la nuit avait été interminable et la journée aussi ; les inquiétudes des autres m'ont été lancées comme des flèches et malgré mon bouclier d'insensibilité, elles m'ont écorchées. je crois qu'elles étaient trempées dans du poison, parce que -parce qu'à l'heure enfin de partir, quand je pouvais laisser sans inquiétude la porte à d'autres, je me suis mise à courir, à courir vite comme savent courir les proies des chasseurs et des chasseresses. je ne sais pas pourquoi j'ai couru. je ne sais pas pourquoi j'ai tant ressenti le besoin de changer mes vêtements et de me doucher, je ne sais pas pourquoi c'est une demande viscérale de mon corps, une obligation de mon esprit ; je ne sais pas mais le seul endroit ça serait ici, alors j'y viens, et l'âgon est trop bruyant encore -ah ! c'est qu'alors il n'y a pas eu assez de mort-es.
le domaine est une grotte sans lumière. le feu y grouille à chaque tournant. la pierre empêche toute racine de pousser. tout y crie : garance, cet endroit n'est pas pour toi. même la guerre, en soit, n'est pas pour moi. les déités nous l'ont bien fait comprendre : les nymphes sont faites pour être cassées.
dans le souterrain, je ne m'y sens pas à ma place. ce n'est pas un sentiment inhabituel. la sauvagerie et la stupidité sont trop stagnantes. je prends ma place, d'habitude, mais aujourd'hui -aujourd'hui je vois le manque de soleil et ma peau devient livide, aujourd'hui le feu se reflète tant dans mes cheveux qu'on dirait qu'il veut me faire flamme encore, aujourd'hui j'essaie de m'ancrer mais le sol ne veut pas m'accueillir. aujourd'hui est un jour de rejet, et de fatigue. aujourd'hui, je contemple encore. aujourd'hui, je ne suis pas sparte. je ne suis qu'exténuée.
devant mon casier, les chiffres se mélangent. je connais la combinaison. c'est l'année de création de l'île. c'est mon arrivée. c'était en mille neuf cents ... soixante ... dix ... quelque chose. très bien. 1. 9. 7.
1. non.
2. non.
3. oui.
la porte s'ouvre. ma tête s'y engouffre pour respirer. ça sent la terre, pas la sueur suffocante et le sang déifié. j'y reste, quelques secondes, la face dans le noir et mes fleurs séchées à mes côtés. c'est la fatigue. c'est tout. allez. prends tes affaires, garance. ton savon, tes vêtements. va à la douche, et repars ensuite -mange, quelque part, qu'importe ! chez don, ou chez david peut-être. et puis, après, dors. dors chez toi. dors dans ton arbre.

dors dans ton arbre -enlace tes branches comme des sœurs, comme toi-même, comme tu ne le fais jamais ; garance ! laisse donc tomber l'écorce, le tronc a besoin de respirer, d'inspirer fort de laisser l'eau couler en-dehors et avec elle de laisser partir toute la pression et vas-y vas-y inspire, expire, l'odeur des bois, de la forêt, rien d'autre -cours, après, plus tard, à nomos et ailleurs, là où il ne reste que ce qui n'a jamais été touché, là où se couchent les faons et naissent mes petites sœurs, là où les feuilles verdissent la lumière et où la mousse collectionne les gouttes, là où le sang n'existe pas et où je retrouverai la paix oui le salut et la-------
l'imbécile. la puante. la chasseresse.
la forêt n'est plus ; il n'y a que l'odeur des tueur-euses et du sang.
et pour cela, je te déteste, dorian.
aucune salutation de ma part, à peine une expiration exagérée qui visait à me calmer, moi et mes nerfs déjà enragés. j'ai envie de crier. de crier pour que tu la fermes, et que tu fasses demi-tour, et que tu me laisses, moi, seule sous l'eau chaude -que tu me laisses ! vider toutes les réserves, moi sans autre douche que les orages, et toi sans autre odeur que le massacre. va donc laver ton sang et ta sueur. cela ne sert à rien : il reviendra.
il reviendra, le sang, parce que tu te moques. tu te moques des mort-es. tu te moques de la vie, et cela je le savais déjà ; j'aimais artémis, auparavant, pour les remerciements qu'elle offrait aux herbivores, aux chassé-es, aux proies. elle les remerciait de leurs sacrifices, soulignait la nécessité. mais l'obligation n'est plus, et le sacrifice n'a jamais été consenti, alors, vraiment, quelle différence avec les autres déités ? je donne mes feuilles aux chèvres pour qu'elles vivent, pas pour qu'on les tuent.
en cela, je vous déteste. en cela et en beaucoup d'autres choses.
mais aujourd'hui, tu ries des animaux humains, de tes confrères et consœurs, de tes adelphes et des autres. est-ce si drôle, de perdre un frère, dorian ?
tu mérites de devenir arbre, et de voir alors ce que cela fait quand les autres prennent, prennent, prennent, sans jamais ne pouvoir rien y faire. tu comprendrais peut-être, alors, toute l'inhumanité de ton être.
mais je ne veux pas de toi dans nos rangs. ce n'est pas grave. je ne ferai que vaciller tes croyances, alors. te montrer que tu es une femme comme une autre. que la chaire de mes seins t'appelle autant que l'autre chasse que tu pratiques. tu verra. quand tu tombera.
j'enlève mes vêtements et je les replie dans mon casier. j'y laisse mon faux bras, le moignon révélé. je te rejoins, fais couler la pluie. ah, il est sûrement moins dur pour moi de garder ma porte que pour toi de fermer ta gueule. et je souris, d'un sourire mauvais qui se moque ouvertement, comme je le fais toujours. il n'y a même pas besoin de me cacher pour que tu viennes en courant. et dire que tu as raté une si grande bataille ! pour une fois que tu aurais pu être utile. pour une fois, oui, qu'il s'agissait de tuer des meurtier-es plutôt que des emprunteur-euses. pour une fois, oui, que le sang aurait eu un but nécessaire. tiens -rends-toi utile maintenant, alors. le savon est tendu de la seule main qu'il me reste. j'ai poussé mes cheveux sur le côté, et se présente à toi mon dos sale, éclaboussé de boue.
la silhouette est parfaite. arrondie sur les hanches, la taille en sablier, les jambes fines. une toile de lait, si ce n'était pour les brûlures qui serpentent jusqu'à mes cuisses. c'est un rappel, je crois. le feu est rentré en moi.

je ne savais qu'attendre de toi -c'est bien là ce qui est amusant, il est vrai. c'est ton hésitation qui me fait rire, et qui me confirme tout ce que je pense. c'est mal, probablement, que de te faire tout ça. après tout ! tu as juré, sur ta vie et bien plus encore, mais moi je crois à la liberté au-delà des groupes, à l'indépendance dans les adelphies, à la bienveillance quand on en a besoin et pas le couteau sous la gorge. je n'aime pas les chasseresses pour bien des choses, et celle-ci en fait partie : artémis est toujours si dramatique.
et, quand tu parles, je vois la cage autour de toi ; tu sors la main pour toucher mon dos comme l'on touche du doigt un requin sous l'eau, et l'on en a peur autant qu'il nous fascine, et en cet instant, je crois bien que tu m'envies mon libre-arbitre, ma liberté d'aimer. est-ce si mal, vraiment ? que de t'aider à te rendre compte de qui tu es.
moi j'aimerais que quelqu'un m'y aide. qu'on me pointe du doigt mes erreurs, et mes succès, et qu'on me dise : voilà ce que tu es devenue, et voilà ce que tu ne voies plus en toi malgré sa présence, et voilà ce que tu pourrais encore atteindre avant de t'éteindre. tu es si jeune dans l'immortalité échangé contre une muselière -voulais-tu vraiment chasser, dorian ? voulais-tu vraiment voir tes adelphes mourir, autant les sœurs que les zeus ? parce que je crois que c'est tout ce qu'il reste. j'ai écris des noms, ces derniers jours. tellement. plus que le nombre de tes années.
et, ailleurs, j'ai écris d'autre noms. sur mon tronc, là où personne ne peut voir, c'est à dire dans le creux qui pourri, et qui se détache comme mon bras de métal. c'est les noms de mes sœurs à moi, de mon père aussi. j'ai commencé à écrire le mien aussi.
voilà tout ce qu'il y a dans la saleté de mon dos. tu n'en lis rien. tu sais pister la mort dans la terre mais tu ne sais pas lire les restes de vie dans la chaire. les reliquats ne t'intéressent pas, j'imagine, car il y en a abondance ; et moi je suis cassée de ces fins permanentes qui ne respectent aucun principe. l'île n'a pas chanté. les déités sont rejetées. les créatures sont affamées. et, dans leurs guerres, iels en oublient le sol sur lequel iels marchent. je suis fatiguée. j'aimerais l'île à nous (pas vous), j'aimerais avoir le droit à la naïveté, à l'innocence, à la candeur. j'aimerais pleurer mais mon bois est presque sec. j'ai fait des heures supp. beaucoup de gens à la porte. pas assez de personnel. pas besoin de dormir. pas réussi de toutes manières et sous des doigts la peau se détend, la tête se penche en avant, et la fatigue alors laisse échapper un son -ah, et je déteste l'idée que tu me fasses du bien tout comme j'haïs le futur où tu restes enfermée. le bras pend, et l'eau coule, et ton corps n'est pas loin, c'est sûr. et toi ? où étais-tu en cavale ? ailleurs, sûrement, et de cela peut-être étais-je jalouse à mon tour : il me paraît non-naturel de marcher loin, de voyager sans mon arbre, mais parfois je me demande ce que cela ferait, de courir sous les étoiles, jusqu'à ce que le monde finisse ou que mes jambes m'abandonnent.