Chaque fois je viens, c’est toujours la même rengaine. À ses pieds, j’observe son sourire et je fais inévitablement ce constat : nous avons le même elle et moi. Quoi de plus normal qu’un fils ressemble à sa mère, on me dira… au grand dam de certains.

J’ai en tête de gondole, une grande sœur qui se soucie tant de notre bien être qu’elle se métamorphose en l’exact opposé de notre génitrice. J’en viens à me demander si l’on sort bien de la même matrice elle et moi. Je pense que se détendre un petit peu ne lui ferait pas de mal… mais alors, oser lui dire ça en face ; compliqué.

Parce que dès l’instant où les mots sortent de ma bouche, je ne peux pas les rattraper au vol et les remettre dedans. Ils l’atteignent et un nouveau conflit éclate. Moi, à l’image de ma mère : immature, nonchalant et insouciant.

Dionne ; tellement obnubilée par notre protection qu’elle pense pouvoir prendre sa place. J’entends que c’est un rôle que notre mère a toujours laissé vacant… mais à force ça devient épuisant.

J’ai eu la chance de la voir aujourd’hui. Maman.
Il m’a fallu des heures pour me débarrasser d’elle.
J’ai failli tomber à court de blagues.

Finalement… c’est le sommeil qui a pris le meilleur sur moi. Je me suis réveillé, la nuque en vrac et des courbatures partout ; prochaine fois j’apporterai un oreiller.

Je pensais m’éclipser discrètement, priant pour ne pas tomber sur un de mes adelphes qui me tiendrait la jambe. Mauvaise pioche. Car au moment où je me lève pour décarrer d’ici en vitesse… je tombe nez à nez avec la mauvaise personne.

Je dois l’avouer, dans un moment de faiblesse, je n’ai pas pu retenir mon soupir… encore moins ce râle de désespoir. J’ai bien tenté une pirouette :

— Je ne suis pas là tu es actuellement en train d’halluciner.

Puis de m’enfuir sur la pointe des pieds. Mais ce fut un échec. Je tente de désamorcer le moindre embryon de conflit avec un sourire charmeur, mais autant pour la dragouille c’est efficace… autant pour ma grande sœur. Bah pas tellement.

— Pitié. Ne me fais pas de mal.

Je suppose que c’est le moment où je dois me mettre à genoux et implorer son pardon ? Pour quelle connerie ? Oh elle finira bien par trouver, là-dessus, je peux lui faire confiance.
 

Je me sens pris au piège. C’est souvent le cas avec elle. L’impression que je ne peux pas lui échapper même si je le voulais. Je n’explique pas comment un si petit gabarit peut m’intimider autant… sans doute un respect inhérent à son statut d’ainée ? Si seulement c'était si simple.

Elle me dit qu’elle est de bonne humeur ; bizarrement j’ai du mal à y croire, mais je vais faire semblant pour lui faire plaisir. Ah… je sens soudainement une douleur émaner d’un de mes orteils ; je crois que ma grande sœur est bien plus mal lunée qu’elle ne le prétend. Moi je cherche encore ce que j’ai bien pu lui faire.

L’incompréhension s’affiche sur mon visage lorsqu’elle parle de lui relater mes dernières aventures. Impossible qu’elle le sache, c’est du bluff, pas vrai ? Qui a vendu la mèche ?

— Tu veux pas lâcher mes fringues ? Je vais pas m’envoler, tu sais, maintenant que tu es là…

Je n’étais pas du genre à la fuir. La redouter ? Oh putain, oui. Mais notre chère grande sœur joue son rôle à la perfection ; interprétant parfois celui que notre mère refuse de jouer. Je ne serais pas surpris que les deux ne s’entendent pas du tout. Et pour quelqu’un comme moi qui ressemble bien plus à notre génitrice qu’on pourrait le croire… ça doit fortement déplaire à la demoiselle qui froisse mes fripes.

— Je sais pas… si j’avoue, je vais te foutre en rogne. Si je ne dis rien, tu vas mener ton enquête et te foutre en rogne. Si je mens, pareil. Huh. Aucune échappatoire.

À mon grand désarroi. Je finis par prendre ses mains pour les décoller de mes vêtements parce que ça commence légèrement à me taper sur le système quand même.

— T’as beau dire… t’as beaucoup d’imagination lorsqu’il s’agit de trouver des raisons pour venir me les briser. Mes conneries au fond, c’est plus des excuses que des prétextes.

Parait-il que c’est pour mon bien.

— Écoute, ils sont venus chercher la merde, c’est pas mon problème s’ils l’ont trouvé. Avec eux ça se termine toujours de la même façon… soit je finis inconscient, soit c’est moi qui les envoie compter les chandelles. C’est pas mon genre d’encaisser les coups sans les rendre.

D’ordinaire il suffit d’une petite plaisanterie pour désamorcer ce genre de situations… mais j’imagine que mon insolence n’a pas dû leur plaire. Dommage pour eux.
 

Je te lâche, je te lâche. Seigneur, elle ne se détend jamais la frangine ? Elle donnerait mal à la tête à un doliprane. Un pas de recul pour lui donner un peu d’espace, j’ai besoin d’air moi aussi. Que les remontrances soient faites à trois mètres ou dix centimètres du visage… bref.

Je vois bien qu’elle est à deux doigts de l’ébullition ; sauf que Dionne n’est pas un volcan qui dort, mais plutôt qui somnole. Je sais que ça peut littéralement péter à tout moment… et j’ai comme l’impression que plus je parle, plus j’aggrave mon cas et plus le magma va me cramer le popotin.

J’affronte pourtant l’inéluctable courroux de ma frangine avec courage et abnégation… c’est faux j’ai qu’une envie c’est de partir en courant ; sauf que, la flemme. Et lorsqu’elle me demande si elle n’a que ça foutre, la réplique est partie tellement vite de ma bouche qu’elle n’a même pas eu le temps d’être filtrée :

─ Bah oui. Un gloussement. Oh comme je regrette mes mots. Pardon.

Vient alors le nœud du problème. Ce n’est pas tant les problèmes que je cause que l’avenir que je dois me forger qui lui causent des soucis. Pour elle, si je les évitais, je pourrais déjà commencer à me construire une belle vie. Conscient qu’elle ne veut que mon bien, malgré les étincelles de rage dans ses yeux… je ne peux retenir ce long, lent et las soupir.

─ Frangine. Tu réalises que j’ai littéralement une éternité devant moi pour ça ? T’es mignonne avec ton discours sur la valeur de la vie… mais pourquoi tu n’utiliserais pas ton propre temps pour réfléchir à ce que moi je veux faire du mien ?

Parce que j’ai bien l’impression que tu ne fais pas vraiment ça pour moi, mais pour toi. J’ai peut-être tort, mais ça ne m’empêche pas d’ouvrir mon clapet :

─ D’ailleurs, c’est bizarre que tu te démènes autant pour nous. Qui sait si tu es vraiment sincère, si tu veux vraiment notre bien… si je te demandais de me foutre la paix une bonne fois pour toutes, tu respecterais mon souhait ?

Te connaissant, non. Tu seras toujours sur notre chemin pour éviter que l’on dévie ; qu’on se retrouve sur le mauvais. Mais si tel est notre choix, tu serais capable de le respecter ? Est-ce que tu sais au moins que tu ne pourras pas aider tout le monde ? Si c’est ton ambition, tant mieux pour toi… mais un retour à la réalité ne te ferait pas de mal.
 

Oui… je l’ai senti au moment où ces mots sont sortis de ma bouche, que j’allais le regretter. J’ai toujours craint ses colères ; elles sont les seules capables de me culpabiliser, de me faire sentir minable. Celle-ci ne fera pas exception j’en ai peur. Je ne peux pas reculer, encore moins fuir.

Je n’ai pas d’autre choix que d’affronter une tempête que j’ai moi-même provoquée. Le problème, c’est qu’elle n’a pas tort, sans avoir tout à fait raison. Néanmoins je reste pantois, sans oser l’interrompre malgré ma furieuse envie de le faire.

Qu’on ne se méprenne pas, j’ai un respect immense pour elle, car elle a survécu là où d’autres seraient morts et enterrés. Qu’elle se serve de son expérience pour aider ceux qui en ont besoin ; ceux qu’elle veut sauver à tout prix… c’est admirable, vraiment. Mais si moi je vais trop loin, qu’en est-il d’elle ?

Je regrette peut-être la forme de mes mots, mais le fond tient toujours. Et si je la laisse me marcher dessus sans répliquer… si je n’ai pas le courage de lui dire le fond de ma pensée maintenant, je n’aurais peut-être jamais une autre occasion de le faire, étant donné que madame ne veut plus voir ma tronche.

Si c’est la dernière fois alors, autant y aller franc-jeu. Malgré la hâte pour la rattraper et la dépasser, mon corps est lourd ; ce poids que je porte, si je ne m’en libère pas, je sais que je vais le regretter.

C’est bien la première fois que je la vexe au point qu’elle ne veuille plus de moi ; et c’est aussi la première fois qu’elle m’entend hausser le ton. Le sage marin fuit la tempête quand elle s’annonce. Moi je suis assez con pour plonger dedans.

─ Tu crois que tu vas où comme ça ?!

Le corps planté devant le sien ; le regard qui ne lâche pas le sien. Tu dis que je dépasse les bornes frangine ? Attends un peu d’entendre ça.

─ Tu ne vas pas avoir l’audace de me jouer la carte de la misogynie dès que tu m’entends dire quelque chose qui te déplait, Dionne. Tu ne vas pas me faire la leçon une énième fois sous couvert de tes accomplissements et me les balancer à la gueule comme si c’était à toi de refaire le monde et qu’on est juste là pour te regarder faire !

Et le plus important :

─ Et surtout tu vas arrêter avec ton hypocrisie latente, à essayer de nous faire croire que tu veux notre bien à tout prix alors que tu aiderais n’importe lequel d’entre nous pourvu qu’il soit faible. Arrête de croire que tu tiens notre vie entre tes mains et que sans toi l’on ne vaut rien !

Tu n’es pas notre mère, Dionne. Tu ne l’es pas et tu ne le seras jamais. Si certains ne veulent pas de ton aide, il faudra l’accepter.

─ J’essaye de te faire comprendre que je veux faire mes propres choix et ne pas dépendre de toi ; que tu ne t’inquiètes pas pour moi, que tout ira bien pour moi. Et même si je me trompe, même si je me fais des illusions, même si je construis un monde entier de chimères, laisse-moi faire !

Le poing serré, le poids sur mon estomac s’allège malgré la violence et l’audace de mes paroles. Mais il le faut.

─ Je ne veux pas survivre la peur au ventre ; je veux vivre, tout simplement. Et si ça mène à ma perte… qu’il en soit ainsi. Si tu veux m’abandonner comme le fait si bien maman, c’est ton problème. Si tu ne veux pas soutenir mes choix, c’est ton problème. Le cas échant, oui, on n’a plus rien à se dire.