naissance dans les rues de brooklyn, le rabbin goffman salue ses voisins d'un geste bienveillant. devant lui, un petit landeau qui ne paie pas de mine attire tous les regards. ça chuchote, ça spécule : s'est-il enfin décidé à la vie de famille ? aurait-il pris femme ? certains supposent même qu'il aurait, dans sa grande bonté, adopté un orphelin. ce n'est pas de la médisance mais bien de la curiosité qui échauffe les esprits au sujet de cet homme apprécié, intègre, intégré - le genre auquel on confie ses enfants sans un tremblement, et c'est vrai que les halls de la synagogue sont souvent peuplés de rires espiègles.
mais non, c'est bien son fils, et il faut croire qu'il brûle d'envie de se faire reconnaitre. de son hilarité perpétuelle et inaltérable, de ses joyeux babillements au rythme desquels toutes les têtes se tournent, il occupe l'espace ; aux moues attendries, il renvoie un sourire d'une gaieté inégalée, aveuglée, aveuglante.

enfance le petit daniel se balance sur sa chaise, remue ses pieds sous son pupitre, distrait ses camarades dans un sursaut d'ennui. on lui dit souvent parle moins, ou encore parle moins fort. réprimandé, il affiche un air vaguement désolé, se calme quelques secondes, puis il repart, indifférent à l'agacement qu'il provoque. c'est qu'il ne saurait pas exister autrement.
dans la cour de récréation, ses doigts maladroits s'ouvrent sur une roche aux reflets irisés. ses yeux, plein d'espoir, détaillent le visage de la fille dont il fait grâce de cet incroyable présent. il a choisi une pierre qui lui rappelait le soleil, à l'image de sa chevelure. alors ? tu veux être mon amoureuse ? et malgré la gifle qu'elle lui assène d'une cruauté toute enfantine, il se réjouit du feu qu'il a su allumer sur ses joues.

dans le bureau du pédopsychiatre, joseph observe son fils du coin de l'oeil. voici l'ordonnance. nous commençons avec la dose minimale. augmentez les prises petit à petit, surtout. et restez à l'affut des possibles effets secondaires. c'est d'une oreille distraite qu'il écoute les recommandations, stupéfait de la scène inopinée déroulée sous son regard : daniel, le souffle calme, absorbé par un petit set de tambours colorés, a cessé d'exister à toute allure.


joseph a insisté pour payer des cours particuliers à son fils : il veut cultiver son talent, le voit déjà habiter la scène et repeupler les foules de sa musique. mais c'est sans compter sur l'esprit de contradiction à toute épreuve de daniel, qui refuse d'apprendre d'un professeur. il râle, s'invente des caprices, puis répond aux remontrances par un grand sourire satisfait. il a du mal à comprendre qu'on porte sur lui des ambitions, des espérances - il n'en a aucune, il veut jouer et c'est tout : capturer le rythme, trouver le son qui accompagnera sans effort les battements des coeurs et suscitera chez son public les envies de démesure qui déjà, le démangent.


daniel a treize ans. il a marché longtemps, si bien que les rues familières ont fini par se dérober sous ses pas - autour de lui, aucun bâtiment qu'il ne puisse reconnaitre, si ce n'est la brooklyn tower, et bon sang que c'est loin... il ne porte qu'un sac à dos rond dans lequel se trouve sa caisse claire, la seule pièce de sa batterie qu'il a su emporter dans sa colère puérile. c'est qu'ils se sont encore disputés, et cette fois, c'était la dispute de trop (il le pense à chaque fois). guidé par la sournoise envie de punir son père, il s'est enfui, mais ne vous en faites pas il compte prendre le dernier bus et revenir avant -
soudain, ses yeux sont bénis par la grâce d'une apparition. elle est belle, grande et élancée, cette silhouette féminine à la beauté créature. c'est sans savoir qu'il a rencontré une nymphe que daniel lui attrape la main, les joues chauffées d'un incorrigible émoi.

colonie alors que d'autres attendent péniblement leur revendication, daniel patiente sans effort. dans le bungalow des enfants d'hermès, il s'agite, ennemi juré du calme et du silence, le visage toujours repeint d'un sourire trop large. c'est qu'il n'a que faire de ce panthéon stupide ! il sait ce qu'il est et comment il s'appelle, alors sa fierté ne vient pas de son ascendance divine mais bien de son patronyme.
HVBRIS joue parfois au camp. il ne fait pas partie du groupe. d'un œil alerte et d'une oreille attentive, plus concentré qu'on le voit d'ordinaire, il observe henriette, à la batterie, qui donne le rythme. s'il s'imagine parfois à sa place, son attitude ne révèle aucune contrariété. l'ambition lui est étrangère : il joue pour le plaisir, se défoule sur ses percussions en solitaire.

nausikaa on m'a dit que l'héroïne développe les tendances masochistes et le plaisir que procure la sensation d'être un objet, une sorte de désir sexuel combiné à un désir de mourir, est-ce que c'est vrai ? il parle sans y penser, surveille l'aiguille d'un regard oblique. il a déjà passé la sangle autour de son bras, et c'est d'une indifférence toute particulière qu'il se laisse administrer la piqûre. il entend juste tu parles trop, puis ses veines palpitent, la substance se rue au travers, jusqu'au bout de ses doigts, heurte son coeur d'une violence ahurissante. daniel s'effondre sur le lit. la poitrine secouée d'une nausée délicieuse, il tressaute faiblement d'un rire sans souffle. ses yeux ne sont plus que des trous noirs au fond desquels on croit déceler un aperçu des enfers.


daniel a 22 ans. c'est le cerveau déréglé qu'il quitte sa colocation dans l'agôn district, pour s'installer dans un autre quartier. puis encore, il déménage, et s'entame une danse infernale au cours de laquelle il ne trouve jamais vraiment sa place. dans un sous-sol vétuste de l'atè, il s'épuise dans ses solos vertigineux, violente sa batterie à s'en déboîter l'épaule, hurle à s'en péter les cordes vocales. accompagnant le rythme endiablé de ses gestes fiévreux, ses cheveux se font auréole obscure autour d'un visage miroitant de sueur.

ascension daniel apprend qu'henriette s'est désisté-e du groupe HVBRIS avant sa sortie du camp ; et il paraitrait qu'une agence les a répérés, alors qui sait, peut-être deviendront-ils connus, s'ils avaient la chance d'avoir un batteur pour lea remplacer...
c'est une femme qui lui propose le rôle. les yeux rivés sur ses lèvres étirées d'un sourire torve, daniel boit ses paroles, aquiesce avec l'abandon de celui qui s'en remet tout entier à l'autre. elle dit qu'elle y croit, et qu'en sa qualité de future manageuse, elle saura s'occuper de lui ; voilà qu'elle lui promet déjà - au delà de sa reconnaissance pour laquelle il brûlerait sans un doute - le succès, l'argent, l'amour, la chaleur !


plusieurs années qu'HVBRIS joue sur scène. d'abord dans des salles qui ne paient pas de mine, rarement remplies ; puis dans quelques festivals sans intérêt. sans surprise, c'est sur internet qu'ils attirent le plus l'attention, mais il leur manque le déclic, l'impulsion. et le voilà, l'éclair de génie : YOU ONLY LIVE TWICE. le single propulse leur nom dans les chartes, tourne subitement les regards mortels dans leur direction. sous son masque, aveuglé par les projecteurs, daniel transpire, s'agite, euphorique de tout ce monde qui l'admire. il est heureux à en mourir.
(il meurt, d'ailleurs.)

chute dans la honda civic de joseph goffman dérobée le temps d'une soirée, la radio crachote un tube déjà oublié, seul rempart au silence assourdissant.
sur le tableau de bord, l'heure affiche 5AM. une goutte de sang y trace une ligne oblique avant d'achever sa course sur le levier de vitesse. elle s'y écrase avec tranquillité, suivie d'une autre, puis d'une autre, inlassablement. ce sang, c'est celui de daniel : affaissé contre son volant, il a les tempes repeintes de ce rouge funeste et vivant. sur le siège passager, le corps d'une connaissance nocturne réduit lui aussi à n'être plus qu'une carcasse.
il a conduit trop vite, comme toujours, en manquant de prudence, pour changer, la cloison nasale irritée par ses prises les plus récentes. la voilà, sa punition : il meurt les mains sales, pas vraiment seul, pas vraiment accompagné.


il se réveille à la clinique de nausikaa en août 2022, loin des regards inquisiteurs de new york city. l'événement passe inaperçu - mue par un formidable besoin de contrôle, sa manageuse traque sa localisation à toute heure. il a fallu qu'elle s'occupe du carnage, alors elle lui rappelle, impitoyablement, les responsabilités induites par sa carrière au sein des mortels. s'il peut exister sous le feu des projecteurs, c'est parce qu'elle le veut bien.

apesanteur daniel n'a pas changé. toujours le sourire aux lèvres, toujours le cerveau cassé, il enchaîne : concert, répèt', before, soirée, after, gueule de bois, répèt', apéro, à l'infini, comme un disque rayé. on ne le trouve plus derrière un siège conducteur et il a un peu calmé ses consommations - il évite les piqûres. il fréquente les sang-mêlés, les êtres ordinaires et extraordinaires, se repaît des corps brûlants sans distinction. de retour dans les rues de brooklyn, il déambule, fait tourner les têtes, mais il n'a plus rien de l'enfant sur lequel se posaient les regards bienveillants.
dernièrement, on peut voir une ombre alourdir les paupières de son père, raccourcir son souffle et peser sur son vieux coeur. c'est le soupçon de l'angoisse qui s'y dessine, inspiré par le spectacle de son fils parti à la dérive.