pas au teint, émousse la joliesse que confère sa jeunesse). il a tout essayé ; s’est déplacé beaucoup, assommé d’antalgiques, a supplié sa mère de chanter des berceuses - rien n’a guéri son mal. en désespoir de cause il est rentré furieux et n’a pas pipé mot. soixante-douze heures sans rêves.

dehors il fait grand jour : le soleil au zénith lui est insupportable alors il s’est traîné jusqu’à chaque fenêtre, a tiré les rideaux (de lourds pans de velours hérités d’un autre âge, miteux et démodés, la teinte indéfinie - grisâtre d’indolence, rongée par les années), maudit jusqu’aux rayons qui serpentent sous la porte. midi sonne et l’abîme - douze coups ressentis uppercuts au thorax, assez pour qu’il titube, s’effondre au bas des marches. sur le dos il médite ; considère ses recours ; renonce à tout bon sens (comprends : même lorsque tout va bien, c'est déjà assez peu).

quand Elinor se lève (l’effort est surhumain - l’épuisement l’accable comme une chape de plomb) ses genoux s’entrechoquent mais lui ne tremble pas ; se dirige à tâtons (la paume plat sur le mur, un ivrogne lucide) vers le triste recoin qui vous sert de cuisine. en fouillant les tiroirs il obtient une chandelle - deux - un paquet tout entier, intactes sous plastique - quelque part, un briquet. une prière ; voilà sa rédemption ! peut-être que son père appréciera le rite.

il éparpille les cierges sans vraiment réfléchir (il n’en est plus capable - il est trop fatigué). couvre chaque surface de ces offrandes de cire, fait rougeoyer les mèches à recours d’étincelles (combien ? il ne sait pas - le salon désormais a des airs cathédrales) - se laisse tomber cette fois au fond du vieux fauteuil qui traîne près de l’entrée, les yeux à demi-clos ; il ne joint pas les mains mais s’entend supplier, pathétique au possible en subvocalisé : s’il te plait, s’il te plait….

il est trop occupé pour remarquer, tu sais, qu’une toute petite flamme
commence à serpenter en bordure des rideaux.

cela va faire trois jours, donc
et tes ongles s'enfoncent dans sa chair de damné (maudit dès sa naissance, né sous l'odieuse étoile des enfants détraqués - sur sa peau tu creuses comme des croissants de lune). ses membres sont gelés - pas comme l'eau salvatrice des matins chauds d'été mais la terre retournée des anciens cimetières, un froid de choses mortes et de mots malheureux, jetés à la figure d'amours assassinées. quand même quand tu le touches il entrouvre les yeux - constate ton existence comme à son habitude (il s'est acclimaté à ton omniprésence - six longs mois c'est assez pour rebattre les cartes, troubler l'ordre des choses - il était seul toujours, maintenant quelque part, il est seul avec toi).

il s'entend baptiser - une, deux fois (manque trois pour vraiment parfaire le sortilège, les vocables magiques) - observe ton prénom déformer ton visage (la distorsion des lèvres - à la deuxième syllabe, un sourire malgré toi). tu es beau comme l'aurore et pour toi comme lui les nuits n'apportent plus de repos bienheureux. il conçoit - quelque part, comme une arrière-pensée, l'écho d'un ressenti - que tu souffres sans doute (une victime innocente, dommage collatéral - le même triste destin qu'attend les animaux surpris entre le feu des phares).

le feu...
il se redresse à peine - reconnaît vaguement le parfum calciné typique des catastrophes, mais ne s'alarme pas (peut-être simplement qu'il n'en est pas capable - ne l'a jamais été - lui-même en paraffine, privé des étincelles). Seren... j'ai mal au coeur, tu veux bien l'arracher ? Seren, je crois... l'explosion des passions, des sentiments violents - un incendie, tu sais, c'est un peu ça aussi ! il ferme encore les yeux - les paupières alourdies non pas d'un sommeil sain mais l'affreuse inertie propre aux toxicomanes, privés de tous leurs vices je crois que le rideau brûle... le ton un rien plaintif (il aurait aussi bien pu t'annoncer la pluie, un malheur minuscule auquel il ne peut rien). Seren, je-

une secousse l'interrompt - fait trembler tous ses membres, une unique convulsion (simili-ranimé, une décharge électrique)
et sans s'être levé, il éclate en sanglots.

et penses-tu qu’on pourrait ? s’abandonner aux flammes
s’enlacer comme ces corps qu’on trouve près des volcans, transfixés par les cendres, éternellement perclus de tendresses calcinées -
quelquefois je me sens redevenu poussière (pas memento mori mais quia pulvis es, le grain d’un sable terne plutôt qu’un crâne hilare, un sourire macchabée) - entre mes doigts fébriles je me perds et m’échappe (de l’eau ou des pensées, filantes comme des étoiles - tant de choses à te dire, aussitôt oubliées).

il pleure.
c’est terrible, tu sais ! ce n’est pas arrivé depuis qu’on l’a vu naître (quand on l’a arraché à l’étreinte de sa mère, elle hurlait à la mort et son fils se taisait - affreusement serein). il n’a pas la pudeur de cacher son visage - de presser aux paupières le dos de ses mains pâles, d’endiguer l’émotion avant qu’elle ne le noie. ce n’est pas de chagrin, mais tout de même : il pleure ! arraché à lui-même - et tes ongles et ta peau et ta voix et tes mots (autant de coups de poing qu’il encaisse sans bouger, qui ne laissent pas de marques, qu’il ne rendra jamais). après tout tu dis vrai : il n’est rien qu’un brouillon, un croquis disgracieux encré distraitement en marge de l’Histoire, où son nom n’apparaît pas une seule fois. Seren si je brûle vif, est-ce que je te manquerai ?

l’inflexion impérieuse le frappe de plein fouet (cogne et cogne à sa tempe, ajoute à ses malheurs une migraine monstrueuse, tes désirs acouphènes) - un instant il convulse, se redresse malgré lui - titube un, deux, trois pas (enivré du vrai monde, engourdi par l’éveil - il est un somnambule, l’éternel paradoxe). mais je- ne sais pas, je ne sais plus quoi faire, je ne veux plus, je ne veux rien - si ce n’est obéir, Seren… il tangue encore sur place, pétrifié par les flammes - le parfum étouffant du tissu embrasé - et comment faire ? je suis fatigué, admis dans un murmure. je suis trop fatigué.

il s’est levé ; c’est tout.