Themisto depuis des jours relisait les messages de Winnie la boule au ventre, les nerfs à cran, le cœur dans un étau. Il aurait dû se taire mais ne s'était pas tu parce que Themisto agissait sous l'impulsion des sentiments plutôt que de la raison et voilà, voilà que Winnie était en mauvaise position pour le protéger. Signalé au conseil. En voilà des mots qu'il n'aurait jamais cru lire. Themisto, le mauvais demi-dieu qui taisait ce qu'il savait. Signalé au conseil. Anonymement. Parce que Winnie était le frère que Themisto ne méritait pas.

Il fixait encore les messages en attendant Sophia. Il y pensait encore en entrant dans sa voiture. Themisto, dans la voiture d'un monstre. Est-ce qu'on allait remonter à lui et le juger comme traître ? Il avait accepté ce rendez-vous après tout malgré ses derniers échanges avec Winnie.

Il l'avait accepté pour se donner bonne conscience. Pour lui demander une faveur.

"Tu n'aurais rien à gagner à m'emmener au repaire du Lotus," déclara-t-il avec une conviction qu'il découvrait à l'instant où il la partageait. "Si on me dévore, tu perds un jouet. Si on me laisse partir vivant, on t'accusera d'avoir révéler des informations compromettantes à un demi-dieu. Et si tu me dévores, tu romps ton serment."

Alors il la laissa le mener à cette surprise. Un musée. Sa dernière visite d'un musée remontait à loin. Sa dernière sortie culturelle, tout simplement. Il fixa longuement la façade, chercha quoi répondre à Sophia en lien avec son invitation mais il était parasité. Parasité par ses échanges avec Winnie. Alors les mains dans les poches, épaules crispées, le regard rivé sur le musée, il dit :

"J'ai menti à mon frère. Je ne me souviens pas lui avoir déjà menti."

Et ça lui laissait un goût si amer en bouche, alors que le mensonge était né de ses doigts.

"Dis-moi que si je ne t'avais pas fait juré de ne pas t'en prendre à moi, à l'Achéron, tu m'aurais tué."

Comme ça, ce ne serait plus un mensonge. Il avait juré ne rien révéler sur elle parce que c'était la seule façon de la faire jurer de ne pas l'abattre. Si elle le disait, là, maintenant, le mensonge n'était plus.

Themisto chercha le regard de Sophia.

"S'il te plaît."

Il avait envie de la saisir par les épaules et de la secouer. Il avait envie de la gifler. Il avait envie de lui hurler pourquoi mais il se contenta d'un mouvement de recul blessé, d'un froncement de sourcil désemparé. Un petit mensonge, c'était tout ce qu'il lui demandait. Et elle refusait.

La colère montait, une vague impitoyable qu'il peinait à retenir, et d'un coup le monstre reprenait le pas sur la femme. Lui avait compati pour elle, pour cette solitude qu'elle décrivait, mais elle ne pouvait compatir pour lui. Il avait menti pour elle, elle refusait de mentir pour lui. Trop bon. Trop bon garçon. Il ravala un rire fatigué, le regard plus bas que terre.

"T'en sais beaucoup sur le conseil et les Olympiens et mon frère pour quelqu'un qui ne vit pas parmi nous. Combien de demi-dieux tu as entourloupé pour savoir tout ça ? Et où est-ce qu'ils sont maintenant ?"

Combien des traitres chassés par le conseil ces derniers mois l'étaient pas sa faute ? Et était-il le prochain ? Naïf petit Themi et sa compassion pour un chat aux longues griffes ? Tractable petit semblant de héros désespéré de faire quelque chose de bien pour une fois, pour changer ?

Il lui tendit la main mais l'invitation transpirait quelque chose de résigné.

"Allez." Il haussa les épaules. "Ce date doit en valoir le coup. Donne-moi une bonne raison de perdre mon frère, puisque un petit mensonge n'est pas dans tes prix."

Perdre son frère ; ou perdre sa vie. Si pour protéger Winnie, et si pour conserver son amour, il devait parler, alors Themisto parlerait. Et Sophia pourra rassasier sa faim. Et après ?

Après, il n'en savait rien.

Une histoire. Elle aimait raconter des histoires, Sophia, alors qu'elle était réputée pour ses énigmes. Un souvenir, même, qu'il peinait à comprendre. Pourquoi l'avoir observé de loin ? Pourquoi pleurer pour lui en particulier ? Et quel rapport avec sa culpabilité de mentir à Winnie ? Il l'observait avec confusion, leurs mains jointes, l'entrée du musée juste devant eux.

"Et ces bandits, qu'est-ce que tu en as fait ?"

Est-ce que tu les a mangé ?

"Il y a plein de mythes à vos sujets, ton sujet, mais celui-là, on ne l'apprend pas à la colonie."

Le Sphinx pleurant un enfant, ça aurait fait un titre de tableau charmant, de beaux poèmes, un conte capable de traverser les âges. Et pourtant ce n'était rien de plus qu'un instant de vie qu'elle partageait sur un coup de tête à un garçon banal.

Puis lui vint la question idiote :

"Je te fais penser à ce garçon ?"

Et parce qu'il n'assumait pas vraiment cette question qu'il trouvait à la fois égocentrique et un brin pathétique, il poussa la porte du musée.

Il ne réalisa qu'à ce moment que Sophia avait réussi à le distraire de sa tempête intérieure, et il n'était pas certain de ce que cela lui faisait ressentir.

Elle avait occulté sa première question. Il devinait la réponse. Le genre de propos qu'on ne pouvait pas tenir dans un musée, si proche du public, des oreilles indiscrètes. La Brume aurait pu protéger leurs conversations mais Themisto ne la manipulait pas, même pas un peu, même pas un brin.

Il reconnaissait certains des artistes exposés. Il léchait les photographies des yeux les unes après les autres, la main de Sophia toujours dans la sienne comme un véritable rendez-vous. Il hésitait à lui répondre, à lui en livrer plus sur lui et sur ses proches. Puis décida qu'à quoi bon se taire ? Elle savait déjà où ses parents vivaient. Il devrait trouver moyen, à un moment, de lui faire jurer de ne jamais rien révéler sur eux, et ne jamais s'en prendre à eux.

Mais pour cela, il lui fallait trouver quelque chose à offrir en retour.

"Ce n'est pas vraiment une passion," avoua-t-il, les yeux rivés sur une grande impression de paysage. "C'est juste que c'est le métier de mon père et que c'était facile à apprendre sans devoir passer par une université ou quoi que ce soit. C'était trop compliqué pour moi de sortir tous les jours de Nausikaa."

Et ça l'était toujours. Preuve en était que ses rares sorties se soldaient par des rencontres infortunées. Par des rendez-vous galants qu'il serait bien incapable d'expliquer à sa famille.

"Mais je ne déteste pas pour autant."

Il y trouvait même du plaisir, parfois. Il aurait pu être passionné, s'il était plus libre de ses mouvements. De choisir ses sujets. De quitter l'île.

"Et toi ? A part étudier au microscope les gentils garçons et les énigmes, qu'est-ce qui te passionne ?"

Elle avait tant vécu. Pouvait-on rester passionné des mêmes choses toute sa vie lorsqu’on était immortel ? Ou finissait-on par perdre son identité ? Est-ce que le monstre qui se promenait à son bras était le même que celui qui avait terrifié Thèbes, ou une toute autre créature fracturée par le poids des années ?

Des civilisations qui n'existaient plus. C'était si difficile à se figurer, que les monstres qui les traquaient étaient en effet si vieux. Il y avait l'information sur le papier, et il y avait l'entendre de leur bouche. Il se tourna vers Sophia, s'étonna presque de la voir si jeune, si terriblement jeune. Elle aurait pu être l'une d'eux, une sang-mêlée. Fille d'Athéna peut-être, pour cette logique froide, cette curiosité intellectuelle. Ou d'Apollon pour son intérêt musical.

Alors la question lui échappe.

"Est-ce que tu aurais préféré être l'un des nôtres ?"

Eux n'étaient pas immortels. Eux ne traversaient pas les âges. Eux vivaient brièvement, traqués, chassés, prisonniers ; alors la réponse était finalement évidente.

"Bien sûr que non, puisque tu ne veux pas rester enfermée quelque part."

Il avança vers la galerie suivante. D'autres photos s'offraient à eux ; les reconstitutions ingénieuses de créatures mythologiques à travers des jeux d'ombres et de cadres.

"Vous n'avez aucun moyen de mettre fin pour de bon à vos vies ?" l'interrogea-t-il alors, et si elle répondait, peut-être que cette information achèterait le pardon de Winnie et du conseil. "Tu es obligée de te réincarner encore et encore ?"

Sous d'autres traits, avec d'autres ambitions ? Il ignorait tant d'eux. Sophia existait-elle peu importait son incarnation, même si elle changeait de nom, ou Sophia n'était-elle qu'un météore de passage ? Quelle part du monstre survivait à chaque nouvelle vie ?

"Et toi ? Tu te considères mentalement perturbée ?"

Il la dévisageait encore. Normal d'apparence, parfaitement capable de se fondre dans la foule. Si elle attirait les regards, c'était dû à son joli visage. Le choisissait-elle, son visage, lorsqu'elle se réincarnait ? Les enfants d'Aphrodite en étaient capables. Quid de ceux d'Echidna ?

Dans le fond, c'était encore une question idiote. Forcément que sa tête ne tournait pas tout à fait rond. Elle sympathisait avec sa nourriture au lieu de s'en gaver comme les autres. Elle lui tenait la main au lieu de la lui arracher.

"Si tu n'as pas grandi avec les autres monstres, si tu les considère tarés, pourquoi est-ce que tu as rejoint le Lotus pour commencer ?"

Il ne la comprenait définitivement pas. Il doutait de la comprendre un jour. Que faisait-il ici déjà ? Il fuyait sa culpabilité. Pourquoi se sentait-il coupable, déjà ? Parce qu'il retenait des informations. Se sentir coupable alors qu'il avait négocié la protection des siens de la part d'au moins un ennemi, c'était bien triste. Bien risible.

"Tu parles souvent d'avoir été privée d'une famille, d'affection. De ce genre de liens. Tu ne peux pas changer ça ? Tu ne peux pas aimer ? Tu ne peux pas avoir d'enfant ?"

Bien qu'il ignorait l'allure que pourrait avoir un tel enfant, si cela était seulement possible. Une famille, c'était plus vaste qu'un époux et une descendance, et ça allait au-delà des liens du sang, mais la question l'intriguait. Un monstre, s'il le décidait, pouvait-il engendrer un autre monstre ? Ou n'était-ce que le privilège des monstres venus avant eux et qui les avaient, eux, engendrés ?

Ennui. Stérilité. Solitude. C'étaient là les mots qu'elle alignait, certains depuis leur première rencontre. Lassitude, fatigue. Elle était morne, la vie de la Sphinge, morne et morte et Themisto encore une fois, malgré lui, la prenait en pitié. Eut la pensée, stupide sans doute, qu'en dévorant la chair de ces moitié des dieux, elle espérait peut-être se nourrir de leurs joies, de leur éclat, de leur vitalité au-delà du sang qui parcourait leurs veines.

"Je n'ai jamais eu de relation stable. Je ne sais pas ce qu'est le grand amour. J'ai fait fuir pas mal de gens parce que j'en demande trop. Du coup ma réponse est forcément très convenue. Je sais que j'aime quelqu'un quand sa présence me manque. Quand sa présence me rend heureux. Quand j'ai envie de faire sourire cette personne. Ces choses-là. Rien de très original, désolé."

Et selon ces critères, elle, il ne l'aimait pas. Il pensait à elle en son absence, mais en terme de pourquoi j'ai fait ça et de pourquoi je ne l'ai pas fui plutôt que je veux la revoir. Ses compliments le touchaient au cœur et lui prodiguaient de la fierté mais il ne concourrait pas à la rendre plus heureuse. Pourtant naissait un idée saugrenue, une de plus, devant une photo expérimentale qui, il imaginait, était supposée la représenter. Une femme, un chat, des livres.

"Sophia. Si j'arrive à te faire ressentir autre chose que de l'ennui ou de la lassitude, est-ce que tu quitteras le Lotus ?"

Il ne lui demandait pas de jurer sur le Styx. C'était au-delà de ça. Une offre au-delà de leur sang, d'individu à individu. Il n'avait pas la moindre idée de comment s'y prendre ; il avait envie d'essayer.

"Je sais que c'est un sujet sérieux." Et il était reconnaissant qu'elle le prenne au sérieux ; qu'elle ne lui rit pas au nez mais l'écoute. Et depuis quand craignez-t-il tant qu'on le dénigre, qu'on le moque ? Il était de ces enfants solaires qui n'avaient jamais craint le venin des autres. De ces gosses avec trop de confiance en eux, en plus de trop de confiance en autrui. D'où ? Depuis quand ? "Tu as raison. on doit bien définir tous les contours de cet accord."

Il les guida plus loin dans la galerie, car devant la photographie du Sphinx s'amassait un groupe d'adolescentes très vocales, qui pointaient l'image en commentant ça c'est badass et ça se sent que la photographe est grave féministe et j'ai lu dans un livre un coup que le chat était symbole de féminité et d'intelligence et- et le reste se perdit car ils passaient dans la salle suivante. Les photographies étaient ici plus petites, comme les carrées d'une fenêtre sur une autre vue, une autre vie.

"Déjà, mettons-nous d'accord que si tu prends la décision de quitter le Lotus avant que j'ai réussi mon pari, ça annulera tout simplement notre accord." Parce qu'elle briserait alors les règles du jeu, certes pour le meilleur, et certes l’appellation de jeu était on ne peut plus inexacte. "De même si le Lotus vient à se dissoudre ou être anéanti."

Des fenêtres de ciel bleu, des fenêtres de ciel rouge, l'intimité d'inconnus, les quadriptyques s'enchaînaient le long des murs.

"Et mettons des barrières temporelles. Six mois renouvelables par exemple, si on y consent tous les deux. Qu'on ne s'enlise pas pour toujours dans un pari qui ne donnera peut-être rien."

Les représailles, il ne pouvait les empêcher. La seule solution était de complètement couper les ponts avec Sophia. Il doutait qu'elle accepte. Il doutait d'en avoir envie. Alors il verrait. Il verrait lorsque la question se poserait ; lorsqu'il n'arrivera plus à mentir à Winnie, ni à aucun  autre de ses adelphes, et qu'il avouera avec un haussera d'épaule : je ne sais pas, son calme m'a aidé à retrouver le mien.

"Maintenant nomme le sentiment que tu veux ressentir parce qu'il te manque, parce que tu ne l'as jamais connu."

Et ah, il se souvenait d'un coup de où, de quand les solides fondations sous ses pieds s'étaient effondrées. C'était Cerbère en faute ; qui d'un coup de griffe avait déchiré le voile frêle de son assurance.

Elle en demandait tant. Elle en demandait tant, et pourtant Themisto ne pouvait prétendre être surpris. Il s'en doutait, considérant tout ce qu'elle avait déjà partagé avec lui. On ne soignait l'isolement que dans la compagnie d'autrui. On ne faisait battre un cœur étouffé par la raison qu'au contact d'autres cœurs moins dociles.

Son cœur à lui était-il docile ? Il écharpait tout bon sens depuis quelques temps déjà.

"Je suis enfant de Niké. Alors je vais relever le défi et l'emporter." Un promesse, envers lui, envers elle, envers cette mère qui ne pleurerait peut-être pas sa mort lorsque inévitablement, Sophia se repaitrait de lui ; il lui avait offert son corps après tout. "Mais tout de même, quelle ironie."

Il n'avait pas besoin de préciser en quoi. Elle touchait chaque fragment de leur relation, cette anomalie qui n'aurait jamais dû être mais était, et était plus que n'importe quelle autre relation de sa vie récemment. C'était sa faute, il le savait. Il s'éloignait. Il dérivait. Il dérivait loin de l'île, de ses lois, de ses promesses, car la plus jolie des forteresses devenait une prison lorsqu'on réalisait enfin qu'on n'y demeurait pas par choix mais par obligation.

La rive opposée l'effrayait mais élargissait ses horizons. Themisto inspira, puis leva leurs mains jointes à ses lèvres, baisa le dos de celle de Sophia.

"Je ne sais pas si je te ferai tomber amoureuse de moi, mais je te ferai tomber au moins un petit peu amoureuse de moi."

Car n'était-ce pas cela l'amitié ? Un amour certain des fragments d'une personne, à défaut de la personne toute entière. C'était présomptueux, mais il était agréable d'être présomptueux à nouveau, comme il l'avait si longtemps été. Il était fatigué d'être recroquevillé à l'intérieur de lui-même. Sophia marchait la tête haute alors lui aussi ; comme avant, comme avant toutes les désillusions et les doutes.