l’ambiance est soporifique. pourtant, ce n’est pas faute des basses qui lui font vibrer le cerveau ou de l’alcool qui la tient encore éveillée à cette heure tardive. c’est la première fois que Maeve reste aussi longtemps seule avant de trouver de quoi s’amuser pour la nuit. assise sur l’une des banquette en cuir matelassé de la boîte de nuit, elle patiente dans un box depuis bientôt trente minutes… ou plus ? peut-être moins. en tout cas, depuis bien assez longtemps pour commencer à la rendre folle. elle pourrait rentrer. elle pourrait juste prendre ses affaires et retourner dans son appartement, se mettre au fond de son lit et profiter du reste de sa nuit comme il se doit. d’ailleurs, elle a envisagé l’option plus d’une fois. c’est souvent le cas lorsqu’elle est ici, elle se demande toujours à quoi bon ? et puis son estomac grogne, sa langue devient plus pâteuse, ses membres se crispent sous le poids de pensées morbides, et alors, elle comprend que ses envies écrasent sa volonté. autant se sortir d’ici le plus vite possible dans ce cas, et c’est toujours ce qu’elle est parvenue à faire. jusqu’à ce soir.

c’est que sa condition peut être capricieuse : pas question de courir après le gibier avec désinvolture, la chasse se doit d’être menée avec dignitée. un soupir lui échappe tandis qu’elle termine son cocktail avec une sale mine. un Bloody Mary pour se distraire momentanément, mais ce n’est qu’un pâle substitut à ses véritables désirs, et lorsque la faim la tenaille, tout le reste lui semble insipide, une pathétique parodie de qu’elle convoite vraiment. et puis soudain, elle le voit. il l’observe depuis l’autre bout de la salle, lui offre un sourire qu’elle ne connaît que trop bien. les lumières de la soirée lui illuminent le visage par intermittence. qu’est ce qu’on ferait pas pour se remplir le ventre… de sa place, il lève la main et agite deux doigts, lui fait signe de venir le voir. Maeve étire ses lèvres sombres dans un rictus empreint de malice, puis refuse d’un mouvement de tête lent mais affirmé. elle se redresse avec une grâce infinie sans jamais le quitter des yeux. alors il se lève, lance deux mots aux personnes qui l’accompagnent et se dirige droit vers elle. trop facile. elle le perd dans la foule mais sait qu’il arrive. bah alors, on fait la timide ? voilà. ils finissent toujours par arriver. trop à l’aise et probablement bientôt trop ivre, il s’affale à ses côtés, l’éclabousse du contenu du verre qu’il lui tend. les effluves alcoolisées qu’il dégage lui donnent la nausée, mais elle garde son sang-froid. elle observe le fond du verre. hors de question de boire ce truc. non, pas timide. juste pas du genre à partager, réplique-t-elle d’un ton tranchant, le regard par dessous les cils. son sourire s’élargit, sûr de lui. ah ouais ? il demande, les yeux aventuriers sur le haut de sa robe, t’as l’air généreuse pourtant. Maeve frissonne, commence à regretter le moment où son regard à croisé le sien. elle s’apprête à renchérir mais l’homme en face ne lui en laisse pas l’occasion. ça nous aurait fait un point commun. puis l’air de rien, il regarde par dessus son épaule et hoche la tête avec un sourire béat. Maeve se retourne, décontenancée, et c’est tout juste le temps pour que toute une bande d’hommes envahissent le box et s’installent à ses côtés. en tout, ils sont quatre. c’est trop d’un coup. elle entend leur coeur battre à tour de rôle, comme des roulements de tambours et leur proximité l’accable. une main se glisse sur son bras, une autre sur sa cuisse qu’elle s’empresse de retirer, écoeurée. elle s’imagine se jeter sur eux, là tout de suite. ceux-là, elle les finirait sans retenue, viderait même la moelle. elle les imagine en train d’hurler, de se tordre de douleur sous ses griffes. ça la fait sourire et c’est son coeur à elle qui se met à courir. on sait qui t’es, lâche l’un des homme à ses côtés. comme son ami, il ne la laisse pas parler avant de poursuivre. on continue de la toucher et ça la rend malade, elle puise dans les tréfonds de son être pour rester de marbre, mais sa poigne est ferme lorsqu’elle éloigne les doigts poisseux de sa peau nue. ils la dégoutent, et dans un élan de lucidité elle trouve la force de se lever. tant pis pour ce soir, elle prendra sur elle jusqu’au lendemain. elle a tenu plus de dix ans de sevrage, elle pourra bien survivre à une pauvre nuit. je m’en fous, sa voix est calme, comme toujours lorsqu’elle s’exprime. elle repose le verre sur la table basse et s’apprête à s’en aller sans demander son reste, mais on la devance. le plus grand d’entre eux la surplombe de sa carrure et bloque sa seule issue. il lui sourit sans une once de chaleur. on n’en a pas terminé avec toi. tu crois aller où comme ça ? Maeve perçoit son rythme cardiaque et déduit qu’il est bien trop calme pour ne pas être sérieux. elle soupire. quelle soirée de merde.

cw // gore

Maeve évalue froidement ses options. putain… ça fait chier, ils ont pas autre chose à foutre sérieux... elle ne baisse pas le regard face à la montagne de muscles face à elle, refuse catégoriquement de fléchir ou de le laisser croire qu’elle pourrait le craindre. et puis c’est vrai, elle ne le craint pas. si elle voulait, de sa simple volonté, elle pourrait le mettre à terre, le ridiculiser devant tous ces gens. il se contorsionnerait sous l’étau de sa démence, peut-être même se souillerait-il de peur. les hommes de sa trempe finissent toujours par avoir peur. les rires moqueurs de ses acolytes résonnent dans son dos, mais Maeve ne daigne pas leur accorder un regard. ils riront moins quand j’aurai leurs têtes dans mon congélateur… non. pas ça.

c’est alors qu’une voix retentit tout près et le visage de l’imbécile face à elle devient livide dans l’obscurité. Maeve ne comprend pas tout de suite ce qui arrive et machinalement, elle recule à petits pas. l’espace d’une seconde, elle se demande si ses pouvoirs ne lui ont pas échappé par mégarde. mais non, du tout. c’est une femme. elle a la prestance des guerriers, le regard perçant et la voix autoritaire, souveraine, même dans le capharnaüm de la foule. Maeve passe son temps ici, pourtant, c’est la première fois que leurs chemins se croisent. la lueur de la dague scintillante attire son regard comme une pie et la fait légèrement frémir. contre la peau, l’objet la nargue. allez, enfonce-la ! sa respiration se fait irrégulière, elle imagine la lame disparaitre sous l’épiderme, le sang jaillir à flot et ses yeux, à lui, se gonfler comme deux soucoupes. elle lui rirait au nez tandis que le rouge lui dégoulinerait par la bouche, son système nerveux attaqué. et toi, espèce d’abruti, tu comptes aller où maintenant ? c’est ce qu’elle lui dirait. il ne pourrait même pas lui répondre.

c’est le mouvement tout autour d’elle, lorsque la bande d’amis sort du box les uns derrière les autres, qui l’arrache de sa torpeur. elle ressent alors le besoin pressant de s’asseoir un instant. c’est les mots rassurants d’une voix délicate qui lui font lever les yeux. encore cette fille. Maeve est surprise par la dualité de sa tonalité, si différente de ce qu’elle a perçu il y a cinq minutes. elle réalise alors qu’elle vient de la tirer d’affaire. elle l’a fait de son propre chef, sans même la connaître. mais pourquoi ? d’habitude, Maeve se débrouille toujours seule. là, c’est une première, elle ne sait pas trop quoi faire. elle voudrait la remercier, mais comment ? après tout, elles ne se connaissent même pas.

on s’y habitue. merci pour le sauvetage, ils avaient l’air effrayés, c’était drôle à voir. elle ment. elle ravale le goût amer que leur fuite vivants lui a laissé dans la bouche. elle tapote la place à ses côtés, offre un sourire à l’inconnue toujours debout face à elle. tu viens ? au moins, elle se retrouve en bien meilleure compagnie. autant en profiter.

c’est toujours plus simple de détruire ce que l’on méprise. pour la fille aux cheveux d’argent, Maeve se surprend à ressentir une pointe d’admiration, un soupçon de curiosité et une note de je-ne-sais-quoi qu’elle peine à pointer du doigt mais qui la tire inexorablement vers elle, comme si leur proximité lui permettrait de mettre la main sur tous ses secrets. pourtant, ce n'est pas le dédain qui bourgeonne en son sein, mais plutôt une étrange fascination. et elle déteste ça, car dans le miroir de ses sentiments, elle voit se former la fragilité de ses liens avec ceux qu’elle affectionne. s’il est facile d’anéantir nos ennemis, il est d’autant plus simple pour nos proches de devenir nos bourreaux. si elle était honnête, elle avouerait la terreur que cette pensée faisait naître en elle. avec Susano, pas de peur, mais une méfiance nuancée, une lueur d’appréhension parsemée ici et là aux détours de leur conversation. quand on lui demande son prénom, elle contemple l’idée de mentir, ou de simplement se taire à jamais. les mots restent en suspens dans sa gorge, mais en cet instant, Maeve découvre qu'elle n'a pas besoin de parler pour se faire comprendre. elle laisse ses yeux parcourir librement sa nouvelle compagne, scrute chaque détail sans réserve. elle reconnaît cette sensation familière, lorsque son esprit se trouble et que son estomac se retourne. lorsque ses mains deviennent moites et que ses sens s’aiguisent. mais elle ne veut aucun mal à Susano, alors elle refoule tous ses démons et revêt son masque habituel, dissimule ses tourments derrière une façade impassible. avec les hommes, elle se rappelle, il est plus aisé de se libérer de ses remords : tout ce qu'elle leur inflige, ils le méritent toujours. là, avec cette étrangère, les règles semblent différentes et les contours de sa moralité bien moins nets.

accepter la bonté d’autrui s'avère ardu pour Maeve. cette fille qu’elle vient de rencontrer lui semble l’incarnation même d’une bienveillance inattendue qui la perturbe. le constat est amer dans son esprit, elle qui s’est toujours fiée à son instinct de survie, qui s’est toujours battue seule. face à cette démonstration de gentillesse, elle se sent désarmée, ne sait plus trop quel comportement adopter lorsque les remerciements lui paraissent insuffisants. à la remarque de Susano, Maeve sourit. elle se complait dans l’image que les gens se font d’elle, se dit que ce sera toujours préférable à la sombre réalité qu'elle craint être. si cette illusion peut lui valoir l'affection, alors qu'il en soit ainsi. elle joue avec la paille de son cocktail, se perd dans la contemplation d’un quartier de citron vert.

tu trouves ? on me l’avait jamais dit. elle lève les yeux vers elle, prend une seconde pour l’observer. toi… Maeve fait la moue, pince ses lèvres dans un air profondément concentré. toi, si t’étais un cocktail, tu serais un Long Island ! ou peut-être un Sazerac… qu’est ce que t’aimes boire ?

les jambes croisées avec une nonchalance étudiée, elle fixe intensément Susano tout le long de leur échange, capture chaque mot qu’elle prononce. elle porte la boisson à ses lèvres dans une lenteur calculée, savoure chaque gorgée pour étouffer les pensées turbulentes qui menacent de l'envahir. le goût familier du liquide contre sa langue lui offre un semblant de réconfort, une ancre dans la réalité qu'elle redoute de perdre. malgré l'animation qui règne autour d'elle, Maeve sent une lassitude sourde s'installer en elle. la musique, les rires et les conversations semblent lointains, comme étouffés. elle réalise avec une pointe d'amertume qu'elle n'aura rien à grignoter ce soir, aucun répit pour son esprit agité. une résignation s'empare  alors d'elle, l'acceptation tranquille que peut-être, chez elle, elle trouvera le calme dont elle a tant besoin. elle se lève et jette un dernier regard à Susano.

il est tard. je ne vais pas tarder, j’ai du travail demain. elle hésite sur la fin de sa phrase, prend un moment pour observer Susano qu’elle surplombe pour la première fois depuis leur rencontre. et puis je meurs de faim. elle ne la quitte jamais des yeux.

Maeve lutte contre la peur du regret qui menace de s’ancrer en elle si elle laisse Susano ici. une dernière fois, elle la remercie, lui souhaite une bonne nuit poliment et s'approche des vestiaires pour s’en aller. mais juste au moment où elle s'apprête à partir, une pensée s'immisce dans son esprit : elles s’entendaient bien toutes les deux, il serait dommage de se priver de vivre à cause d'idées intrusives. comme une moquerie, son estomac émet un bruit de protestation, signe de la faim qu'elle tente de réprimer d'un geste machinal. la ferme toi. debout à l’entrée du bâtiment, elle sent sa détermination vaciller sous le poids de dilemmes internes. Maeve refuse de se laisser submerger par ses peurs. soudainement déterminée, elle rebrousse chemin, retrouve Susano qui n’a pas bougé de sa place. on pourrait se revoir toutes les deux. ce n’est pas une question. elle déclare le tout avec assurance, une lueur d’enthousiasme dans son regard émeraude. ailleurs, quand tu veux. j’aimerais bien te rendre la pareille.

elle ne laisse pas à la jeune femme l’occasion de refuser, lui tend son contact avant de s’éloigner à nouveau. de toute manière, libre à elle de la rappeler ou pas. oui mais et si elle ne rappelle pas ? cette possibilité la fige dans sa course. elle perdrait la première personne qui s’est montrée gentille avec elle de sa propre volonté depuis des années. et alors ? elle se mordille l’intérieur des joues, triture ses ongles et contemple les solutions qui s’offrent à elle, mais elle n’arrive plus vraiment à réfléchir. et puis merde. pour la deuxième fois en l’espace de quelques minutes, Maeve revient sur ses pas et se retrouve de nouveau face à Susano.

t’es libre maintenant ?