Sur le bureau sont éparpillés une dizaine de dossiers, ton ordinateur portable ouvert sur un obscur tableur et une tasse de café froid abandonné sur un coin de la table. Ce tableau, c'est affligeant à quel point il ne change pas depuis ton entrée chez les Olympiens. Il est loin le temps où tes aspirations étaient à ouvrir un petit-café concert et à vivre modestement. Depuis Duke, ne reste qu'un acharnement maladif qui t'isole de la simplicité qui aurait pourtant fait, tu le sais, ton bonheur complet. Tu donnes beaucoup de ton temps aux Olympiens, si ce n'est la totalité. La moindre tâche, le moindre projet, tout est une guerre dans laquelle tu prends ta part d'activité. Acharnement, on l'a dit. Et comme ce soir Diane n'était pas censée venir, tu avais choisi d'occuper ta soirée de la seule façon que tu connaissais : en travaillant. Ça faisait bien deux heures que tu étais à répertorier d'obscures données pour le compte de David, lorsqu'on se mit à frapper à porte. Tu fronces les sourcils, tu n'attendais personne. L'idée te vient que Leon te faisait peut-être une surprise, une de ses "sorties" auxquelles tu ne cédais que parce que tu n'avais pas force physique de lui résister. Tu soupires, grommelle en allant ouvrir la porte.

— Tu es infernal, Leon, dans quelle langue je dois m'exprimer pour te faire comprendre qu- Oh, Diane.

Tu n'as pas besoin qu'elle le dise pour que tu comprennes. Tu connais son visage et toutes ses mimiques. Tu parles la langue de ses yeux mieux que tu ne parles anglais. Tu la laisses gagner ta nuque et tu vous fait reculer d'un pas pour fermer la porte du bout du pied sans la lâcher. Ton nez se niche dans ses cheveux blond, tu fermes les yeux, passes tes mains dans son dos.

— J'ai une autre idée : reste.

Tu n'as pas besoin de demander pourquoi. Tu sais. Tu embrasses doucement sa tempe. Tu as été présent dans son deuil et tu resteras présent autant de temps qu'il le faudra. Pour elle tu n'exprimes aucun remord à lâcher ta paperasse. Tu es aussi acharné avec les Olympiens qu'avec le fait d'être à la fois son serviteur et son roi.

Tu jettes un regard peu engageant à ton bureau avant de revenir à Diane.

— Non, je passe.

C'est dit avec un haussement d'épaule, un sourire aux lèvres et un ton qui verse un peu trop dans le léger. Tu as en horreur de laisser une tâche inachevée, mais elle est bien la seule pour laquelle tu fais l'effort sans le lui faire ensuite payer. Et puis, il y a plus important. Tu te penches doucement, viens laisser ton front se coller au sien. Tu vous berce quelques secondes avant de désigner le canapé du menton.

— Allons nous asseoir, tu veux ?

Tu ignores comment gérer sa peine. Le deuil est un processus long. On t'avait conseillé de ne pas être trop envahissant, mais le manque d'action te faisais craindre de passer pour insensible. Tu marches sur des œufs. Tu hais de ne pas savoir précisément quoi faire. Alors à défaut de mot, tu donnes les gestes. Tes doigts entrelacent les siens, ton pouce caresse sa paume. C'est apparemment quelque chose qui l’apaise.

— Et si tu passais la nuit ici ? Ça ne me dérange pas. Tu n'es pas forcée de me croire mais je préfère nettement ta compagnie à celle de mes tableurs.

Tu te demandes si la tentative d'humour portera ses fruits, tu n'es pas à l'aise dans cet art. Plus sérieusement, tu viens presser sa main.

— Tu n'es pas forcée de gérer ce deuil seule, Diane. Je suis là

Tu seras toujours là. Tu en es convaincu. Si tu dois avoir une seule constante dans ta vie, tu veux que ce soit elle, non Duke.

— En fait, tu devrais rester ici tant que tu ne te sens pas bien. Et par ici, j’entends avec moi.

Très bien, vous n'en parlerez pas. Tu ne peux lui arracher par la force ses secrets, quand bien même tu voudrais. Diane t'a appris à cultiver ta patience et surtout accepter la frustration. Un exercice difficile auquel tu ne réussis pas toujours. Même avec elle, il t'est difficile d'accepter de ne pas avoir toutes les cartes en main. Tu te laisses conduire le long du canapé. Ton regard au plafond alors que t'es bras s'enroulent autour de son corps. Ses longs cheveux blonds glissent contre tes doigts.

— Diane, nous sommes un couple, n'est-ce pas ?

Tu n'es pas vraiment coutumier du sérieux avec ce qui n'est pas ton sang, c'est elle qui te l'impose. Des fois, tu songes que de vous deux, celle qui dirige c'est elle. Elle sait exactement quoi faire pour t'amener à la rigueur. Tu te redresses doucement sur tes coudes pour le forcer à lever la tête et d'une main tu cueilles son menton pour amener ses lèvres aux tiennes. Un baiser tendre et lent.

— Alors ne sois pas idiote, tu ne me voles rien.

Tes doigts liés au sien, tu prends une initiative qui te surprend toi-même.

— Pas juste pour un temps.

Misère de placer une telle demande alors que vous pleurez la mort d'Amber. Mais au contraire, il te semble qu'il n'y aurait pas de timing plus pertinent. Face à la tempête, on fait front.

— Que dirais-tu d'emménager ensemble ?

Tu serres ses doigts entre les tiens.

— Ici, chez toi ou même ailleurs, peu m'importe.

Tu n'es pas spontané. Ce genre de décision, tu les aurais, d'habitude, mûrement réfléchit. Mais Diane à ce don étrange et dangereux de te rendre audacieux. Tu lui proposes une vie commune aussi simplement que tu pourrais lui proposer un thé après le repas. L'espace d'une seconde, tu restes suspendu à ses lèvres. Tu te dis qu'elle pourrait dire non. Elle ne le fait pas.

Tu te surprends à être soulagé. Tu l'observes te baiser les doigts, peine à réfracter ton sourire.

— Pitié Diane, visons au moins un trois pièces.

Tu secoues la tête, le trait d'humour n'est pas assuré.

— C'est entièrement partagé.

Soudain, tu vois ses traits se tordent. Le tremblement de son menton, les premiers reniflements, les yeux qui rougissent puis les larmes. Tu l'interroges du regard, un brin inquiet, intérieurement paniqué. Un peu gauchement, tu viens la serrer dans tes bras. Ce sont les nerfs qui lâchent, sûrement. Tu embrasses sa tempe, passes une main que tu espères chaleureuse dans son dos.

— Pleure tout ton soul, Diane.

Et comme tu la sais aussi fière que tu peux l'être, tu détournes pudiquement le regard vers la télécommande, allume la télé pour emplir la pièce d'un bruit de fond autre que ses pleurs.

— Personne ne t'entend.

Alors elle peut hurler si elle le souhaite. Tout restera de l'ordre du secret.

Tu n'aimes pas les pleures. Tu te sens impuissant. Tu sais solutionner des problèmes, tu sais apporter des réponses concrètes à des questions concrètes, mais le genre humain, lui, représente une énigme que tu ne sais pas déchiffrer. Qu'est-ce que tu dois dire ? Sur quel ton ? Qu'est-ce que dois faire ? Avec quels gestes ? Tu aimerais avoir un mode-d'emploi détailler à portée de main, seulement un tel ouvrage n'existe pas, même dans les rayons les plus obscurs de la bibliothèque d'Athéna. Alors tu fais ce que tu détestes faire mais ce que tu fais tout le temps : tu improvises. Par miracle, ça semble marcher. Ses doigts contre ta joue, les mots d'amour qu'ils vont avec. C'est quelque chose que tu lui dis peu : je t'aime. C'est plus simple de montrer. C'est plus simple de l'écrire. Nettement moins de le dire. Nettement moins de l'entendre, aussi. Tu sens ton cœur se serrer, contiens cette espèce de brûlure dans l'estomac. Tes lèvres semblent sceller, comme lorsqu'elles sont sèches et restées trop longtemps collées ensemble. Tu forces pour les entrouvrir.

— Je t'aime.

Tu te penches à ses lèvres pour les cueillir doucement. Elle te demande si tu as peur.

— Non.

Pourtant, tu sens immédiatement l'appréhension.

— Hm, peut-être un peu.

Mais pourquoi ? Tu ne sais pas. Tu ne sais pas mettre de mot sur ça. Tu secoues la tête, rationnel.

— De toute façon ça n'a aucune importance. On se connaît, nous savons que nous sommes compatibles. Ça ne peut donc que bien se passer.

Impose les faits comme bouclier. Tes doigts glissent dans ses cheveux, le bruit de la télé en fond, pourtant tu souffles comme-ci tu devais te faire discret.

— De quoi as-tu besoin pour être rassurée ?

— Tu ne m'étouffes pas.

Ou peut-être que si, mais ça n'a aucune forme d'importance. Quelque part, tu te nourris aussi de ce besoin. Il est un cadre, un guide. Ils sont fous, ceux qui pensent qui tu sais t'auto-discipliner. C'est seulement parce qu'ils ont en besoin que tu ne restes pas à la dérive. Alors qu'elle compte, qu'elle t'étouffe, tu diras gentiment merci. Pour toi, Diane n'a jamais été et ne sera jamais un problème, jamais.

— Je ne te demande pas d'être parfaite, je suis loin de l'être également. Tu as tes insécurités, j'ai les miennes. On peut apprendre à les gérer, toi et moi.

Son front épouse le tien. Tu fermes les yeux, te laisses aller à la tiédeur de sa respiration contre ta peau. Tu y trouves de la quiétude dans le flot agité de tes angoisses. Tu glisses une main contre sa joue, caresses du pouce.

— J'ai besoin de toi aussi.

C'est qu'elle était ton pilier pendant tant d'années.

— Que dis-tu d'essayer ? Essayer d'être heureux.