— Now you're standing there tongue tied You better learn your lesson well Hide what you have to hide

Ici, les nuits déclinent sans fin leur sempiternel or blanc - le faste de velours paisible dont elles se parent lasse pourtant mes habitudes. Après minuit, seul et attentif aux manifestations de mon affection - je suis trahi par les petites révoltes nocturnes du foyer. Je ne puis qu'écoute la maison qui respire ; elle me semble vivante - chacun de ses recoins marquant l'existence - alors, ses soufflent ravivent mes cauchemars.

La reddition est une forme d'avilissement particulièrement pernicieuse ; mais au sortir de mon séjour chez ces gens, que tu connais bien, par ailleurs - sans que je ne puisse me l'expliquer à moi-même, mon errance s'accomplit en ces lieux.
J'en ai pleuré ; l'idée de la fuite m'apparaissait aussi insupportable que la subsistance-même.  
Etrangement, cela me convient. L'inconfort me laisse tout le loisir de ne penser à rien d'autre qu'à la fixité bien commode de ma propre dégradation, mise sous verre et choyée par tes soins - c'est du moins ce que je m'applique à imaginer. On m'empêche de devenir admirable. Pour le moment, c'est suffisant.

Que je doive m'infliger l'auguste présence de l'hôte en sa prison d'inimité palpitante - je ne dirais pas que cela m'est égal ; mais cela m'aide à vivoter. Chaque jour, il me faut supporter ton absence entêtante, ton parfum, l'habitus, la rumeur feutrée de ta bonté ; ce qui est terrible, c'est le fait que tu ne me déranges pas. Je me fais l'illusion de ton mépris, de ta rancœur ; mais je vois bien que tu te désintéresses foncièrement de mon pauvre cœur. Et je reste seul au chevet de mon Amour à vif - pour la première fois, je ne sais que lui dire !

Il est tard, et je l'ai dit - je suis las !

En entrant sans frapper dans l'atelier, je suis immédiatement assailli par ton intime.

—  Précieux ! Est-il nécessaire que vous vous adonniez à ces... méprisables paradis artificiels ?

Ayant épousseté le dossier d'une chaise à proximité, je m'y assois prudemment. L'on ne sait jamais, avec les adeptes de la mimesis.

— Tu fais donc partie de ces artistes qui doivent au poison leur inspiration ? Après tout ! C'est un des privilèges prodigieux de l'Art que l'horrible, artistement exprimé, devienne beauté. Du moment que l'Art est bon. En faisant un geste de la main, l'air de dire : cela m'est égal ! Ce n'est pas toi que j'admire.

— Et donc ? Ton art est-il si passionnant qu'il vaille la peine que tu te désintéresses de ton invité ? J'ose le sarcasme, car j'ai bien conscience de son impuissance. Tu sais que je suis convalescent...

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Maître en ces lieux des formes plus apaisées de la débauche, Précieux orchestre un ballet sans éclat, mais résolument charnel. Je m'attendais, en le rencontrant, à ces sortes de provocations. Il en gagné le droit sur moi lattant ; si la juridiction qu'il opère en fonction de mon ego n'est pas juste, elle conserve néanmoins, en forme, une légitimité qui me met très en colère. — Très amusant. Je vois qu'on a la langue bien pendue... Et pas seulement pour les saletés.

L'avilissement auquel je suis réduit me dégoute déjà bien assez ; mais la perception symbolique qu'entretient mon hôte vis-à-vis de ma propre intériorité - m'exaspère d'autant plus. — Pour votre information, je ne vous ai pas attendu pour m'intéresser à l'art. Mon père était un peintre de renom, tout comme vous - je dis crânement, le front haut ; avant de me raviser. Depuis quand éprouvé-je le besoin de justifier de mes penchants, et, plus sordide encore - en vendant au diable la mention honnie à mon géniteur ? Je secoue la tête, écœuré ; et attristé d'un tel sentiment. — Enfin, cela vous est égal. Vous vous fichez de tout. Et surtout de moi.

Il y a bien quelque chose d'amoureux dans l'ardeur qu'il met à me fuir ! Je l'observe, méticuleux ; guettant les signes logiques de sa nécessaire infatuation - la dérive d'un regard au-delà du cours habituel de ses mornes attentes ; le moindre petit froissement qui viendrait contrarier la rigueur adamantine de son mépris ; enfin, quelque chose qui inquiéterait mes soupçons. Forcément, il m'aime ! Cela va de soi ; mais il souhaite le cacher, par fierté sans doute, cette fierté déplacée que l'on connaît aux dépravés. Il faut qu'il m'en donne la preuve, afin que je puisse m'en défaire ; cela me donnerait une bonne raison de lui partir !

— Voilà pourquoi je ne crains rien ici. On peut dire que je suis privilégié ! Ces espèces de bassesses dénudée de finesse ne me ressemble guère. Il ne me dira rien ainsi. Après tout, c'est de sa faute, si je suis hors de moi-même ! Oui ; je ne suis coupable de rien.

Je me lève et commence à marcher dans l'atelier. — N'ai-je pas le droit d'avoir envie de voir du monde ? J'ai l'impression d'habiter chez un fantôme. Je n'ai même pas le loisir de me disputer avec vous. Cela me changerait au moins les idées.

Personne pour me réconforter en mon amour, et renforcer le bien-fondé de mon attachement en péchant par excès d'admiration ; chez Précieux, il n'y a rien dont je puisse me contenter. — Vous peigniez, donc ? Je jauge, j'estime, en lui tournant le dos. — Ainsi donc - l'on manque d'inspiration.

J'en suis sincèrement surpris, ce qui m'étonne. Il me répugne de me l'avouer ; mais la décadence entretient, par son feu abject, des foyers d'études grandioses ; la passion, en sa généalogie méphistophélique, justifie des chef-d'œuvre d'une inégalable pureté. Précieux, qui marche bien sur les braises, devrait savoir tirer les bénéfices des stigmates qu'il s'impose ; pourquoi de telles hésitations ?
Un moment, j'y songe, sans trouver d'explication convaincante. La perspective de son agonie artistique m'effraye drôlement ; et c'est une crainte déraisonnable et inconvenante. — Puisque vous ne savez pas quoi peindre, vous devriez faire mon portrait.

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Etrangement, je n'avais pas présumé de la perversité artistique de Précieux. Il me semblait jusqu'ici qu'il s'adonnait chastement au plaisir esthétique ; et il me paraissait si évident que Précieux était un pur créateur, que l'idée de sa dépravation, formulée selon les critères de la beauté, ne m'avait jamais effleuré l'esprit. J'esquisse un mouvement de recul. Il est curieux que j'ai même songé à séparer l'homme de son vice, sous prétexte que l'homme en question aime s'asseoir du bon côté de la toile. —  Vous ne m'aimez pas ainsi, je lâche, pris de cours. Car il est vrai que les sentiments que me porte mon hôte regardent forcément l'ascétique passion ; il m'aime, mais il m'aime uniquement ; et je ne suis pas de ces corps qu'on apprivoise en les appâtant dans le secret du velours pourpre. Moi, j'estime exister bien au-delà de ses désirs. Sans doute n'a-t-il jamais connu licence plus enivrante que moi...

Voici jusqu'où s'exercent mes réflexions ; subitement, j'en réalise la vanité. Je suis pourtant sûr qu'il m'aime - sinon, pourquoi m'ignorer ainsi ?
Au fond, qui est Précieux ? Et je ne parle pas de l'artiste ; je parle de la volonté, bien qu'elle soit retranscrite en ce monde sous la forme articulée d'un homme de marbre, insaisissable dans sa permanence même. —  Vous aimez quelqu'un d'autre. Sans que je comprenne bien pourquoi, cette révélation m'émeut.

Je m'approche dans son dos, absorbé moi aussi par l'étendue triste de tout ce blanc encore neuf. Qu'il est idiot, de ne pas s'adonner aux fantaisies de macontemplation ! Idiot et important ; je comprends que je n'existe pas pour lui dans les limites circonscrites de son Art - je pourrais en pleurer.

— Je ne vous ai rien demandé. Mais il y a désormais ce désir d'être vu de lui, vu comme seuls peuvent voir les créateurs - le désir de s'introduire dans l'espace confiné de sa maîtrise - d'accomplir l'osmose, rejoindre l'espace tenu entre le bras de l'artiste et l'univers de son intime  ; je le veux ! mais je n'obtiendrai rien, car l'Amour pur que je prête à Précieux me rend beau et insignifiant ; et l'on a jamais fait d'Art à partir de l'insignifiante beauté.

— Pourquoi ne m'aimez-vous pas ?

Et par aimer, j'entends : pourquoi ne puis-je vous inspirer ? Pourquoi me voir comme un autre, une capsule de sainteté bonne à mépriser vaguement pour les consolations qu'elle apporte ? Ne suis-je pas né, moi, pour être aimé ? Que peut Précieux contre les lois de la nature ? — Je devrais être la personne que vous aimez le plus - car le monde est fait ainsi. C'est en mon pouvoir.

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Il formule les vœux terribles d'une méconnaissance si belle et si perfide qu'elle pourrait bien lui servir d'aveu. J'essaye de lui trouver des excuses ; de me dire qu'il se trompe à dessein ; mais Précieux n'est pas un ignorant et il parle en connaissance de cause. Il ne s'agit pas d'une confession ; il s'agit d'un meurtre des plus banals selon les lois de l'esthétisme. Précieux m'assassine ainsi tranquillement, dans le jaillissement continu de sa nonchalance de marbre en mouvement. Je recule d'un pas ; de ma vie, je n'ai jamais rien entendu d'aussi terrible. Comment est-ce possible ? Est-il même humain ? Subitement, je réalise qu'il me terrorise. C'est un monstre véritable; de ceux en lesquels on peut croire, car ils présentent au monde un visage charmant, retirent prestement leur main d'albâtre des poignes les plus assurées, et surtout ne croient en rien eux-mêmes, surtout pas en ce que le monde peut manifester de plus absolu.

Oui, il me terrorise dans toute la puissance crédible de son désamour.

— Vous ne pouvez pas me demander cela.

Mais il le demande car il sait qu'il a gagné sur moi le droit de tout à la seconde même où il professé son Innocence. Je dois avoir l'air bien triste. J'ai la nausée. Comment accepter qu'il pose sur mon image déformée ce regard d'amour qu'il réserve à ceux ayant le malheur de n'être pas moi ?

Je voudrais me fâcher ; cela aurait pu être facile, si je l'avais découvert vil, et surtout, ironique. Mais Précieux est terrible d'ingénuité. Je crois que je pourrais vomir.

Alors je me cache ; derrière mes paumes que j'ai porté à mon visage, je porte le masque d'une déconvenue assassine. Je pense vivre le pire moment de mon existence ; je pense avoir envie de mourir. — Ne me regardez pas. Je me métamorphose en quelque chose d'aimable, qui n'est pas moi ; et je maudis davantage les larmes que je ne puis m'empêcher de verser en cet instant ; bien plus que les preuves admirables de ta candeur.

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Je songe au fait que mon humiliation lui est due, qu'il a gagné le droit de se contenter de ma destitution et que je n'y puisse rien - je sais qu'il s'agit là de mauvaises excuses, et si j'éprouve la tension de mes chairs sous ses paumes, je sais qu'il s'agit là d'un dégout de circonstance ; c'est un réflexe inconsidéré, malhabile et insignifiant. Lui doit le savoir, à la manière dont je me laisse entraîner - cette seule idée me révulse.

Je ne lui soupçonnais pas une telle force. Je suppose qu'elle provient de quelques sursauts existentiels déroutants, ravivés directement à la source de leur marbre. On dit que l'adrénaline décuple les sens ; mais c'est ici l'amour qui me tient et qui m'échappe, et l'amour encore qui commande à ma propre déformation.

Je ne suis pas laid ; je n'en suis pas capable. Le visage que je contemple - non ; que nous contemplons de concert, et c'est là le plus terrible - est loin d'être laid et il est même admirable dans ses lignes, anguleuses à ses extrémités comme le sont les fers de lance fraichement taillés ; c'est un visage que j'ai pu observer de près, au moment crucial, car l'on est particulièrement éveillé lorsqu'il s'agit de sa propre mort ; on voit au chevet de son  agonie des choses fantasques qui échappent d'ordinaire à l'œil nu.  Précieux inflige à mon amour son amour pour Seraph Liu, et ce conflit est si extraordinaire que je pense être en train de mourir.

Je regrette presque sa poigne, car au moins elle me rappelait à la terre et à la banalité d'un corps. Libéré de sa joug, je n'ai plus que ma propre chair à considérer, et sa métamorphose. Je n'en reviens pas ; je ne puis me trouver laid ; car cela reste moi ; non pas sous le sable d'un masque qui n'est pas le mien, car il faudrait alors parler de fossile ; mais moi en ce que je ne puis être. Precieux commet pour moi le crime le plus terrible, car je ne pourrai jamais m'empêcher de m'aimer.

— Ainsi, c'est Seraph Liu que tu aimes. Je suis horrifié par la froideur de mon ton, et terrorisé de m'entendre dire ces mots terribles en personnifiant une image que je suis obligé d'investir. Comment lui en vouloir ? Après tout, j'incarne un visage. Vous êtes des monstres, tous autant que vous êtes. Je ne sais à qui je m'adresse exactement ; probablement à ce reflet qui ne m'appartient pas et à l'étendue désespérante de cette toile vierge. J'avance d'un pas vers lui, et c'est à moi de l'agripper, en traçant les mêmes gestes austères et brutaux que lui. — C'est toi qui me l'a demandé. C'est de ta faute. Maintenant, Précieux - tu vas devoir me regarder. Je tiens dans ma paume l'albâtre bienfaisant de son visage avec toute la fermeté dont je puisse être capable, et je réalise que je n'ai pas su m'arrêter de pleurer. — Regarde donc le beau visage de l'homme que tu aimes et qui m'a anéanti. Es-tu satisfait, à présent ? . Et je crois que je suis heureux ; malgré l'hideur, je suis heureux ! Car en cet instant, c'est indubitable - il m'aime.

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Ainsi, et malgré les formes adoptées par la révélation - il ne m'aime guère.
Peu importe que mon ombre soit sertie du bronze impur des champs de bataille, et que je suive avec perversité les principes d'une esthétique que je réprouve. J'ai pourtant tout essayé ;j'ai poignardé mon amour au beau milieu de sa prééminence, là où la chair affleure
tendrement comme une blessure d'été. J'ai perverti ce qui existait de plus beau ; et c'est ainsi qu'il choisit de récompenser mon crime. C'est pourtant de ma faute ; j'ai trahi, et lui, et moi, et ce qui constitue notre entre-deux, si l'on peut parler d'un en commun quelconque.

— Ainsi, il n'y a rien à faire.

C'est craché méchamment. Je ne supporterais pas qu'il me réponde avec le dédain tranquille dont il fait ordinairement preuve. En même temps, je n'aimerais pas non plus qu'il conserve ses airs de colère désintéressée ; le genre de fureur que l'on nourrit devant une œuvre virtuose, mais sans âme.

— Précieux, tu sais à quoi tu renonces. Je t'ai tout donné. Je t'ai donné mon amour et t'ai rendu le tien. Je t'ai laissé apercevoir mon secret maquillé en monstre. Ne m'insulte pas. Tu peux me dire que je suis laid ; tu peux me dire que je suis hideux ; mais ne me dis pas que je suis creux. Tu sais ce qui se cache ici. En m'agrippant au cœur.

— Tu es la première personne au monde que j'aime, Précieux. La première après moi. Et cela me coute, oui ! Cela me coute infiniment. Je n'ai jamais haï quelqu'un avec autant de ferveur. Ma vie est finie, et c'est de ta faute ; je ne vais plus jamais cesser de penser à toi. Tu gâcheras ce qui devait rester unique. Cela ne fait rien. Ne t'intéresse pas ; ne peins rien ; je me console en me disant que tu dormiras ce soir en confondant ton amour et le mien. Ainsi, cela rétablit l'ordre des choses ; cela nous lie un peu.

En le tenant encore, je choisis, en guise d'anathème - d'orner ses lèvres d'un baiser chaste. Je ne pleure plus.

— Ne vous étant d'aucune utilité, je vous tire donc ma révérence, Précieux Martin. Préservant jusqu'au bout l'acmé doloriste de ma décomposition, je conserve en me retirant le visage de Seraph Liu et la voix de Zana Hysenaj. Bonne nuit. Je vous souhaite de rêver de moi. Peu importe la forme !