La sortie de la bibliothèque était étrange, parce que Riesling n'était pas tout à fait sûr que c'était en train d'arriver - marcher aux côtés de quelqu'un qu'il connaissait bien sonnait comme quelque chose qui se passait plutôt dans ses rêves qu'en réalité, pour l'instant. Parfois même, la personne à côté de lui ne le percevait pas. Il avait bien le souvenir de la conversation des minutes précédentes, mais il demanda quand même deux fois à Themisto si le café qu'il aimait bien et qui n'était pas très loin lui convenait, juste pour avoir une réponse et se conforter dans le fait qu'il n'était pas en train de faire une sieste ailleurs.

L'endroit qu'il lui avait proposé était un peu à l'écart, et avait un équilibre suffisant entre correct et pas cher ; Riesling ne roulait pas sur l'or, avec sa situation à l'écart de la colonie qui ne lui fournissait que de l'argent de poche. La dépense d'une sortie avec quelqu'un le valait bien, cela dit.

Il s'éclaircit la voix une fois qu'ils furent assis l'un en face de l'autre, deux tasses sur la petite table tonde entre eux.

- Je suis toujours pour les photos de chat, mais... Qu'est-ce que tu deviens ?

Il était assez mal à l'aise avec cette question lui-même et il savait qu'elle risquait de lui être renvoyée, mais il allait la braver parce qu'il était curieux. ... Non, curieux n'était pas vraiment le mot. Il était dans la tour d'ivoire de son propre esprit, et il avait envie d'une connexion. Ça marchait rarement, mais ce n'était pas pour autant qu'il ne le voulait pas. Il eut un rire léger, presque désabusé, en tournant sa tasse entre ses mains. Ce qu'il avait commandé, il avait déjà oublié.

- C'est générique comme question. Je sais. Mais je te promets, ça m'intéresse.

Le bruit que Themisto faisait en tapant sur la table était curieusement apaisant, une preuve que Riesling n'était pas le seul à être nerveux. Sans doute que s'il était bizarre, Themisto lui pardonnerait plus facilement si lui-même était attentif à ne pas faire de bourde.

Il ne put pas s'empêcher de rire avec sincérité quand Themisto se rendit compte de ce qu'il disait.

- Ça va. T'inquiètes pas. Ça fait un moment, maintenant. Et beaucoup de gens ont des mères, c'est plus répandu qu'on ne croirait, je ne peux pas les esquiver tous.

Il n'en était pas remis, mais il n'y avait pas que ça, et la moitié du temps il n'arrivait pas à identifier ses propres émotions de toutes façons, ça aidait à relativiser. Il devrait déballer tout ça, un jour, mais le paquet lui semblait sur le point d'exploser à chaque fois qu'il pensait à y toucher.

Maintenant que le premier faux pas avait été commis, il se sentait plus à l'aise, alors il plia une jambe sous lui, s'asseyant plus confortablement, les mains serrées sur sa tasse pour profiter de la chaleur.

- T'es parti quand t'as eu l'âge, je ne suis pas sûr qu'il y ait de l'opportun là-dedans. Puis, le nombre de fois qu'on en a parlé, de quitter la colonie, évidemment que t'as eu envie d'en profiter. J'ai pas exactement été le gars numéro un pour le fun.

Il prit une gorgée de café, maudissant un peu le retour de la question. Il le savait quand il avait demandé, il devait assumer.

- J'ai pas fait grand chose à part l'entraînement de la colonie depuis. Et là, je suis écarté, comme je t'ai dit... Un accident, explosion dans le labyrinthe il y a quelques mois. J'essaie de me remettre pour y retourner et finir tout comme il faut, mais je ne sais pas si ça va être possible.

Il rit un peu, comme si ce n'était rien.

- Enfin, pas qu'on ait un diplôme ou quoi, mais... Ce serait mieux, tu vois ?

- Tu es gentil.

Il y avait un peu de détachement là-dedans. Ce n'était pas exactement qu'il ne le croyait pas, juste qu'il se connaissait - il avait forcément un meilleur point de vue que Themisto sur ce qui lui était arrivé. Quoique, pas de beaucoup, il n'était pas tout à fait certain que c'était réel, mais dans la théorie, il était informé.

Une partie de lui se demandait s'il devait être socialement acceptable, continuer de danser autour des mots ou lui dire. Le rire incrédule qui lui échappa devant l'indignation de son ami lui fit pencher la balance un peu plus.

- Oui, c'était tout un truc. Mais c'était au moment où la bénédiction a été mise en place, et tout était saturé avec ça, je crois. Les nouvelles qui concernent tout le monde prennent plus de place dans le journal qu'un incident à la colonie.

Riesling se rappelait bien de l'article qu'on lui avait montré, un encart pas fort grand en comparaison des autres nouvelles. Un mort, une dizaine de blessés. Une phrase pour le monde, une tragédie à l'échelle d'une seule personne. En réalité, il blâmait un peu la bénédiction, car elle n'était pas établie depuis assez longtemps pour qu'il ait vraiment intégré dans son système de croyances qu'on ne vivait pas qu'une fois.

Il se raccrocha à la conversation avec un temps de retard, baissant des yeux flous et secouant la tête.

- Je sais que c'est stupide, mais j'ai l'impression d'arrêter l'école trop tôt. Ma mère... Ma mère n'aurait pas apprécié, tu vois ?

Enfant adopté, il était bien trop conscient des choses qui pouvaient faire de lui un bon fils. Un fils qu'on voulait garder, pas rendre à l'orphelinat parce qu'il ne convenait pas. Être poli, gentil, bien présenter - et ramener de bonnes notes. Emira avait beau être décédée, ce réflexe-là n'était pas mort avec elle.