Il aura suffi d’une nuit.
C’est tout ce dont tu as besoin, ô ma Mère, pour faire basculer le monde.
Une nuit et son manteau, pour tous les exilés du monde que tu couves de tes yeux noirs.
Pourquoi eux, Mère ? Pourquoi ta voix dans leurs oreilles ?
Ils ne la méritent pas ! Traîtres qu’ils sont, à te cracher dessus, à frayer avec ceux qui t’ont bannie dans l’érèbe !
Faut-il s’en étonner ? Avant d'être tes fils, ce ne sont que des hommes. Faibles et faillibles et lâches. Traîtres par naissance. Ils n’ont pas su te reconnaître en moi. Ils pensent pourtant savoir, guidés par ta voix !
Aveuglés d’ego, ils m’accuseront sûrement. Qu’ils m’accusent ! Ils se banniront eux-mêmes de ton égide. Les vrais prophètes sont ceux qu’on chasse et qu’on refuse d’entendre.

Sous le couvert de ton ombre, j'apparais, mon frère.
Tu n’auras pas eu besoin de Mère pour annoncer ma venue. Tu me connais assez pour savoir que je viendrais. Tu me connais trop pour ne pas savoir ce que tu me fais.
Et pourtant !

“Benedict.” Moins un salut qu’une accusation. Qu’auras-tu à me dire, mon frère ? Vas-tu, pour la première fois de ta vie, parler avec moins d’orgueil que de sincérité ?
Regarde-moi !
Regarde-moi, mon frère. Regarde la Lune de mes yeux, la magie au bout des doigts…
Regarde notre Mère à travers moi !
“Je n’ai jamais espéré que nous soyons d’accord sur tout. Mais je n’aurais pas pensé que tu renierais ton sang de la sorte.”

N’avons-nous pas, mon frère, grandi ensemble ?

“Le monde t’a toujours vu, Benedict.”

Et si cela m’avait, les premiers temps où je t’ai connu, profondément choquée, il a fallu que je m’y habitue. Car depuis l’enfance, déjà ! Tu es fait de la pâte que ce monde a vomi, blanc et blond et Homme !
Le monde t’a toujours vu parce que tu n’as jamais supporté qu’on ne te regarde pas. Prophète puis Olympien, à quoi te sert-il de m’envier un bien maigre titre qui n’aurait rien ajouté à ta gloire ?
J’ai toujours cru que Mère gardait pour toi quelque secret dessein, qu’elle t’avait fait ainsi pour réussir là où j'échouerais toujours, pour devenir un des leurs et les gangréner de l’intérieur.
A te voir aujourd’hui, bouffi de suffisance, dévoré par l’arrogance qui seule colore les traits des dieux d’en Haut, je suis forcée de reconnaître que je me trompais.

“Comment aurais-tu mené nos adelphes dont tu ne t’es jamais soucié ? Comment aurais-tu pu perpétuer un héritage que tu n’as jamais pris la peine de connaître ? Je suis née sur un piédestal dont ce monde m’a privé et qu’il ne me cédera jamais. Parce que je suis femme et mortifère, parce que j’ose parler avec la voix de notre Mère que tu t’es trop longtemps approprié !”

La pries-tu chaque soir, mon frère ?
Pleures-tu pour nos sœurs qu’on a brûlées jadis ? Comment y arriverais-tu puisque tu ne sais même pas pleurer cette femme qui t’appartint !
Te soucies-tu, au fond, d’autre chose que de toi-même ?

“Non, je ne vois plus la Lune sur ton visage, mon frère. Je souffre de savoir que tu as choisi le camp de ceux qui l’ont toujours étouffée. Je souffre de perdre un des rares hommes que j’estimais. Va, alors ! Va jouer au Grand ! Et tue-moi, dès que tu le pourras.”

Parce que si tu me connais toujours, si tu as jamais pris la peine de me connaître, tu sais, tu ne sais que trop bien que je serais une épine cruelle dans votre flanc.