Moins d'un mois s'était écoulé depuis la mort d'Alyss et Ezra sortait à peine de sa chambre, terrifié à l'idée de croiser son parquet gondolé par la marre de sang qu'elle avait laissé en se tranchant la gorge devant lui, traumatisé par le fait d'être menotté par la grande Divine et trainé comme un criminel au QG de la Milice, loin de chez lui et de sa soeur.

Heureusement pour sa conscience, son intégrité et leur amitié, Alyss l'avait innocenté dès qu'elle ouvrit les yeux et qu'on lui présenta Ezra à son chevet.

Même son appartement lui semblait hostile. Ezra craignait de sortir et de faire face au monde immonde qui l'entourait - de croiser des voisins suspicieux ou même de la pitié. Rien n'aurait pu le guérir et tout aurait pu l'enfoncer.

On toqua à la porte et Ezra se leva de son lit en soupirant. Il traversa le mur de sa chambre pour rejoindre le salon et ouvrit - le sourire absent se mua en grimace de dégoût à la vue du milicien. Il ne pourra jamais oublier son visage, quand bien même celui de l'adolescent abusif est devenu un homme, tout aussi poncif.

Caden. Ravi de te v-

Il n'attendit pas son autorisation pour entrer et cela fit grincer des dents Ezra. La milice se permet tout et n'importe quoi dans son quartier et ça le rend fou. Cette impunité est à l'image de ce que les habitants subissaient : une injustice chronique.

Tu...

Ezra était mal à l'aise. Il n'osait pas le repousser, de peur que Caden s'en serve pour cracher des mensonges vils et crades à l'encontre de sa personne lors de son rapport, qu'il invente des armes cachées sous son canapé ou des plans machiavéliques découverts sur l'écran déverrouillé de son ordinateur.

Fais comme chez toi.

Il ajouta, sur un ton faussement poli. Ezra était tendu et nerveux.

Je n'ai rien à cacher !

Il y mettait trop d'émotions et ça le frustrait. Rien à cacher hormis les cadavres de boîtes de gâteaux et de nouilles instantanées empilées dans la poubelle, les verres sales collectionnés sur le comptoir et tout ce qui pouvait trahir sa depression bien installée.

Il y avait de la malveillance partout, surtout au sein de la milice - pourtant Caden réussissait l'exploit de dépasser ce stade et d'en embraser un nouveau : sa cruauté semblait sadique, tant il prenait plaisir à se balader dans l'appartement, à disséquer le mal-être d'Ezra, qui était privé. Ezra n'aimait pas qu'on le voit dans cet état et qu'on soit témoin de son apitoiement désespéré. Ses détritus ne regardaient que lui. Il en avait honte et Caden rendait la situation plus difficile à supporter tant elle était humiliante.

Même lui, ne sentait-il pas gêné d'harceler le pauvre fils de Thanatos ? Ezra aurait voulu avoir le courage de faire du mal à ces gens-là. Il aurait voulu leur donner raison, au moins juste une fois, pour justifier le fait qu'ils le craignaient, au fond.

Arrête !

Les restes de soupe mélangés aux nouilles se répandit sur le parquet déjà usé. Ezra grimaça et stoppa son élan, impuissant. Il suivit du regard les déplacements méthodiques de Caden et se précipita finalement pour ramasser son plaid et le remettre, cette fois bien plié, sur son siège.

Tu n'as pas mieux à faire ?

Exaspéré, il craqua et se montra plus réticent, plus féroce. Sa stratégie (somme toute hasardeuse) était de lui faire perdre tout intérêt - il n'avait, comme dit plus tôt, rien à cacher - et l'inciter à partir pour se repaitre du malheur des autres ailleurs.

Je sais pas ce que je t'ai fait depuis le camp, mais s'il te plait, fous-moi la paix. Je veux rien avoir à faire avec toi.

Ses mots dépassaient sa pensée mais pourtant il se contenait : Ezra se mordait la langue pour ne pas l'insulter comme il le méritait. Midas lui disait souvent qu'il ne devait pas hésiter à cogner celleux qui se foutaient de sa gueule ; ainsi il montrerait au monde ce qu'il advenait à ceux qui s'en prenaient à Ezra Strauss. Mais Ezra n'était pas dupe : cogner un milicien ne lui apporterait que des ennuis.

Ezra avait eu l'espoir, le temps d'un instant, que Caden le prenne au mot et s'en aille sans demander sans reste - ou peut-être qu'il s'explique sur les raisons qui le poussaient à le détester à ce point depuis des années. Ezra avait sa petite idée (même des tas) mais souffrait du fait que personne n'ose clairement lui verbaliser. Il savait parfaitement que son statut de fils de Thanatos inspirait la crainte, et que la crainte inspirait la cruauté.

Sinon quoi ?
Caden avançait, encore et encore, à mesure qu'Ezra reculait. Celui-ci avait fini s'arrêter, alors que son dos heurta la chaise de son bureau. Il le dépasse de quelques centimètres à peine, pas assez pour le prendre de haut - mais trop pour s'écraser correctement.

Un milliard de réponses lui vinrent en tête ;
Sinon je te crève !
Des hurlements, des coups ; il fantasmait la violence exacerbée qui aurait pu dégénérer de cet échange. Le regard écarquillé et le souffle discret mais haletant, Ezra considéra riposter.

Considéra seulement.

Rien. Je ferai... rien.

Argh ! Il se détestait d'être aussi passif et réservé. Ça l'irritait profondément, au point où, contre toute attente, il fut pris d'une tension au niveau des mains et en profita pour le repousser.

Ezra aurait pu crier, victorieux : Je ferai ça ! mais rien ne sortit de sa bouche, si ce n'était une expression horrifiée, celles que faisaient les enfants coupables face à leurs parents quand ils s'apprêtaient à les gronder.

Pendant un instant, Ezra avait craint des représailles. Il s'imaginait déjà traîné de force à un procès perdu d'avance, à l'Ecclesia ; condamné par excès de confiance et mauvaise ascendance. Que pourrait faire Simca, cette fois-ci ? Elle ne pourrait pas le protéger éternellement - ça, Ezra en était certain. Ça l'angoissait plus que de raison, du soir au matin.

Alors le sourire de Caden fut à la fois délivrance et sanction. Ezra le dévisagea, un mélange de crainte et d'appréhension dans le fond de ses yeux plissés. Il n'arrivait pas à y croire. La main qui tapota sa joue acheva de l'humilier - Ezra n'opposa aucune résistance, toujours un peu plus estomaqué par la malveillance avec laquelle il aimait le réduire à l'état de sous-merde ; pire qu'un animal.

Sans rien dire, il serra les dents et se pencha lentement pour ramasser ce qui trainait encore sur le sol. Tout en surveillant Caden du coin de l'oeil, il ouvrit la porte de sa chambre et jeta les affaires sur son lit défait, avant de refermer la porte, sans ranger. Il attendrait pour ça d'être serein et que le nuisible soit parti.

Tu as peur de ma soeur ?

Demanda-t-il, une pointe d'insolence dans le fond de sa voix. Ezra rêvait désormais de voir Simca le hanter des spectres les plus lugubres, qu'il n'en dorme pas la nuit !

Elle m'a dit qu'elle allait passer ce soir, tu ferais mieux de vite partir si tu ne veux pas la croiser.

C'était à ce jour son coup de bluff le plus ingénieux.

Le bluff n'aura pas fonctionné. Ezra accusa le coup d'un sourire timide mais coupable. Il haussa les sourcils, comme s'il avait sur le coup conscient que Caden se moquait ouvertement de lui et le provoquait avec des absurdités - mais qu'il s'y soumettait tristement. Ezra n'arrivait pas à deviner ; étaient-ces des menaces à peine voilées ou des vérités qui dérangeaient ? Et quelles casseroles se trainait Simca ?

Simca n'a pas besoin de frapper.

Ezra essayait tant bien que mal de redresser l'honneur de sa soeur, trainée dans la bout par ce milicien de malheur.

Et vous n'avez rien contre elle. Ça serait injuste de lui faire payer mes fautes.

Le sort s'acharnait sur lui. Caden venait de s'inviter indéfiniment. Pour le chasser, il allait falloir avouer son mensonge. Ezra dépérissait. Il sentit ses poings se serrer au niveau de ses hanches et tourna comme un lion en cage dans l'appartement.

N-non... ce n'est vraiment pas la peine...

Il se mordit la lèvre, épuisé d'avance de l'échange qui s'avérait être celui de trop.

Je t'en supplie... Caden. C'est ce que tu veux entendre hein ? Je t'en. supplie. Pars de chez moi. Je ne dirai rien.

Il se détestait. Il aurait aimé avoir la force de lui dire (justement) ses quatre vérités.

Elle ne viendra pas.

Confessa-t-il d'une petite voix.