L'attaque avait eu lieu trois jours plus tôt. Peut-être quatre. Le temps défilait à une vitesse étrange, depuis, parce qu'à rester trop longtemps enfermé dans sa tête, on en oubliait de regarder dehors. Dehors. Avait-il bien fait de s'aventurer dehors, de mettre ses proches en danger, tout ça pour quoi ? Un métier dont il n'avait même pas réellement besoin ? Themisto n'avait pas encore digéré. Il n'était pas certain de digérer un jour.

Dehors, pourtant, c'était ce dont il avait besoin, maintenant. Pas hors de Nausikaa mais hors de chez lui. Hors de sa tête. Juste penser, passer à autre chose, profiter un peu de la vie qu'Ethel avait sauvée. Se morfondre, ça n'avançait à rien.

Et c'était ça qu'il tentait d'exprimer à Sohel à cet instant, sans grande conviction ; se morfondre, ça n'avançait à rien.

"Du coup, me voilà. Pour pas me terrer au fond de chez moi pour toujours. C'est pas trop une attitude de vainqueur, rester cloitré chez soi."

Il n'avait pas encore raconté grand chose de cette journée d'il y avait trois ou quatre jours ; vaguement qu'il avait croisé un monstre et qu'il s'en était sorti, et pas franchement grâce à lui-même. Il n'était pas franchement sûr que ça intéresse Sohel ; il y avait de la bonne musique, à boire, plein de ragots plus alléchants aux alentours. Themisto n'était pas à cette soirée depuis très longtemps mais l'ambiance avait l'air bonne, sans trop de pression. Il n'était même pas certain de vraiment connaître l'hôte, mais des amis d'amis l'avaient invité alors ça ne froisserait sans doute personne et puis Sohel était là aussi alors il n'avait pas à faire semblant de connaître quelqu'un pour avoir le droit d'être là.

"Toi, il en faut plus qu'un monstre pour te faire peur, non ?" lâcha-t-il un peu comme une provocation ; parce que Sohel était fort et brave et savait encaisser les coups, et Themisto en était maintenant un peu jaloux. "T'es le genre de personne qui a jamais peur de rien."

Themisto écoutait Sohel en hochant la tête, les yeux baissés sur le contenu de son verre qui tournoyait, tournoyait, tournoyait au rythme de sa main trop agitée pour rester statique. Au rythme de la musique en fond.

Puis ses déclarations le forcèrent à croiser son regard à nouveau, à le détailler de haut en bas comme s'il le rencontrait pour la première fois, depuis sous ses cils foncés, sa curiosité sincère et presque admirative. Rationnellement, Themisto se doutait bien que Sohel ressentait la peur parce qu'il était humain tout comme lui mais il se dégageait de lui bien trop de force et de confiance pour ne pas pourtant l'imaginer affronter n'importe quel danger le sourire aux lèvres, brave comme un lion, solide comme un roc. Sohel était de ces personnes dont il ne parvenait à concevoir les faiblesses, les doutes, les échecs. Il l'admirait. Sous bien des aspects, il l'enviait aussi.

"Tellement de certitude," sourit-il après l'avoir entendu, la conviction de Sohel contagieuse il fallait l'avouer, et serra une main sur son épaule en retour, fraternel. "De confiance, d'optimisme."

Il but un peu, incapable de vraiment analyser ce que l'hôte a mélangé dans les verres mais ça n'avait pas l'air toxique et c'était tout ce qui comptait.

"Tu sais que j'ai rien d'un guerrier, hein ? Depuis que j'ai quitté la colonie, j'ai pas tenu une arme, j'ai pas donné le moindre coup à qui que ce soit. J'ai couru et c'est tout. Je sais faire ça bien, courir, mais le reste ? C'est comme si j'avais tout oublié."

Alors qu'il n'était pas si mauvais à l'époque de la colonie. Il n'avait pas les talents bien sûr des demi-dieux nés de divinités plus guerrières mais Winnie le lui avait bien rappelé ; les enfants de Niké comme eux avaient une chance insolente dans leur arsenal et elle compensait bien des maladresses.

"Qu'est-ce qui t'as donné envie de poursuivre dans cette voie, toi, maintenant que j'y pense ?"

La voie des poings qui parlent quand la voix s'éteint ou n'est plus écoutée ou ne sert plus à rien ; la voie des forts et des vrais héros capables de véritables prouesses et surtout, surtout, de préserver cette fragile vie qui était la leure.

"Le frisson de la bagarre, hein..."

Themisto plongea encore une fois dans son verre. Peut-être qu'un peu ivre, ce sera plus facile pour lui de percevoir l'univers avec les yeux de Sohel ; cet univers dans lequel il y avait de la beauté dans le combat, de la gloire dans les coups bien placés. Pas juste du danger, de la douleur, la peur du faux pas.

Puis vint l'étonnement, lorsque sa proposition percuta, là dans son esprit un peu ralenti par la fatigue et l'alcool.

"M'entraîner ?"

Il s'imagina un instant dans l'arène face à Sohel, rit sous cape de l'image ainsi conjurée. Ils étaient de taille identique, mais pas de la même puissance. Themisto allait rouler au tapis, encore et encore et encore. Ses rares esquives opportunes, les devoir à ses pouvoirs plus qu'à aucun talent.

"Tu vas devoir être patient, tu sais. Je pense pas que ce soit nécessaire de reprendre de zéro mais..." Il haussa les épaules. "J'ai clairement pas ton niveau. Tu vas pas être frustré, de prendre du temps pour quelqu'un comme moi qui n'offre pas un bon défi ?"

La proposition était alléchante après sa récente déconvenue, il fallait être honnête, mais Themisto refusait d'abuser de la bonté de ses amis. Sohel était quelqu'un avec des ambitions, contrairement à lui, le membre d'un tout que Themisto connaissait mal mais devinait prenant. Alors est-ce que ce n'était pas égoïste de devenir son élève, alors que c'était sa faute s'il n'avait pas pratiqué toutes ces années ?

Le rejet lui vint en premier ; le rejet des affirmations sans doute aucun de Sohel, de son feu ardent, de la décision qu'il avait déjà prise quant à son avenir ; que Themisto réussirait, qu'il n'y avait aucune autre issue possible s'il se décidait à brandir à nouveau les armes.
Puis Themisto reconnut là son propre comportement et fut forcé de se taire. Combien de fois avait-il poussé ses amis en avant sans leur laissé d'échappatoire ? Et combien d'amis avait-il perdus, à avoir refusé qu'ils s'avouent vaincus avant même de tenter leur chance ? Un hypocrite, voilà ce qu'il était s'il se levait contre Sohel.

"Tu as raison. Non, vraiment, tu as raison, c'est une question de détermination." De sa main libre, il tapa du poing sur le torse de Sohel, geste fraternel, une fois, deux fois, pour cimenter sa résolution nouvelle. "Malgré les apparences, on se ressemble. C'est peut-être pour ça qu'on est restés amis tout ce temps."

Il termina son verre, moins pour se donner courage que pour enterrer son abattement pour de bon. Sohel l'avait mis face à son propre paradoxe : hors de question de détourner les yeux maintenant.

"J'étais plutôt bon avec les armes à faibles portée, à la colonie. Je n'ai jamais excellé nulle part en comparaison aux demi-dieux nés avec des avantages dans les batailles mais je compensais avec la bénédiction de ma mère, plus ou moins instinctivement." Même s'il avait toujours préféré bénir les autres de victoire que lui-même. "J'avais du coup aussi pas mal de chance avec les armes de tir même si forcément, n'importe quel gosse d'Apollon me met la misère haut-la-main, la génétique, tout ça. Du coup je me suis pas mal défendu au couteau. C'est versatile, un couteau."

Même si depuis la colonie, il ne s'était défendu contre rien du tout.

"La force brute, évidemment," rit Themisto, parce que c'était si prévisible venant de Sohel, aussi prévisible que le cycle du jour et de la nuit. "Développer un peu d'agressivité peut pas me faire de mal, j'imagine. On n'abat pas les monstres avec des battements de cil et des mots doux, après tout."

Dit-il comme s'il était en mesure d'abattre quoi que ce soit, destiné à devenir un pourfendeur de créature mythologique. Il n'était rien, Themi, rien qu'un gosse de divinité parmi tant d'autres, sans grande prophétie à son sujet, sans quête glorieuse à accomplir. Un quidam.

Un quidam déterminé à vivre, ceci dit.

Themisto prit une grande inspiration, présenta l'agitation autour d'eux.

"Maintenant que tu m'as communiqué ton énergie et ta motivation, et si on profitait de la soirée ? J'ai descendu qu'un verre, j'ai pas dansé, j'ai parlé à personne. On bouge ?"

Il n'attendit pas sa réponse. Il lui harponna le bras, le tira vers le bar improvisé par l'hôte de la soirée, traversant au passage la cohue d'autres demi-dieux transportés par la musique.

Il allait apprendre à survivre, oui, mais ce soir, il allait réapprendre à vivre.

Et profiter de pouvoir encore bouge librement, avant que l'entraînement de Sohel lui paralyse tout le corps.