Elle avait attendu qu’on lui dise que Cecil pouvait la voir—elle avait attendu, comme ces femmes dans les mélodrames qui n’existent qu’en transparence de leur époux donné à la guerre. Arden avait cherché à joindre ses adelphes et tous ceux qu’elle aimait, n’avait eu que quelques retours sporadiques qui avaient accentué ses inquiétudes : écartelée d’une peine trop grande pour elle, elle s’était laissée soigner des plaies superficielles qui cachaient une entaille plus grande encore, loin des blessures physiques, droit dans le cœur. Avec une conviction qui donnait le sens d’un abandon d’elle-même, elle avait aidé à gérer l’afflux des blessés qui venaient s’échouer ici en une vague interminable, avait retrouvé Oz une seconde pour s’abreuver du réconfort qu’elle seule pouvait lui apporter, et était retournée à cette abnégation qui n’avait rien d’une façade et tout d’une arme dédiée à l’oubli de sa personne.
Dans l’encadrement de la porte, elle avait été soulagée de voir Ellair, immuable et silencieux comme elle l’avait connu ; habité de cette constance des falaises contre lesquelles s’écrasent la vie, le vent, la mer, sans jamais éroder leur conviction sacrificielle. C’était un pèlerinage qu’elle avait fait mille fois, celui des blessures qui mutilaient sa chair, et à le voir debout, placide, sitôt après le drame, Arden avait eu pitié de lui.
Merci. Tu ne devrais pas être alité, toi aussi ?
C’est dit avec une douceur comme la pointe d’un couteau, une bienveillance incisive qui porte le poids des habitudes et une colère aussi qu’elle n’était pas prête à dire. Son inquiétude portait en elle le poids de ses accusations, et son regard encore morne n’avait jamais eu de compassion pour les dévotions martyrielles dont Ellair faisait preuve—Arden n’avait que faire de la grandeur de l’âme ou de l’honneur du combat, n’avait qu’une grande tristesse pour ses amours immolés qui ne pouvaient vivre dans des nuits comme celle-ci.

Dans un abandon complet et absolu, elle offre à Cecil un baiser léger qui a peut-être le goût de ses heures éplorées, garde encore le sel des larmes versées en victime brave des circonstances. J’ai cru que tu allais mourir !
C’est beau, quand les filles comme Arden pleurent, parce que les sanglots prennent tous leurs corps : c’est une délivrance, un acte de foi, c’est une déclaration d’amour qu’il faut prendre telle quelle. La courbe piteuse de ses épaules est agitée de tremblements qui viennent du creux du ventre, elle en étouffe les sons d’une main plaquée contre sa bouche. Quand Arden pleure, c’est pour la confession d’un mal enraciné qu’il faut appréhender tout entier. Il n’y avait plus rien à sauver : dans l’intimité de la chambre d’hôpital, elle se laissait aller à l’agonie ; sa main prise dans celle de Cecil, elle pouvait enfin verser sa peine. C’était une rage qui lui venait d’un deuil qu’elle avait avorté, celui qu’elle était prête à faire s’il était mort hier soir—il ne lui en restait qu’un soulagement teinté de désespoir, de sa détresse face à la mort de son amour, dont elle ne se serait pas relevée.
C’est horrible, c’est trop horrible, je crois que personne n’est mort mais je n’ai pas de nouvelles de tout le monde.

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Elle avait soudain trouvé ses larmes absurdes, comme si sa trop grande tristesse n’avait pas sa place dans le tableau austère qu’ils peignaient tous les trois dans la petite chambre d'hôpital. N’était-ce pourtant pas le lieu le plus approprié ? C’était là que toutes les peines venaient mourir : dans les couloirs, on entendait filtrer les pleurs par les portes closes, comme un bruit de fond lugubre qui rejouait l’horreur de la nuit passée. Là, dans la chambre qui n’était pas un tombeau, les larmes d’Arden brillaient sous la lumière des néons, dont la sous-teinte bleue donnait aux cheveux de Cecil un reflet vert, serpentin, qui épousait l’or de son auréole de martyr. Sous cette lumière glaciale, le sang de ses plaies semblait mauve sous les pansements.
Elle hoche la tête sans répondre, sa main plaquée contre sa bouche pour étouffer ses sanglots indécents. De la pulpe de sa paume, elle essuie ses yeux, comme pour laver du coin de ses paupières ses émois gargantuesques, irrationnels, qu’il ne fallait pas dédier aux vivants. À la question de Cecil, elle regarde Ellair, et c’est de sa part un refus de le laisser dans l’ombre où il se complait—celle des puissants, celle des héros blessés dans la bataille. La main de Cecil, qui suit la courbe de ses reins, lui semble brûlante, inappropriée, mais elle ne s’en échappe pas. Non, je— elle adoucit son ton, d’abord, comme pour atténuer le conflit tissé de la main qui la tenait encore en laisse, non, je ne trouve pas ça glorieux.

Cecil avait fouillé son cœur à la recherche d’une colère qu’elle ne se disait pas elle-même, une rage injuste qui répondait à sa peine pour tempérer sa douleur : Arden avait, en miroir de sa jeunesse, cette affliction de celles qu’on laisse derrière, qu’on abandonne pour se livrer à la bataille. Et c’est de voir Ellair détourner le regard, comme une admission de sa faute, une confession dans la chapelle qu’est la chambre d’hôpital, qui délie son amertume qu’elle met alors au grand jour ; sa mine est triste mais ses cils sont secs. Je suis d’accord avec Ellair, ça ne mérite pas de félicitations.
Ce n’est pas Cecil qu’elle regarde : c’est lui. Elle espère, avec une cruauté qui n’est pas à elle, dénuée de sa tendresse de madone, qu’il sent le fer chaud de ses yeux sur sa nuque ployée.
Qu’on ait une ou deux vies, ce n’est jamais anodin de mourir. Je ne vois pas ce qu’il y a d’honorable dans le sacrifice.

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On gardera, en mémoire de la bataille, ses larmes de vierge éplorée qui ne comprend rien à la violence. On effacera ainsi le goût du sang, l’odeur du feu, le son de l’acier qui fend la chair—de tout ça, il ne restera qu’une impression vague dans le triptyque de la tristesse d’Arden, qui met sa peine à l’honneur : au centre du grand retable de la guerre, il y aura ses pleurs, son deuil, sa déception, un charnier de ses douleurs que personne ne viendra jamais prier. C’est là la pitié qui l’anime. Son sang, qu’elle n’a pas versé au nom de la lutte, enflamme ses joues d’un rose austère qui dit sa honte, sa répugnance ; dans cette chambre aux sous-teintes bleues, le rouge qui court sous sa peau est impudique. Sa colère est tranquille et froide, tempérée par l’air morose, et quand Cecil demande s’il aurait dû commettre, pour elle, l’ultime sacrifice, celui de ceux qu’elle aime, elle sait que c’est injuste sans saisir toute l’indécence. Non, bien sûr. Elle baisse la tête pour le regarder, saisit sa main pour la presser de ses doigts tièdes. Merci de nous avoir protégés.
Alors, il ne lui reste que les suppliques, et c’est les armes avec lesquelles elle se bat pour défaire les nœuds de leur souffrance. Elle porte déjà, à la face du monde, sa peau sans stigmates, la gloire paisible de ceux qui n’ont rien sacrifié à la terre, ni la chair, ni le sang, ni l’amour ; une survie propre et belle qui semble obscène en ces lieux. Elle sait que leurs mains liées trahissent ses tremblements, qu’elle offre à Cecil, dans le creux de sa paume, tout le panorama de son supplice.
Je ne veux pas que tu meures pour moi. Je ne veux pas de sacrifice, rien, je veux juste que tu sois là.

Arden est auréolée de la pureté de ceux qui n’ont rien perdu, et se sait alors désarmée dans cette nouvelle bataille, futile et amoureuse, qui se livre au bord du lit d’hôpital—elle n’avait pas d’exploit à montrer, ne pouvait dévoiler que son cœur à vif, et cela ne suffit pas, cela ne suffit jamais, et c’est perdu d’avance car son amour se heurte aux vérités cruelles du monde. Elle est soulagée qu’Ellair la rejoigne, de cet élan doloriste qui n’a rien de commun avec sa propre ardeur naïve. C’est vrai, ce n’est juste pas une situation qui aurait dû se produire.
Arden saisit enfin l’ampleur de la défaite de son amour face à la raison pure, sait alors qu’il est temps pour elle de retrouver sa grâce résignée : elle presse les doigts de Cecil toujours noués aux siens. Enfin ! N’en parlons plus, d’accord ? Ce qui compte, c’est que tu sois en vie et que tu te remettes de tes blessures. Elle offre à Ellair un sourire pénible et brave qui la rend jolie dans son malheur. Toi aussi, tu devrais te reposer.

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Pétrie du silence inerte des héroïnes qui n’ont de brave que leur immuabilité, Arden laisse sa peau s’éreinter des caresses, des baisers et des promesses qui se disent dans l’austérité des hôpitaux, quand les blessures rendent plus tangibles les amours nouveaux, venus avec la saison. Dans la modestie blanche et bleue de la chambre, les rires sonnent comme un affront, c’est une hérésie de se prétendre aussi heureux quand ailleurs, les murs portent le rouge ardent de la défaite et de l’effondrement des certitudes. La porte close est un rempart aux maux du monde qui déferleraient sur les joues d’Arden, qu’elle avait béni plus tôt de ses propres larmes, pour les laisser blêmes et salées comme la craie des falaises en bord de mer. Le petit tableau impressionniste de sa peine se heurte à l’indifférence comblée des guerriers, tout faits de marbre et d’acier, qui défendaient son cœur. Sa candeur est hermétique aux luttes de pouvoir qui se dessinent déjà ici, en ombres portées sur les murs fades, et qu’elle voyait toujours distantes comme le matin sur la ligne d’horizon. Cecil et Ellair, Ellair et Cecil, et elle, aussi, figure biblique dans la torpeur de la victoire. Elle offre à Ellair un geste de la main discret et empressé, avant qu’il ne ferme sur lui la porte pour se retirer du paysage stérile et mondain de l’amour et de la guerre.
Je passerai te voir tout à l’heure.

Et soudain, elle n’a plus à faire la division sordide de sa tendresse ; sans rien dire, elle s’assoit un instant aux côtés de Cecil, prend encore sa main pour sentir la chaleur de sa chair meurtrie, et s’approche pour laisser s’échouer sur sa joue la tiédeur de ses soupirs.
Je te laisse te reposer, mais je t’enverrai des messages, d’accord ?
D’une main brûlante et sûre, elle dégage de son front ses boucles d’or, et dépose sur sa peau un baiser au goût de sa tristesse, sans bonté aucune, d’un égoïsme dévoué et amoureux qu’elle donne comme un sacrifice.

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