i'll be here

Arden préparait les offrandes d'une main sereine, retrouvant dans cette habitude des gestes que sa grand-mère faisait discrètement. Elle trouvait le confort dans les passerelles ténues entre son éducation et sa vie quotidienne : c'était là les liens qui prévenaient la dissociation totale de son être. À l'aube, elle déposait des clémentines et des freesias à l'autel de ses ancêtres, avec la douceur maladroite de ceux qui ont longtemps désavoué la religion, l'esprit apaisé néanmoins du poids de son héritage. Puis, sans se retourner, elle claquait la porte sur le silence méditatif de ce recueillement.
Elle marchait vers le temple d'Hermès, les bras chargés de fruits dans l'air frais du matin. En ingénue à l'écart des lourdes responsabilités, elle prierait pour sa famille et pour celleux envers qui son amour est inconditionnel. Elle ne confessait dans la maison de son père que les petites peines quotidiennes. À l'ombre des colonnes, elle se sentait fébrile : elle laissait devant la porte ses mélancolies.

Ses pas résonnaient sous la voute, et ses yeux s'habituaient doucement à la pénombre. Devant la figure de son père en marbre froid, Arden reconnait son frère. Elle sursaute presque d'entendre son prénom, énoncé avec chaleur dans le silence solennel du temple. Elle presse le pas et accueille l'étreinte avec l'affection bienveillante des sœurs aînées. Sa procession n'a plus rien de liturgique : elle célèbre la joie que l'amour tendre entre deux adelphes fait naître dans son cœur.
Stian ! Je ne pensais croiser personne à cette heure-ci.
Le léger baiser déposé sur sa joue la fait sourire : Stian est un soleil dont elle adore la lumière. Dans l'élan de leurs embrassades fraternelles, Arden fait tomber de ses bras les clémentines qu'elle avait à offrir. Elles tombent dans un bruit sourd et mou sur le sol froid du temple, et dans la pénombre, les fruits d'un orange vif rompent la monotonie.

Arden se baisse pour les ramasser, oh, tu sais, ça va toujours, et les dépose distraitement sur l'autel dédié à son père. La prière est brève et sans intensité, distraite et guidée par l'habitude. La lumière du matin irradie la statue et leur père semble s'illuminer. Arden n'a plus la tête à la piété.
Et toi, alors ? Je veux tout savoir ! J'ai l'impression que ça fait mille ans qu'on a pas vraiment parlé.
Elle réalise qu'elle ne voit pas assez son frère : qu'elle ne le voit pas vraiment. Qu'être collègue avait peut-être, doucement, creusé entre eux un fossé invisible, en leur donnant l'illusion de la proximité dans un cadre rigide et formel. Arden voudrait connaître les soucis qui gangrènent l'esprit de Stian, pour pouvoir peut-être, comme à l'enfance, les arracher comme de la mauvaise herbe.

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i'll be here

Elle accueille avec reconnaissance les clémentines ramassées par Stian, et à nouveau ses mains sont chargées de fruits. Arden s’assoit à ses côtés, jetant à la statue de leur père un regard en coin avant de lui tourner le dos : le soleil montait dans le ciel et réchauffait le marbre d’une teinte chaleureuse qu’elle acceptait comme une invitation à trouver refuge dans la maison divine. Assis épaule contre épaule, la pénombre du temple ne camoufle plus les cernes qui creusent des vallons sous les yeux de son frère ; Arden ne dit rien. Pour lui, elle sait se taire et accueillir ses peines qu’elle voudrait, comme Atlas le monde, porter sur ses épaules. Elle épluche en silence une des clémentines qu’elle portait comme offrande, car sa piété pour leur père n’avait pour égale que l’amour qu’elle portait à ses frères.
Une odeur d’agrume emplit le temple.
Hm, elle voudrait être de bon conseil face aux problèmes évasifs de Stian, je pense que tu devrais te faire confiance, tu sais, c’est important de suivre son instinct.

Elle tend à son frère la clémentine épluchée, ronde dans sa paume tiède, et lui sourit avec douceur : tiens.
Elle ne lui reprocherait jamais ses confessions à l’ombre de l’autel, sous la statue de leur père, comme autrefois dans le bungalow qui abritait sa fratrie : il y avait là le confort de leurs habitudes bâties depuis l’enfance. Elle ne voulait pas que la conversation se tourne vers elle, grande sœur dont on regarde toujours le dos, elle ne savait qu’alourdir ses épaules des problèmes de ses adelphes sans jamais partager le poids des siens.
Ah, tu sais que moi ça va toujours ! J’ai pas vraiment de soucis, juste les petits tracas de la vie quotidienne parfois, enfin, tu vois quoi.
Arden ne veut pas donner l’impression d’être secrète : elle ne veut pas causer d’inquiétudes.
C’est un peu la même chose tout le temps – je m’inquiète pour Jun et on s’est encore un peu embrouillés avec Abel, mais ça s’est vite réglé. Comme toutes les semaines quoi !

Il y a de la légèreté dans sa voix, comme pour lui dire que ce n’est rien.

Mais toi, alors, ça a l’air plus grave. Dis-moi de tout.

Elle se penche vers lui pour écouter les secrets racontés sous l’égide de leur père, et sans réfléchir elle s’attelle à éplucher une autre clémentine.

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i'll be here

Arden avait le secret de celleux qui ne savent pas abattre les murs bâtis pendant l’enfance, et cet écart d’un an entre Stian et elle, qui alors leur semblait un fossé, n’était plus qu’une fissure qu’elle n’arrivait pas à se résoudre à franchir. Qui était-elle, si elle n’était sa grande sœur ? On ne la regardait qu’en contre-plongée, comme une peinture à l’huile sur le mur d’un musée : le soleil effacerait les traits de son visage, il n’y a qu’à l’ombre des monuments construits par les autres qu’elle peut grandir. Elle sera ce que vous voulez qu’elle soit, le vaisseau de vos émotions débordantes ou le pilier sur lequel construire vos fondations ; adjacente, invisible, une figure qui se mêle à l’arrière-plan de vos vies. Comme du lierre sur un mur, c’est ainsi qu’elle existe, partiellement vôtre et vous, partiellement sien.
Elle écoute avec attention mais l’écorce des clémentines se niche sous ses ongles.
C’est compliqué, parfois, les relations entre adelphes. Il faut pas te sentir trop coupable, juste ne pas être trop entêté.

Leurs voix se perdent dans l’immensité du temple. Elle mange un quartier de clémentine : le goût acide et sucré est plein de souvenirs des automnes de son enfance. Arden voit en son frère des troubles qu’elle ne saurait comprendre, avide de la tempérance de leur maison elle avait laissé derrière elle le déchirement d’une lutte pour le bien commun. Elle faisait partie de ces chiens en laisse qui ne quittent Nausikaa que pour mieux en ressentir l’attraction : c’était son jardin, et elle pousserait à l’ombre de ses clôtures comme une belle de nuit. Stian avait une audace qu’Arden enviait secrètement, avec la fierté des aînés qui voient s’épanouir leurs cadets d’une bravoure ombrageuse.
Peut-être que tu as besoin d’un peu de distance ? Elle ne veut pas que ses mots sonnent comme une ode à la résignation. Enfin, je veux dire, juste de te reposer, pour te recentrer un peu.

Elle sentait dans les paroles de Stian la lourdeur des secrets qu’on ne dit qu’à demi-mots, qu’on ne peut confesser à ceux qui, comme Arden, ont fait le choix d’une neutralité tiède. Le quotidien était ainsi paisible, sans vagues, fait d’habitudes bien établies ; elle pouvait alors ignorer ses angoisses et faire comme si le creux qu’elle avait au cœur n’existait pas vraiment. Elle voyait son frère tourmenté des émois chtoniens qu’on attribuait rarement à leur adelphie : il fallait sortir de l’ombre du père pour se découvrir.

Quand tu sens que tu es à bout, c’est bien, parfois, de t’arrêter pour prendre de la hauteur.

Iels avaient peut-être passé l’âge des maux qu’on peut soigner par de bonnes intentions : les ans avaient cimenté leur amour fraternel, mais ce n’était plus suffisant. Arden avait peur parfois de voir poindre l’aube du désaccord qui causerait leur perte, dans une fin sans drame, quand Stian réaliserait que la distance parcourue les avait dispersés ; ce jour triste cependant n’était jamais venu. Arden mange un nouveau quartier de clémentine, et la froideur du marbre dans son dos lui glace la peau.
Je sais que ce n’est pas une chose facile à faire, avec toutes tes responsabilités.
Était-elle a la hauteur de son frère solaire qui voyait en elle un astre ? Elle n’était pas grand chose, et sa lumière n’était qu’un reflet de la sienne.

Mais parfois, il faut penser à soi avant tout, elle s’arrête, et contemple la vacuité de ses mots, pardon, c’est un peu générique, ce que je raconte ; mais ça t’aiderait peut-être à faire le point sur ce que tu ressens.

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i'll be here

L’écho des pas de Stian dans le temple vide sonne comme un tambour funeste : le bruit se répercute dans le lointain, brisant un silence timide qui n’avait que trop duré. Il y avait dans cette disruption une hérésie tardive de deux enfants qui avaient ployé sous la figure gracieuse du père, gavés de la bienveillance écrasante de cet astre dont ils bloquaient simplement la lumière. Arden voyait, dans les colères de Stian, une réponse à sa propre frustration, qu’elle ne saurait exprimer.
C’était juste une idée comme ça, je sais que c’est facile à dire.

Recroquevillé, l’enfant solaire lui semble bien petit. Elle pose sur son épaule une main qu’elle veut chaleureuse, mais ses doigts sont froids comme le marbre, et soudain, le vent qui s’engouffre dans le temple joue à ses oreilles une élégie funeste. Les voilà adelphes dans les tragédies quotidiennes : Arden, la sœur insipide, et Stian, le héros supplicié. Les tourments formaient un essaim qui s’éveillait dans la clarté matinale pour assaillir de leur ombre la maison divine qui les abritait. Dans le fond de l’air, l’odeur des fleurs et des agrumes sentait soudain la pourriture.
Ça doit faire beaucoup à porter, je suis désolée. Je veux pas que tu penses que je minimise tes problèmes.

Arden voyait Stian baigné d’un mysticisme qui le noyait, comme un miel amer sur sa langue qu’il ne pouvait qu’engloutir jusqu’à l’écœurement. Elle était mille fois dépassée par le poids de son supplice alors, elle laissait le silence plein de bile remplir l’espace entre eux deux, encore une fois, lourd de mystères qu’elle ne saurait voir ou entendre. Et soudain, le revoilà, martyr, retrouvant son ancrage dans leur réalité. Il dit ses maux avec une honnêteté qu’Arden chérit, la preuve d’une confiance née lentement entre deux adelphes qui n’ont partagé que la fin de leur enfance.
Je suis contente si tu peux, au moins, te sentir bien à l’Atè.
Elle jette un regard furtif à la statue de leur père qui les domine de sa hauteur, et espère que sa version de chair et de nectar détournera pudiquement les yeux face à ses paroles murmurées comme un sacrilège.
Je sais qu’on veut tou-te-s le rendre fier mais, elle regarde Stian droit dans les yeux, il ne faut pas culpabiliser parce que tu traces toi-même les contours de ta propre vie.

Son intensité était pleine de promesses, et sa main devenue tiède pressait toujours l’épaule de son frère. Ses paroles, soufflées du bout des lèvres dans la maison même de leur créateur, s'appesantissent dans le silence du matin. L’aube est trop timide pour Arden, dont l’optimisme naïf a le goût d’une prière qu’elle incante pour elle-même.

Il n’y a pas qu’une seule manière d’être un enfant d’Hermès, alors embrasse ce qui te rend spécial. Je sais que c'est un poids bien lourd à porter, et que je ne pourrai jamais le comprendre, elle met sa main sur son cœur comme si ses mots étaient un serment, mais si tu doutes, tu peux toujours venir me trouver, et je t'écouterai.

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