(tw: mention de suicide) Il te cherchait. lui murmurent les lèvres pulpeuses et gercées de Samantha, barmaid de l'établissement qu'il fréquente depuis deux semaines. Duke se questionne : les demi-dieux sont-ils habilités de la même sensibilité que les monstres pour les détecter ? Sont-ils suicidaires, d'une certaine manière ? Cassiopée est une chose, mais les fils de Dionysos continuent de l'obséder, les uns après les autres. Bellamy, Lazare, Precieux - trois prénoms qu'il ne risque pas d'oublier vu qu'ils ne cessent d'être susurrés à son oreille distraite et peu attentive. L'intérêt de Duke est difficile à susciter, encore plus à entretenir, mais une fois qu'il est mordu c'est très compliqué de s'en débarrasser.

Il aime d'un appétit dévorant ;
mû par son incapacité à satisfaire sa satiété.
Mais quand il a déjà goûté ;
l'obsession s'envole avec son avidité.

Dis-lui que je suis très occupé !

Et Precieux était revenu, une énième fois, questionner Samantha de son passage. Ah ! Ça commence à l'intéresser. Le petit demi-mini-dieu aurait-il envie d'une deuxième round, plus fatal et plus meurtrier ? Le genre de round qui s'avère être le dernier.

Dis-lui que je n'ai pas envie de le voir !

Et pourtant, Duke l'avait pisté, suivi à la trace, traqué jusqu'à décortiquer des habitudes dont il s'était débarrassé - drainé par l'odeur si particulière qu'il a longuement confondu avec celle de son aimé. Bellamy ! Pourquoi n'est-ce pas toi qui vient me chercher ? Méchant Bellamy. L'obsession est de retour dans la machine. C'est toujours le même schéma.

Sur la terrasse d'un café, Duke habillé d'un costume de serveur arbore sur son torse le logo de l'entreprise. Il se penche dans le dos de Precieux et lui dépose, le bras tendu par-dessus son épaule, la petite tasse de café sur la table ronde et bancale à laquelle il s'est assise.

Un café chaud et une mort subite, vous m'aviez réclamé, enfant de la démesure ?

Il en rigole à gorge déployée, si bien qu'il attire des regards curieux et embarrassés. Duke n'a plus les cheveux bleus comme en septembre, il a de nouveau les cheveux violets, coupés courts ; il a troqué son nez de clown et son maquillage bon marché pour des cicatrices encore récentes, qu'il a tracé lui-même au couteau en souvenir d'Ange.

Je ne te conseille pas de boire ce café, j'ai craché dedans.

Un client se retourne, outré et l'interpelle en levant le doigt. Duke l'ignore et tire sur une chaise pour s'assoir en face de lui. Qu'il le regarde bien, cette entité mortelle qui l'a assassiné sauvagement. Qu'il observe dans sa contemplation le grotesque de sa situation.

Tu es trop bête, qu'est-ce que tu espères ? Oh ! J'espère que ce n'était pas vraiment une demande de suicide assistée, parce que je préfère quand mes victimes se débattent et implorent ma pitié. Mourir faire plaisir, les hommes se sont dévoués pour inventer des idées ; tu n'as qu'à piocher dedans. Train, cachets, alcool, dépression à cause de la guerre dans le monde ! Orrh ! Débrouille-toi !

Il pose son menton dans la jointure de ses mains. Le client s'est levé pour l'insulter. Sans le regarder, il se lui assène un coup de pied dans le tibia.

Viens pas m'emmerder, je ne travaille même pas ici !

À Precieux ;

Je crois qu'on va devoir décaler.

L'allusion scabreuse fait soulever des sourcils intrigués à Duke, perché à des lèvres qu'il détaille pour la toute première fois. Ses pensées sont peut-être obscènes mais elles sont surtout humaines, parasitées par la concupiscence de son enveloppe terrestre. l'Hydre n'avait jamais cherché le plaisir, hormis celui des papilles, décuplé par la peur qu'elle provoquait jadis à ses proies : des femmes et des moutons, principalement. L'Hydre a toujours été en recherche de héros. Aujourd'hui, ils viennent d'eux mêmes. Où est passé le loisir de la traque ? Ou est passé le jeu du corps ? Il ne reste que celui des mots.

Duke glousse.

Je sais ce que c'est.

Précieux se dérobe. Duke jette son tablier de serveur la table de la terrasse, faisant se renverser la tasse et le reste de café qu'elle contenait. Il part à la suite de Précieux, laissant derrière lui le chaos qu'il a l'habitude de semer. La Brume se chargera de nettoyer.

Les mains dans les poches, il emprunte le même virage qui les conduit au fin fond d'une ruelle malfamée. Duke est habitué à l'odeur de stupre et de sang ; il ne prête pas attention aux seringues qu'il écrase sous ses semelles. La question de Précieux fait soulever sa poitrine ; il inspire, curieux, avide, dépendant. Il boit les paroles de Précieux, bien qu'il ait l'ascendant.

C'est ... bizarre.

Puis il éclate de rire, dépassé par la folie d'un être qui ne peut pas l'être plus que lui... non. Impossible. Pourtant, devant son non-sens, Duke est bluffé.

Tu es fou. Comme les autres. Vous avez le chic de retourner votre veste... Que vous dit Thanatos de l'autre côté ?

Cassiopée aussi voulait être son ami.
Et Cassiopée lui a planté un couteau dans le dos. Littéralement. Duke grogne à ce souvenir déplaisant, il force Précieux à reculer contre un mur. Il le cogne un peu, pour voir si pensées se remettront en ordre s'il le secoue assez.

Tu veux devenir mon ami pour te venger de Bellamy ? Haha, c'est complètement tordu.

Et il se demande si Bellamy fait cet effet là sur tous le reste de sa fratrie ou s'il est tombé sur le diamant, aussi précieux que le sous-entend son prénom.

Ce n'est pas d'un ami que je veux...

Il s'impose dans son espace personnel ; leurs lèvres se défient mais celle de Duke sont plus immatures. Elles respirent furieusement son souffle et lui rejette à la figure.

Les amis ne se donnent pas entièrement.

Il n'a jamais retourné sa veste, qu'il dit sans y mettre non plus trop d'émotion. Duke n'appréhende les autres que dans leurs extrêmes. Il ne les comprend jamais vraiment et quand il tente de les reproduire, c'est toujours dans le spectre grotesque. D'autres monstres s'y sont essayés et ont mieux réussi que lui. Sa mère, déjà ; Méduse et Ladon également et tout ses jeunes enfants. Duke n'est pas jaloux d'eux ; il a trouvé satisfaction ailleurs, dans la consommation immédiate et démesurée.

Je veux...

Question problématique à poser à l'Hydre. Dionne et Cassiopée ont essuyé par le passé des réponses vagues et obscures, jamais les mêmes, des histoires rocambolesques et des non-sens sans queue ni tête.

Il n'a pas le temps d'inventer quelque chose que sa folie est censurée. Il garde les yeux ouverts, sincèrement surpris par un geste qu'il a commencé à convoiter il y a quelques secondes en arrière. Mû d'une fièvre visqueuse, il ouvre la bouche pour forcer le passage de sa langue. Puis les lèvres de Précieux se dérobent et s'échouent, un peu plus bas. Il l'a vécu un millier de fois dans un millier de vies mais ça lui fait toujours autant d'effet. Il frissonne de plaisir et joue des épaules pour se départir de sa paralysie.

Je ne sais pas. Je dévorais les chèvres et les héros, puis les mondes, jusqu'à ce qu'ils s'éteignent les uns après les autres.

Il est hypnotisé.
Précieux l'est autant que son nom le suggère. C'est drôle, qu'il parle d'orgie et de concupiscence crasse quand Bellamy s'est toujours évertué à conserver sa vertu et sa moralité ; personne n'y croit pas, même pas sa propre famille. Même pas Duke, qui ne l'a connu qu'au travers de son désir immaculé, qu'il projette sur Précieux. Lui, lui fait du bien. Il le veut.

Je peux te confier un secret, Précieux ? Entre amis... aaah...

Gémit d'exaltation.

Si tu m'invitais sur Nausikaa, je viendrai. Tu me traiterai comme un invité d'honneur, j'espère.

Les douceurs s'étiolent lentement au fur et à mesure que les minutes passent. Duke est une créature qui valorise la parole - or, cette fois-ci, le dialogue le lasse rapidement. Il ne veut pas seulement être séduit par des mots ou des promesses endormantes. Il veut que les lèvres de Précieux continuent de le baiser, que ses mains continuent de le caresser, qu'elles susurrent toutes en même temps la même vérité, celle que le corps omet de mentir.

Hmmm...

À la manière d'un gros chat, son coeur ronronne sous sa chair. Le monstre qui se love sous son derme tente de sortir, à la manière des hommes qui exhibent leur désir ; sauf que les hommes ont mis des siècles à savoir se contrôler. Duke n'a appris cette décence que récemment, et le parralèle entre sa monstruosité et son obscénité trouve sa source dans le lâcher-prise.

Aaaah je pourrais tout aussi bien te dévorer ici et maintenant...

Il ne le fera pas. Il le regretterait. Car Précieux ne reviendra pas et Duke aurait signé la fin définitive de leur petit jeu.
Mais il est à deux doigts ! Deux doigts seulement, de lui tordre gentiment le cou, quand son mignon suggère qu'il ne saurait pas venir sur l'île.

Me prends-tu pour un idiot ? AH ! Je connais le chemin, je l'empruntai bien avant ta naissance...

Il frissonne sous le baiser mais ça ne suffit pas à l'apaiser. Il chope sa gorge d'une main et le plaque contre le mur. Colle leurs deux fronts grossièrement et souffle à ses lèvres, tentateur dans la frustration qu'il leur impose à tous les deux :

L'île. Votre île de merde. Je ne suis pas con. Tu m'y invites pour tes bacchanales et ton vin d'exception mais je n'ai pas oublié sa nature. Je finirai pas reprendre ma forme d'hydre et je vous déchirerai de l'intérieur, toi et tes putains. Alors mon appétit sera insatiable et je dévorerai tous les demi-dieux sur mon passage, avant d'être glorieusement tué par un de ces héros. Et je reviendrai, encore. Encore et encore jusqu'à ce qu'il n'y ait plus personne à dévorer. Ça me prendra peut-être des années mais je finirai par y arriver. C'est cela que tu veux, Précieux ? L'Apocalypse pour tes confrères ?

Il l'embrasse.
Cherche sa langue de la sienne, puis décale à l'angle de sa mâchoire qu'il recouvre de salive.

Tu le détestes à ce point-là ?

La fin du monde l'excite. Duke est dans le déni de sa propre réalité, aime s'enfermer dans le fantasme d'une autre - celle où il se ferait Titan marchant sur les Hommes, les écrasant, les décimant, marquant l'histoire de son tournant. Il refuse d'affronter la vérité qui est sienne depuis l'Antiquité. Ces Hommes se mettront à plusieurs sur lui, se révéleront dans leur anéantissement de la Bête. Le scénario se répète depuis le Commencement. Il n'est rien d'autre qu'un tremplin, une étape dans la vie d'un héros. Il n'est rien d'autre qu'un outil et les outils se cassent ; se réparent à l'infini ; n'ont pas d'identité propre.

A ce moment précis de son immortalité, Duke n'a pas encore compris. Qu'il est l'outil du sabotage de Precieux. S'il n'a pas la force de se donner la mort, il compte sur l'Hydre pour lui offrir.

Duke entrouvre doucement les lèvres, croque dans le fruit charnu. Il y plante ses crocs et ferme les yeux - le jus est acide, ses papilles frétillent. Quand ses paupières se rouvrent, ses cils se mêlent à ceux de Precieux. Le rythme de leurs coeurs est extatique. Il plonge sa main dans le pantalon du demi-dieu, vient chercher et empoigner son intimité entre ses doigts. Il la serre pour lui arracher un tressaut et relève le menton de sorte à ce que leurs souffles se cherchent et s'attrapent.

Il conclue, un sourire aux lèvres, alors qu'il le caresse :

Va pour l'Apocalypse, alors.

C'est un rendez-vous pris.
Il l'embrasse pour sceller leur accord.

Je souillerai ton père, je souillerai tes frères.

Ses lèvres dérivent à son cou offert. Ça a l'air de lui plaire.

Mais toi d'abord.