j'ai plus besoin de toi ;
daniel sourit en le disant. il ne le pense qu'à moitié, ou plutôt il l'affirme en sachant qu'il ne le pense pas, prévoyant que cela touchera et fera peut-être un peu mal. que cherche-t-il ? pendant longtemps, il s'est imaginé libellule en figure salvatrice dont il ne pouvait pourtant rien attendre - il ne demandait pas des bras ouverts quand un malheureux regard faisait l'affaire ! et puisqu'il avait décidé sans logique de la fantasmer sainte, il se réjouissait de sa cruauté dès lors qu'il en faisait les frais. ce serait mentir que d'affirmer qu'il n'y a pas employé des efforts certains et propres à sa nature. il suffit de l'observer maintenant, fièrement appuyé contre la table du bureau : daniel n'a pas tout à fait renoncé à la poursuite de la moindre mimique, de la plus infime étincelle sous les cils, d'une réaction en somme. de sa revendication, il tire une transformation en trompe-l'oeil qui n'affecte que sa façade.

daniel se balance joyeusement sur un rythme qui ne joue que dans sa tête. on croirait presque que tu m'as oublié ! haha, et il s'amuse de son observation comme si cela l'en éloignait. alors j'suis venu te le dire moi-même. d'un regard en biais et étranger à l'embarras, il détaille patiemment les traits et courbes de ce visage idéalisé, fantasmé, érigé en couleurs et paillettes. il constate la précision avec laquelle libellule s'exerce à la beauté et cela le fait sourire, inspiré d'un sentiment qui lui était jusque-là peu familier. c'est une sorte de contentement de soi tâché d'une suffisance mal placée.
l'ironie se trouve dans sa révérence obséquieuse, à mille lieux des mots candides employés sans vergogne : mais t'en fais pas je t'oublierai pas, et je t'aime toujours ! il considère en rajouter, lui promettre alors qu'elle restera la femme de sa vie ; et si libellule ne s'en soucie pas, daniel espère au moins pouvoir se moquer.

oh, elle n'est pas contente ! le sourire de daniel s'élargit, inspiré par une joie démesurée et déraisonnable. c'est un plaisir qui s'évanouit presque aussitôt : il a fallu que dana se montre maintenant... oh, il répète en écho, comme stupéfait de la voir là où sa fiancée se trouve. un soupir ostensible aurait pu feindre l'agacement que lui procure cette interruption. daniel n'en fait rien, assoiffé de provocation. son amour à lui n'a que faire de celui que libellule et dana partagent. son visage retrouve sans peine l'éclat du triomphe. il faut croire que même la solitude partagée et les regards portés sur lui seuls sont des privilèges auxquels il ne peut pas aspirer. dana, avec affection, familièrement, je vais bien oui, comme d'hab. impossible d'aller mal avec une si belle gueule ! t'es pas mal non plus, j'avoue.

ah, t'inquiète, t'en fais pas, on se dispute pas, tranquille, je disais juste à ma petite chérie- oh pardon, ta petite chérie, ta fiancée, enfin bref- je lui disais que je passe à autre chose ! j'ai changé, plus besoin de jouer à la maman avec moi. il a ponctué sa phrase d'une petite tape désinvolte sur la main de dana juste avant que celle-ci ne quitte sa nuque. c'est là la dernière attention qu'il lui accorde, comme si ce n'était rien - c'est libellule qu'il est venu narguer.
affublé d'un sourire torve, les yeux éclairés d'une lueur mauvaise, il susurre : tu comprends ma belle ? fini de me plier en mille, y a plein de gens qui m’aimeront pour de vrai maintenant. j'suis plus ton chien.
ne vous en faites pas, il ment probablement ! il s'agite et fait mine de mordre la main qui l'a nourrie comme le fait un animal qui joue. car si libellule ne veut pas jouer, daniel lui, ne s'arrête jamais.

daniel voit la rage avec laquelle libellule s'élance ; il voit la couleur de son amour, rouge colère, à l'image de ces paumes tendues vers lui en ultime recours. il la désire un instant, cette étreinte meurtrière, sans comprendre tout de suite que cette passion s'adresse toute entière à son visage - son beau visage ! maintenant qu'il le possède, supporterait-il qu'on lui arrache ? il fait un pas en arrière, un seul, comme privé de ses réflexes, le coeur étrangement exalté par l'émoi qu'il a su provoquer.
libellule est arrêtée dans son élan et daniel fronce les sourcils, sans trop savoir pourquoi. il se rend à peine compte que dana le sauve et lui en veut presque de s'immiscer dans leur moment. bien sûr, il ne souhaite pas être défiguré. mais plus forte que lui, sa voix s'élève en éclat de rire nerveux : eh, je sais très bien ce que je dis ! et la fureur de libellule le fait vibrer.

ainsi confondues, les deux silhouettes dessinent sous ses yeux un portrait familial redouté et révéré. dana s'élève, imposant, autoritaire. daniel secoue la tête. comprenez-le, il n'aime pas obéir ! et dana le sermonne, couronné comme le sont les pères idéalisés. elle le baigne dans la lumière de leur amour et dans ce que celle-ci promet, lui prêche la raison. d'un battement de paupières étiré par la stupéfaction, daniel se dit qu'il a peut-être eu tort.  oh, il admire la vision qui lui est prodiguée. tu me trouves injuste ? il demande comme un enfant, curieux de la réponse, elle m'a toujours aimé, tu crois ? la persuasion le pousse à replonger, tête la première, dans les grands yeux de libellule. il y cherche l'étincelle : c'est vrai ? et après ? dana a raison, et après ? qui l'aimera ? cette question ouvre un gouffre dans sa boite crânienne. qui l'aimera, après libellule ? il doute presque de sa vraie mère et de la beauté dont elle l'a gracié. n'est-elle pas ineffable ? des excuses ? serait-ce le prix de l'amour ? la vague nausée dont daniel est perpétuellement affligé l'assaille et le secoue. il recule, s'appuie contre le mur. ses traits, jusque-là agencés en lignes harmonieuses et narquoises, se troublent de sorte à inspirer la tendresse. il fait peine à voir.
à dana, il dit, sans le regarder : t'as peut-être raison, j'ai un peu abusé... puis à libellule, dans un murmure embarrassé et vaguement déconcerté : excuse-moi, j'voulais pas te faire de peine. on fait la paix, ma petite chérie ?
alors, que pensez-vous de ce daniel-là ? l'aimez-vous davantage ?

daniel déteste qu'on lui réclame des excuses. voilà un rituel horriblement répétitif dont il n'a jamais compris la valeur. bien sûr, il n'en réclame jamais non plus. les genoux de libellule touchent le sol. il découvre la scène de son chagrin en fronçant les sourcils, stupéfait de la voir réagir ainsi. il pense y trouver de la joie - anéantie instantanément par la voix de dana qui s'élève en sentence bienfaisante. mais... il voudrait protester contre ces reproches qui lui semblent si injustes...! le regard clair, de sa beauté dure et sans concession, le met encore en échec et lui impose la connivence. privé de ses propres mots, daniel reste là, habité par une colère d'enfant unique délaissé du monde. il ne comprend pas pourquoi il est incapable de répliquer - lui qui d'ordinaire pourrait faire un caprice ! c'est pas juste qu'il dirait, qu'il hurlerait même jusqu'à leur irriter les tympans, peu gêné de se rouler par terre à presque trente ans. et lui qui, face à son père, se montrait capable de la répartie la plus impitoyable, de ces vérités cruelles qui sortent de la bouche des fils, ne peut s'empêcher d'esquisser un rictus malhabile face au sourire de dana. ou..ouais... c'est ça... non, ce n'est pas vraiment ça, peut-être que daniel est entré dans ce bureau bien motivé à toucher droit au coeur ; peut-être qu'il n'y a là qu'un simulacre d'amour ; et sûrement qu'il n'en sait rien. penaud, il hausse les épaules, les yeux rivés d'abord sur dana puis sur libelulle. il est partagé entre la honte et l'indignation de n'avoir pas reçu justice. il ignore comment se faire pardonner et ne veut pas s'y essayer.

eux sont agenouillés et lui se tient debout, comme à l'écart de cette passion qui les berce et lui crève les yeux. sous ses paupières s'allume une lueur mauvaise contre laquelle il n'a jamais su lutter. il chuchote : mais bien sûr ma petite chérie je ferai n'importe quoi pour que tu me pardonnes. si seulement il n'avaient pu discuter qu'à deux ! il a fallu que dana faufile sa figure sainte entre les rayons de leur colère. daniel se réjouissait de la querelle dans ce qu'elle aurait de plus déraisonnable, de formidablement vain - fantasme sitôt brisé par l'amour écoeurant qu'on lui impose et dans lequel il se love sans retenue. sa sempiternelle nausée n'a même plus le goût de la frustration. il secoue la tête, chassant d'un geste l'impression de déjà-vu qui le prend à la gorge et éclate d'un rire équivoque. parce qu'il n'aime pas être seul, il s'est accroupi en face de libellule. tu m'connais ! j'vais pas changer... en gage de fidélité dans son intempérance, il se penche et lui dépose un baiser appuyé sur la joue, au coin des lèvres. il goûte au sel des larmes versées par sa faute et le coup d'oeil qu'il jette à dana, à l'abri sous l'ombre de ses cils, trahit son plaisir coupable.