Dis-moi Duke, as-tu connu saint Michel, toi qui est né de la même matrice que les saints ? Toi qui viens d’un âge où le Ciel écrasait encore la Terre, as-tu perdu ton âme dans la lutte biblique des anges contre le Mal ? Aujourd’hui, les guerres ne se font plus aux portes du Paradis, elles se mènent dans la fange, dans ce limon purulent qui ronge nos âmes anciennes—je te ferai la Guerre ! celle qui se porte droit dans le coeur, qui sent le métal et le sang, celle qu'on ne fait plus en cette ère du soufre et du feu.
Pour toi, oui, je serai saint Michel et je te ferai la Guerre qui se menait encore pour Dieu.

Ça dit aujourd’hui mais ça ne sait plus comment s’enroule le temps—aujourd’hui, c’est le Péché le vice la crasse l’immondice, dans le monde ordurier des Hommes qui ont délaissé la prière pour s’en remettre à des idoles de fer, de zinc et de pétrole. Et ça voit la débâcle de ces mortels déshonorés avec le dégoût des Vierges pures ; Mahaut était déjà en ce temps-là un animal : ça n’attendait plus rien des hommes souillés qui grouillent comme des vers sur une pomme.
C’est dans la fange que ça l’a rencontré la première fois—ça ne sait plus à quelle époque, en quelle ère, en quel an. C’était le temps de l’acier et le temps de la fuite, car les forêts sacrifiaient leurs splendeurs au nom de l’avarice ; c’était le temps des charniers, des proies fauchées par la Machine, renards lapins et étourneaux pris dans la vitesse mécanique des chemins de fer ; c'était le temps de l'Industrie, qui venait crever le territoire pour en retourner le terreau saint ; c’était le temps de l’envie, de la colère, de la gourmandise : c’était un nouveau paradigme, son temps à lui.

Je ne sais plus comment je t’ai trouvé, enseveli dans la boue viciée de l’Amérique. Nous ne sommes pas des choses de cette époque où les fruits poussent aux arbres déjà pourrissants, et où les fleurs naissent déjà tachées de moisissure ; nous sommes d’un archaïsme pur qui se lit dans l’infamie de nos Passions gargantuesques. Nos fautes, Duke, portent la marque du Divin ou celle de la Bête : je peux être Ève et tu peux être le Serpent. C’est un lien qui vient de la Genèse—d’avant ma naissance, et d’avant ta renaissance.

Quand il émerge de la glaise comme Adam lui-même, elle le trouve d’une ignominie souveraine. Oui, tu as des mains. Tu ne devrais pas jouer à l’Homme.
Elle sait ce que tu es, détourné ainsi de la pitié splendide de ta nature profonde. C’est un jour saint, une fête de Pâques immorale et dépravée, et Mahaut voudrait lui réciter les psaumes desquels, ici-même, il se détourne : chacun sa place dans le domaine de Dieu, et si l’Apocalypse vient enfin, celle de l'Hydre n'est pas au sein des Hommes. Dans sa main droite, la pointe de sa lance transperce le Ciel.
Alors lève-toi et marche.
Et si maintenant, je prenais ma lance pour te crever le coeur, est-ce que ton sang coulerait rouge ? Le mien est toujours pourpre, je pourrais te l’offrir ; seulement, on ne doit pas saigner les archanges : c’est ainsi que je me présente à toi.

Moi, je ne suis pas un archange ! J’en ai vu mourir. Nous sommes à l’ère de l’extinction de tous les saints. Je vis encore un ange descendre du ciel : il tenait à la main la clef de l’abîme et une grande chaîne. Il maîtrise le Dragon, le serpent primitif, qui n’est autre que le Diable et Satan. (Apocalypse 20:2) Il ne reste personne pour maîtriser la Créature qui s’élève de la fange, et voilà le lot des Hommes : il faudra périr.

Sous les arbres maladifs, ça ne voit que toi. Sous la lumière blême de la saison (qui est peut-être l’automne, l’été, ou l’hiver), ça ne voit que toi. Les deux pieds plantés dans la boue qui s’infiltre dans ses bottes, ça ne voit que toi. Ça te sait créé dans les sédiments de cette terre viciée et matricielle, plus imparfaite encore que toi, la Chose que Dieu a fait—l’Erreur née de la Géhenne. L’Hydre n’a qu’une tête sous les faisceaux angéliques du matin clair, et ça trouve cette unicité absolue infiniment dégoûtante. Ses yeux pâles droit dans ceux de la Créature, ça crache dans la boue. Je vois un monstre ayant pris un visage qui ne lui appartient pas.

Elle se baisse un instant pour défaire ses lacets et, comme lui, plonger dans la tourbière ses pieds nus, offrir son sang aux bêtes qui gangrènent le limon américain et laisser sa peau se nourrir de l’argile grise et jeune de ce territoire qui avait tout d’un champ de bataille. Lentement, elle avance vers lui, ses pas laissant dans le sol du marais les marques profondes de sa dévotion—ses gestes font le bruit mou de l’eau qui remue et de la terre qui est ici comme une éponge gorgée du Mal : la désolation est une punition dont tu te trouves porteur, cavalier de la Famine, en vile engeance de l’Apocalypse encore à venir. Crois-tu, Duke, qu’elle craigne la Guerre, la Conquête ou la Mort ? Les Hommes ne connaissent rien de la fin du monde, mais elle, ELLE, elle est fille des charniers, de la peste, du vice, de ces périodes où l’on craignait encore la pourriture du Péché.
Alors ça rit ! D’un rire en aboiement qui s’élève dans le jour et fait peur aux oiseaux proches, fauvettes, moineaux ou corneilles qui viennent trouver la mort englués dans ces eaux.
Ils ne sont pas les miens. Ils vont mourir, et je serai toujours là. Ils vont tout détruire, et je serai toujours là. Ils m’ont tout pris, autrefois, et ils continuent de tout me prendre—ma forêt, ma terre, mes sœurs. Ils ne sont rien, rien, rien. Trompe-les, infeste-les, parasite-les, il en naîtra toujours d’autre. C’est là la résilience des Hommes, comme de la vermine, et l’ichor ne les rend pas plus braves.

Dans le sol meuble, la pointe en acier de sa lance trace des sigils, symboles hérétiques et aléatoires qui suivent son avancée dans le marais—ça trouve une exaltation juvénile à la sensation de la fange sous la plante de ses pieds, ça s’approche, ça s’approche, le soleil lui-même ne suffit pas à réchauffer ses os glacés par le froid de la tourbière. Mahaut trouve ici un bonheur divin : qu’on couche son cadavre dans ces contrées funestes ! qu’on la retrouve maculée de boue et de sang, chantant encore des psaumes. Peut-être que je te trancherai la tête. Veux-tu me l’offrir, Hydre ? Oh, s’il te plait, s’il te plait, donne-la moi !

J’entends les os se briser : ce ne sont si les miens, ni les tiens. C’est un glas que je reconnais. Le craquement du métacarpe de l’humain désincarné a la même résonance que l’angélus, dont l’éclat se perd dans ces campagnes maudites, viciées, rongées par l’industrie qui suce des champs toute la piété sincère. Il n’y a pas d’honnêteté dévote dans cette terre, et l’Hydre peut y verser son sang, et l’Hydre peut y enfouir des fragments de ses phalanges, il n’en sera rien. Le monde est mort et nous sommes vivants.

C’est englué dans le marais sans se sentir piégé, ses orteils remuent la vase pour en faire ressortir l’eau verte qui sera bientôt souillée par les usines. Là, dans le sol humide et froid qui respire encore d’une vie grouillante, ça se sent lié à l’existence même de tous les êtres. Mahaut secoue la tête, fronce les sourcils, sourit, laisse défiler les masques de son humanité pour lui dire qu’il n’avait pas compris—elle ne punit pas les crimes des choses de Dieu et n’a pas le droit de faire pencher la balance ; Mahaut n’a rien d’un Salomon et n’abaissera pas l’épée du Jugement. Tu n’es pas un monstre parce que tu aimes la chair humaine, que j’ai moi-même goûtée ; tu es un monstre, Hydre, parce que c’est ainsi que Dieu t’a fait. C’est un titre que tu dois porter comme un étendard car c’est là ta nature profonde. Et ils sont proches, si proches dans la tourbière : ici, l’eau est plus chaude, tiède de sa renaissance biblique. Je ne suis pas un monstre. Veux-tu que je sois un monstre pour toi, Hydre ? Je peux faire semblant.

Et voilà le Monstre, le vrai, le Dragon terrassé par saint Michel : le sang noir de l’enveloppe humaine de la Chose éclabousse les joues de Mahaut, qui prennent la teinte rose de la chair à vif ; ça passe sur son visage le dos de sa main et les gouttes font des trainées pourpres sur sa peau claire de Vierge. Souillée ainsi, elle a tout d’un animal, prédateur à l’air de proie, comme ces martres qui mangent les musaraignes et les grenouilles—ça a conscience de la cruauté du monde, et ça remercie la Mort de servir de terreau à la Vie. Mahaut retourne sa lance, pointe vers le Ciel comme la verticale d’un crucifix, pour se prétendre combattante. ÇA, ça c’est toi ! Tu ne dois pas me mentir, jamais, tu n’as pas le droit. J’ai regardé chacune des têtes et trouvé sous les écailles leurs traits uniques, ces traits qui font que vous êtes tous toi : les têtes se déploient en éventail et occupent toute la largeur du Péché.

L’ombre de l’Hydre dévore le panorama et Mahaut s’en enveloppe comme d’un manteau. Ça s’approche encore, l’acier boueux et brillant de sa lance capturant les dernières lumières du paysage désolé. Je les veux toutes, je n’en veux aucune, ah ! Je ne sais pas, je ne sais pas, moi, je n’ai rien à te donner. Elle pointe du doigt la sixième tête. Donne-moi celle-là, et je te donnerai un de mes doigts. Moi, ils ne repoussent pas, alors ça se vaut, tu ne penses pas ? Et tu pourras manger ma chair et boire mon sang, prendre mes vices et me rendre au monde lavée du Mal, ici, dans ce marais qui n’est pas ta matrice, et où tu n’es pas roi.