C’est bondé ce soir. On en est à l’heure où les gens se détendent, se lâchent, se noie dans la convivialité et la fête pour oublier que ,autour d’eux, c’est la merde. Parce que le monde part en vrille et que personne ne peut rien y faire. Un petit air de dernier verre avant la fin du monde, voilà ce que pense Désir quand il les observe tous. Son tablier serré autour de la taille, il slalome entre les tables, son plateau à la main, pour distribuer commande et sourire. Quand de nouveaux clients prennent place, il se poste à leur table, la voix chantante. Messieurs dames, bienvenue ! Qu’est-ce que je vous sers ? qu’il dit avant de gribouiller les noms obscurs de cocktail et de rouler des yeux, lassé et méprisant, une fois le dos tourné.

Gagner le comptoir à des allures de danse. Un pas sur le côté par-ci, roulement de hanches par-là pour esquiver un client pressé d’aller à la rencontre de ses amis. D’ailleurs, il le fait trop tard. Ses fesses cognent contre la table d’un client. Merde ! Pardon ! Le “Monsieur” se meurt sur ses lèvres quand ses yeux croisent le bandeau d’Eugene. Désir écarquille brièvement les yeux. Sans un mot, il se détourne pour rejoindre le comptoir. Plusieurs fois dans la soirée, il le voit. Assis là, seul, avec son pauvre verre sur la table et son stupide bandeau sur la tronche. Il a un look qui détonne au milieu des fêtards, il fait tâche dans le paysage. Enfin, c’est pas son problème à Désir, il a du travail. Mais il remarque la tête d’Eugene se tourner dans sa direction dès qu’il passe, il remarque la façon dont le corps du fils de Poséidon se tend à son approche. Ça l'énerve, ça le met mal à l’aise. Voilà pourquoi il voulait être à la plonge. Mais entre lui et son collègue fils d’Héphaïstos, c’est lui qui présente le mieux, alors c’est lui qui fait le service. Finalement, passé une heure, il n’y tient plus. Il profite de voir son verre fini pour se poster à sa table et l’aborder.

Je vous apporte l’addition ? Dit-il en fronçant les sourcils, d’un ton pas particulièrement charmant. Non, c’est pas possible. Son bandeau, ses yeux morts, cette sensation qu’en dépit de tout ça il le voit, c’est trop. Et le souvenir de la colonie, quand il se liquéfie d’amour devant Damen… Non. C’est trop. C’est quoi ton problème-

DÉSIR ! OMG VIEUX ! C’est toi ?!

Désir sursaute. À son odeur, vient s’ajouter celle plus musquée d’un ancien camarade de la colonie. Un fils d’Arès franchement bête dont il peine à se souvenir le nom. Désir étire un sourire. Putain, c’était quoi le nom de ce bouffon déjà ?

Hé ! Vieux ! Bah ouais c’est moi. Il parle avec sa voix à lui, à une partie de son odeur à lui. Et il voit bien Désir que quand le fils d’Arès le regarde, le nom tabou est sur le bord de ses lèvres. Il lui assène une claque dans le dos. Comme-ci ils étaient potes. Marrant, y a à peine six mois il ne lui adressait pas la parole. Putain mec ça fait plaisir. Je suis avec Mindy et les autres, tu veux pas te joindre à nous ? Oh putain, plutôt boire le destop pro dans le placard à produit d’entretient. Arf, ça aurait été avec plaisir mec, mais je bosse là. Mais une prochaine avec plaisir ! Vas-y va t’installer, j’irai vous faire coucou ! Mindy est toujours avec Daniel ? Mindy n’est plus avec Daniel, d’ailleurs c’est même elle qui a proposé de venir ici ce soir. Tiens, marrant, pas plus tard qu’hier Mindy lui avait demandé quand est-ce qu’il bossait au Merveille Soleil. Le fils d’Arès prend congé après une dernière claque fraternelle dans le dos. Ce buffle. En le regardant s’éloigner, avec sa voix à lui, plus grave, il glisse pour lui-même. Tocard. Avant de se tourner de nouveau vers Eugène. C’est quoi ton problème, donc ?

Ouais, ton problème.

Et dans sa bouche naissent déjà les roulements de langues acides, incisifs. Ceux pour lui dire que Damen est mort, ceux pour lui dire qu’il l’a jamais aimé, ceux pour lui dire qu'il ne devrait pas l’espérer parce que même dans ses rêves les plus fous, Damen aurait préféré baiser Chiron que de le baiser lui. Eugene fait juste ce que tout le monde fait. Mais peut-être parce qu’il est aveugle, peut-être parce qu’il ne peut pas le voir, ça énerve Désir plus que de raison.

Tss.Sa langue claque contre son palais. Putain qu’il aimerait lui dire. Mais Eugene est dans le rôle du client et lui du serveur, c’est mort. Mais puisque Eugene ne le voit pas, au moins peut-il le regarder avec férocité, même lui faire un doigt. Le voir tourner la tête, ça lui fait étirer un sourire condescendant, à Désir. Il ricane, Eugene réplique, Désir siffle. Whoua, au moins perdre tes yeux t’as appris à avoir le sens de l’humour ! Il sort son calepin et griffonne les mots “limonade enculé”. Une limonade. Avec un petit parasol dedans pour éclairer ta tête d’enterrement.

Il s’explique quelques minutes avant de revenir avec le verre qu’il pose sèchement sur la table. Désir le toise. Avant qu’Eugene ne puisse s’emparer de son verre, Désir le prend et le glisse à l’autre bout de la table.

En fait moi j’ai un problème. T’es aveugle. Tu me vois pas. Pourtant tu tournes la tête comme un petit clebs exactement comme quand tu le voyais. Il fronce les sourcils. Sa tronche te manque Levesque ? Dommage, tu peux plus la voir. D’ailleurs, c’est pas une mauvaise chose. Peut-être que t'arrêteras de baver comme une chienne en chaleur comme ça. Parce qu’ils ont tous toujours été ridicules avec Damen. Mais toi, toi Levesque, t’étais bien le pire.

Il lui tend son verre et dépose d’un claquement sec un bol.

Ta limonade. Et c’est des cacahuètes. Offert par la maison.

Pfff….  Ah, venant d’eux, qu’est-ce que ça le fait rire. Qu’est-ce que ça l’énerve aussi. Lui. Lui. Lui. À en parler comme-ci ce qu’il était est une évidence. À parler de son essence comme-ci il la connaissait. Lui, plus que n’importe quel autre. Putain, ça l’écoeure. L’espace d’une seconde, il se demande s’il ne va pas lui enfoncer sa poignée de cacahuètes dans le gosier lui-même. Puis il songe à son job. Songe aux gens autour de lui, ses anciens camarades de la colonie et, soudain, ça le paralyse. Il appréhende les regards choqués, la déception horrifiée. Et il sait Désir, qu’il ne veut pas ça, qui ne l’encaisserait pas. Il ne sait pas comment continuer de vivre en voyant dans les yeux de tous que c’est lui qui aurait dû mourir. Va te faire foutre.  Se contente-t-il de souffler.

Je ne suis pas lui… Mais qui t’es pour dire qui il était, hein ? Son frère ? Sa mère ?  Il étire un sourire amer. Le ton de sa voix est un peu tremblant. Toi plus que les autres… Alors que t’étais rien pour lui. Qu’est-ce que t’en sais ? Qu’est-ce que vous en savez tous ? Vous ne le-

Grayson !

Désir sursaute, la voix familière de son chef le surprend tellement qu’il se cogne à la table et renverse une seconde fois la limonade.

Merde !  

Ça commence à se voir, à faire du bruit. Désir sort précipitamment son torchon pour éponger la table et appuie d’une main autoritaire sur l’épaule d’Eugene pour le faire tenir en place.

Grayson, pardon, je t’ai surpris. Mais qu’est-ce qui t’arrive ce soir ? C’est le second verre que tu renverses. Évidemment, il avait tout vu. Le fils de Zeus pince les lèvres, sa frustration irradie de par tous les pores de sa peau. Tiens, je prends la relève ici y a une table à servir. En tournant la tête pour suivre la direction que lui indiquait son patron, Zeus croise le regard de deux instructeurs de la colonie. Il secoue la tête et agrippe le bras d’Eugene.

Non chef, vous embêtez pas, je m’occupe de monsieur !  Avec une voix plus guillerette, il invite Eugene à se lever. Nous allons vous installer à une autre table, en nous excusant. La boisson ne vous sera pas facturée bien sûr !  Alors qu’il guide Eugene vers une table, l'un des instructeurs se lève et leur fait signe. Ah ! Grayson ! Levesque ! Venez Venez ! Désir fulmine dans sa barbe. Génial !

L’instructeur en question, un homme d’une quarantaine d'années, fils d'Hermès, les observe l’un l’autre. Désir se contient. À l'instructeur, il offre un sourire.

Fait plaisir de vous voir tous les deux ! Vous êtes amis ?

Je le perturbe.

Le fils de pute ! L’enfoiré ! Aveugle mais à la langue bien acérée. Mais Désir est tout aussi mauvais joueur, tout aussi prompt à rendre le coup, impulsif. Son pied s’écrase contre celui d’Eugène alors que sa main presse son bras avec le sourire toujours vissé sur les lèvres. Quand il parle, c’est comme Damen.

Par ici !

Bien sûr, c’est pour mieux les interrompre. Devant les instructeurs, Désir se tend. Il force sur ses lèvres pour qu’elles ne s'affaissent pas. Sa respiration tremble légèrement, comme-ci il tentait d’imposer à son corps une tenue, une réaction, contre intuitive. À la question du fils d’Hermès, Désir se force à rire, léger. Ses doigts, eux, sont crispés. Hahaha. Et l’aveugle le surprend. La répartie dont il fait preuve lui fait desserrer instinctivement sa prise sur son bras. Désir l’observe de biais, alors comme ça Eugene Lavesque pouvait être drôle, parfois. Désir l’a connu amoureux, niais, ridicule, les yeux débordant d’amour. Pour le connaître ensuite misérable, handicapé. Il n’avait eu aucune pitié. Alors peu importe que la pique soit douloureuse ou non, elle est bien placée et efficace. Et ça, le fils de Zeus sait le reconnaître. Il étire un sourire. Heureusement, avec son chien et son bandeau on le remarque. Sans ça par contre… Un peu de couleur te ferait pas de mal, Levesque. T’es tellement passe-partout que je suis pas sûr que ton père lui-même te reconnaisse ! Il lui donne une petite tape sur l’épaule, rit comme rirait un bon ami. Quand sa propre voix résonne à ses oreilles, il pense à quel point il se hait. Et quand son regard croise celui de l’instructeur fils d’Iris, il pense alors à quel point il hait les autres.

Mon frère est mort il y a six mois. Ses doigts se crispent de nouveau au bras d’Eugene. L’instructeur d’Iris fronce les sourcils. Il ouvre la bouche, mais Désir l'interrompt. J’avais besoin d’une pause. De prendre un peu l’air.

L’instructeur d’Iris et son collègue échangent un regard. Celui d’Iris soupire, celui d’Hermès pose une main sur l’épaule du fils de Zeus.

Nous comprenons ton besoin de faire ton deuil. Mais ne laisse pas passer ta chance d’être ce que tout le monde te destine à être. Il est évident que ta place est là, tout le monde le sait depuis longtemps. Désir se tend. Tout son corps se tend. L’effort qu’il fait pour maintenir un visage neutre lui coûte quelques tremblements du bout des doigts. C’était ton rêve, après tout. Ajoute celui d’Iris. Et là, là Désir ignore ce qui le retient de crier. Crier que ce n’était pas son rêve à lui. Que c’était son rêve à lui. De sa vie à la colonie, jamais Désir Grayson n’avait exprimé concrètement ce qu’il voulait faire de sa vie. Celui qui savait, c’était Damen, ça a toujours été Damen. Qu’on les confond, qu’on lui impose, le tue. Il pourrait les tuer, il croit. Il sent ses narines picoter. Un peu détaché, comme pour se préserver de lui-même il glisse d’une voix qui essaye d’être celle de Damen mais qui ne l’est plus vraiment. Ou-Ouais… Vous avez raison. Il fixe le sol pour se forcer à poursuivre. J’y réfléchirai.

Désir est fatigué. Il a besoin d’air. Putain d’air. Alors il fait ce qu’il sait faire de mieux, il jette le plus faible dans la gueule du loup.

Tiens, d’ailleurs Levesque vous a pas dit ? C’était aussi son rêve d’être traqueur ! Mais il a vachement bien rebondi. Une vraie force de la nature !

Il le tape dans le dos pour le mettre en avant et en profite pour reculer et disparaître. Ça aussi, Désir sait bien le faire. C’est même l’une des rares choses qu’il réussissait mieux que son frère. En passant devant le comptoir, il détache son tablier.

Prends ma pause. Dit-il simplement avant de sortir de la cabane de plage des employés et de s’enfoncer dans le sable. Là, malgré le froid, il fait valdinguer ses chaussures et plonge ses pieds dans l’eau. Il cherche dans ses poches son joint et son briquet. À la première bouffée, il espère la détente. Il est déçu. Merde. Merde. Merde. Mon rêve… Mon rêve… ! Putain de fils de pute.  

Son joint entre les lèvres, la colère ne passe pas. Les camarades, c’est une chose. Ils sont jeunes. Ils sont bêtes. Mais les adultes ? Les grands demi-dieux qu’on doit prendre en exemple ? Ça, ça fait mal. Ça, ça rend fou. Désir peine à encaisser qu’ils sont eux aussi aveugles, eux aussi meurtriers. Son rêve, qu’ils ont dit. Putain, il a envie de crier. Il tire une nouvelle fois pour inspirer la fumée. Son pied tapote nerveusement le sol, il faut qu’il se calme, qu’il revienne dans le contrôle. Il a un service à effectuer.

Derrière lui, il entend un aboiement. Désir fronce les sourcils, des bruits de courses se font entendre. Il n’a pas le temps d’esquisser un mouvement qu’un poids lourd lui tombe sur le dos et le fait basculer en avant. L’eau glacée de février le fait crier. Son corps trempé d’eau et de sel, il s’agite et éclabousse.

Put- !

Une main solide l'agrippe pour le tirer sur la plage. Les yeux écarquillés, Désir, croise le regard du chien, puis le bandeau d’Eugene.

C’est une tentative de meurtre ? Dites sans méchanceté. Il secoue ses bras, l’air frais le fait frissonner. Il sent ses cheveux longs dégouliner et laisser des sillons humides tracer leur chemin sur son dos. Il grimace. Eugene lui tend sa cape et l’espace d’une seconde, le fils de Zeus reste pantois. Il le dévisage, cet aveugle qui lui tend sa propre veste. Désir détourne le regard et la lui prend pour la passer sur ses épaules. Merci.


Il se frictionne les bras, mal à l’aise sans comprendre pourquoi. À défaut de le regarder lui, il regarde le chien, créature des enfers responsable de son état actuel.

J’espère que t’es content le chien.

Désir n’a jamais été doué pour retenir le nom des animaux. Il défit l’animal du regard avant d’esquisser un sourire discret. Il n’est pas doué pour retenir le nom des animaux mais ils les aiment bien. Eugene s’excuse. Du moins c’est ce qu’il transmet. En levant le regard vers lui, à le voir rougissant comme-ci il avait commis une immense bourde, Désir soupire. Il secoue la tête.

Arrête de t’excuser.  Il ramène la cape sur ses épaules. Le son du tissu froissé glisse dans l’air. Je vais pas m’effondrer parce que tu l’évoques… Il se séchait grâce à son aérokinésie, ouais. Désir vraiment brièvement les yeux pour invoquer un courant d’air. Elle passe sur Eugène, puis sur lui. Je peux le faire aussi.

Il détourne le regard.

C’est pas l’évoquer le problème. C’est le forcer à vivre.  

Il lui manque. Bien sûr. À qui il ne manque pas ? Son ombre est partout, dans le reflet du miroir, dans les yeux des gens, dans l’air qu’ils hument. Comment passer à autre chose quand sa propre tronche est l’identique de celle de son jumeau ? Évidemment qu’il lui manque. Il prenait tellement de place, Damen. Et maintenant. Maintenant y a plus rien.

Désir émet un rire bref et sans joie. À peine Eugene enchaîne-t-il que le fils de Zeus hausse les épaules. Ouais, c’est pas comparable. Vous étiez inséparables qu’il dit. Non. On était un tout. Lui et moi. C’était un tout. Désir aime se dire que si lui n’existait qu’au travers son frère, la réciproque était tout aussi vraie. Il aime se dire que c’était lui qui était mort, Damen aurait été vide. Vide et triste. Mais c’est bizarre, comme ça sonne faux. Peut-être que Damen n’aurait pas été si vide que ça. Il manque à tout le monde, t’inquiètes.

Au putain de monde. Ce qui fait qu’il déteste le monde Désir. Les mains fourrées dans sa poche, il sort son pochon d’herbe pour constater qu’elle est foutue. L’odeur quand il ouvre le sujet est subtile mais suffisamment présente pour être captée par Eugene. Il en prend un entre son pouce et son index. Non, ça ne donnera rien.

Fait chier. Glisse-t-il pour lui. Neutre. Détaché. Avant de se tourner vers Eugene et de s’exclamer. Bordel t’es aveugle ou quoi ? Un ange passe. Ah. Oui. Sorry. Il soupire, passe une main dans ses cheveux pour dissiper sa gêne. T’as bien entendu nos anciens instructeurs. T’as bien entendu leur ton.

Il détourne le regard, les lèvres pincées, frustré. Il sent son estomac se tordre au souvenir de toute cette mascarade. Il a envie d’expulser mille choses. Mais quelque chose le retient. À côté de lui, Eugene lève le bras. L’espace de quelques secondes, Désir se fige. Il tourne un regard surpris à son camarade. Sa main qui caresse son bras pour remonter à son épaule. De n’importe qui, ça l’aurait fait sursauter. Il n’est pas très tactile. Mais en voyant son bandeau, il se rappelle. Eugene est aveugle. Eugene voit que dalle. Faut pas le prendre comme ça. Il rentre un peu plus sa tête dans ses épaules. Il ignore comment prendre tout ça. Il ignore quoi répondre. Heureusement Neptune fait diversion. Désir se décale rapidement sur le côté en grognant quand le chien baveux saute sur son mettre tout en lui donnant des coups de queue.

C’est une attention whore ton clebs ou ? La queue de Neptune lui fouette le visage, il recule en portant ses mains devant lui. C’est bon ! C’est bon ! L’expression déformée d’une grimace, il soupire. Foutre cul il est en forme.

Désir se place à côté de lui, le cul dans le sable et son bras posé contre son coude.

.... Sois pas gentil avec moi parce que je lui ressemble. Il tourne la tête vers lui, quand bien même Eugene ne peut pas le voir. Tu remontes tout juste dans mon estime alors gâche pas tout. Son regard glisse vers le sable, il fronce les sourcils. Comment t’as perdu tes yeux, Levesque ? J’ai jamais demandé.  

Il sent ses oreilles rougir. C'est bien la première fois qu'il insulte quelqu'un et qu'il en rit de bon cœur. Le fils de Zeus fronce les sourcils, pas dans le jugement, juste un peu paumé. C'est qu'Eugene est étrange, il est là où on ne l'attend pas. De mauvaise grâce, Désir se laisse tomber dans le sable et avoue sans faire d'effort pour masquer ses humeurs ronchonnes. J'suis maladroit. Comme si cette explication se suffisait elle-même.

Il roule deux yeux en croisant ses bras derrière la tête. Roh, c'est bon ! T'es bien en forme aussi ! C'est un peu lunaire, il trouve de rire avec monsieur merlan frit. De la colonie, Désir n'avait eu d'Eugene que la vision de l'amoureux transi. Il n'avait que les mots échangés avec Damen où l'on parlait de lui avec pathétisme et pitié. Il se demande, Désir, si Eugene avait toujours ri comme ça et que c'était peut-être eux, son frère et lui, qui n'avaient jamais pris la peine de le remarquer.

Il grommelle dans sa barbe. Eugene est gentil, lui fait semblant. Plutôt que de se justifier, Désir se mure dans le silence pendant quelques secondes avant de poser sa question. Là, il prend la peine de tourner la tête pour guetter sa réaction.

Ah ouais ? Bête et méchant. Comme quoi ? Peut-être est-il trop curieux mais l'explication d'Eugene ne le satisfait qu'à moitié. Il avait perdu la vue six mois auparavant. Six mois. Tu t'es crevé les yeux de chagrin c'est ça ? C'était dit avec une pointe de cynisme mais même pour lui c'était inapproprié. Pardon. Trop tôt, Désir. Trop tôt.

Tu te trompes tu sais. Il laisse passer une seconde. Je fais pas toujours semblant.  Il fronce les sourcils. Enfin je crois.  

Merde, qu'est-ce qu'il ne donnerait pas pour un autre joint.

C'est juste qu'eux c'est compliquer. Eux quand ils ne voient pas Damen ils sont déçus.  Il songe pour lui en se recroquevillant un peu sur lui. Moi aussi quand je le vois pas je suis déçu. Et ça l'écorche. Il sent son estomac se serrer, son cœur s'agiter douloureusement. Il profite de la cécité d'Eugne pour presser ses paumes contre ses yeux et se reprendre.

Bref. Je sais qu'il te manque aussi. Si t'essayes de me regarder quand je passe c'est bien parce que lui ressemble, j'suis pas con. J'imagine que ça a été compliqué pour toi aussi entre lui et tes yeux, je suis désolé pour toi.  

Il se redresse sur ses coudes puis dans un grognement il se lève.

Je te bassinerais pas de ça va aller ou des mensonges dans le genre. Mais pour ce que ça vaut t'as l'air de rebondir à ta façon et c'est cool pour toi. Maintenant si- PUTAIN LE CHIEN !  La langue rappeuse de Neptune lui a lécher les pieds, ça l'a fait sursauté. Dans l'action, son sachet d'herbe tombe. Le chien le ramasse dans sa gueule. Nooon lâche ça merde c'est du poison ! Putain Levesque fait un truc ton chien va bouffer ma beuh !  

Je veux bien te croire.   Qu'il l'est, insupportable. Désir à de l'ego, mais pas assez d'amour en lui pour ne pas le penser. Il hausse les épaules, il s'est excusé, il ne voit pas grand-chose d'autre à faire. On fait une bourde. Une s'excuse. Le reste, c'est plus trop entre ses mains, voilà ce qu'il pense du moins. Ouais, c'est super d'être le fils de Zeus, vraiment.  

Au loin, le ciel gronde. Désir lève la tête vers le ciel et fronce les sourcils. Je le dis encore, c'est SUPER d'être le FILS de ZEUS, VRAIMENT !   Il lève au doigt au ciel. Le cynisme étreint sa gorge et pourtant parfois il voudrait bien l'entendre, ce fameux père pour lequel Damen est mort. Parce que c'est lui, lui et sa stupide quête, lui et son putain d'ego. Mais il lui en veut, Désir. Son frère est mort et qu'il a fait, le roi des dieux ? Il n'avait même pas fait tomber une goutte de pluie. Alors il peut bien gronder ce qu'il veut, le roi des dieux. Damen est mort y a six mois, ça vous étoufferait de me laisser faire ma vie sans venir me casser les burnes à coup de "Whouaaaaa, t'as tellement de capacité" ou de "c'était ton rêve non ?" hein ?  

Il tourne la tête vers demi-dieu.

Qui te dit que je t'ai mal servi ?  

Il étire un sourire. C'est plus fort que lui. Entre son handicap et sa capacité à lui répondre, Désir n'arrive pas à ne pas le chercher. C'est trop tentant, trop bon, trop simple, de se faire donner la réplique. Le fils de Zeus néanmoins se rembrunit. Je ne te regarde pas, qu'il dit. Je te regarde pas pourtant Désir n'a pas rêve sa tête qui se tourne et le suit. C'est lui, qu'il dit. C'est lui qui le rend fou et...

La respiration qu'il avait instinctivement retenue s'expulse sous un cri. Le chien du fils de l'eau fait encore des siennes, décidément ! Désir tend la main pour récupérer son sachet mais le chien d'aveugle préfère obéir à son maître que de rendre l'objet de son larcin. À voir le sachet se ranger dans la paume puis dans sa poche, le fils de Zeus fronce les sourcils.

C'est pas cool. Surtout venant d'un type qui a l’haleine d'un phoque.   Il hausse les épaules. Moi aussi je peux faire de super métaphores avec la faune marine, tocard. Allez rends moi ça.  

Mais Eugene recule, bien décidé, visiblement à jouer. Désir soupir, étire sa nuque et ses longs muscles.

Tu veux vraiment te la jouer comme ça le Béluga ?   Il sourit. Ok  

D'une impulsion, il allonge son saut en hauteur grâce à sa capacité de vol pour atterrir derrière Eugene. Là, il lui envoie une bourrasque de vent dans le dos pour le faire tomber. Il sautille dans le sable, à la manière d'un boxer, poing en garde. Son ton est hilare. Contre toute attente, ça l'amuse bien.

Le sable est à ton goût Levesque ?  

L'immonde fils de pute. Mais il sourit, Désir. Il sourit de toutes ses dents. La vague d'eau l'emporte sur le côté, son corps roule dans la houle et les écumes salées pour se retrouver le pif contre le sable mouillé. Le fils de Zeus prend appui sur ses paumes, derrière lui le fils de Poséidon exulte. Désir crache sans classe l'excès d'eau dans sa bouche avant de rire.

Ah... Bien joué. Bien joué le béluga. Il se redresse, le corps transit de froid mais il ne prend pas la peine de se sécher. Un bon coup de froid sera l'excuse parfaite pour rester quelques jours au chaud, sans que ce ne soit mal vu de ne voir personne. J'apprécie ton style, prince des poissons, mais tu vas perdre.

Et là, Désir et Damen se confondent. Sans que Désir ne le force. Sans que qui que ce soit ne le force. Fusion naturelle et troublante lorsque les jumeaux décident de se ressembler naturellement. Sa voix est la sienne, celle de Désir. Mon son ton, sa posture, tout le reste est une copie conforme de la joie guerrière de Damen. En sautillant sur place Désir se réchauffe. Il n'a jamais été le combattant le plus brillant des deux mais il est loin d'être incapable. Son style est plus rapide, plus discret. Désir remportait la plupart de ses victoires, mais il ne les disputait qu'avec ses amis. En pointant un doigt impérieux vers Eugene, il exulte, comme dans un jeu.

Attention les yeux !

Et Désir se propulse, en prenant appui sur le sol et sa maîtrise du vent pour se projeter en avant. Il mise sur sa vitesse pour plaquer le fils de Poséidon sur le sol. Il mise sur sa vitesse, mais s'attend à tout moment à recevoir une vague méritée en pleine figure. Le souci, c'est qu'Eugene ne réplique pas. Désir, surpris, bas des bras pour ralentir.

ATTENTION CRÉTIN ! Mais le mal est déjà fait. Désir et Eugene se percutent avec force et roulent dans le sable. Par réflexe, le fils de Zeus s'accroche aux épaules de son camarade. La fin de la chute se ponctue ainsi, Désir au-dessus d'Eugene. Un peu confus, il se redresse à califourchon sur lui. Merde, ça va ? Pourquoi tu m'as pas esquivé, t'es con ou quoi ? 

C'est pas ce que je veux dire tu- Mais il ne parvient à exprimer correctement ses mots. Bien sûr, Eugene est aveugle. Bien sûr, il ne voit pas. Mais Eugene sent, Eugene perçoit d'une façon que les autres ne peuvent pas appréhender. Désir le sait, parce qu'il l'a vu faire. Il sait, parce que c'est exactement comme ça qu'il l'a foutu à terre. Eugene est aveugle, mais pas faible pour autant. Il aurait dû le sentir finir. Alors pourquoi ? Et quand les questions et justifications se bousculent dans la bouche de Désir, elles se retrouvent stoppées nettes par les mots d'Eugene. Le fils de Zeus se redresse, assis sur le fils de Poséidon. Il l'observe d'un œil beaucoup plus morne. Quand il parle, sa voix a perdu ses accents joueurs. Puisque tu le prends comme ça.

Il est vexé, ne comprend pas pourquoi. La frustration de voir un jeu si plaisant s'arrêter aussi brutalement sans doute. Ou bien peut-être juste que s'entendre être bête ou cruel fait mal à l'ego.

Je pensais on était dans un certain délire à chahuter mais visiblement c'était pas le cas, déso.

Il se lève, il n'a pas pris la peine de ramasser son herbe, il n'en veut pas.

Garde-la dit-il avec un peu de reproche dans la voix. Elle est trempée de toute façon.

Il jette la cape d'Eugene à côte de lui et récupère ses chaussures qu'il passe sans lui accorder un regard.

Je retourne bosser. Salut.

Trempé.