En écoutant son résumé, tu n’as qu’un seul regret : ne pas avoir été là. Tu aurais aimé voir le monstre, lui parler ; tu aurais aimé rencontrer les nouveaux ambassadeurs. Néanmoins tu te fies à David pour te donner les informations essentielles. Quelque chose te tracasse. Tu ne saurais dire quoi.

David t’extirpe de tes songes lorsqu’il vient chercher ton avis. Tu fais mine de réfléchir quelques instants, préférant lui faire part de tes véritables craintes :

─ J’en pense que j’espère sincèrement que Bellamy nous reviendra sain et sauf. Le savoir en vie est un soulagement… mais j’aimerais le revoir à l’abri à l’intérieur de nos murs.

Si toutefois vous êtes vraiment protégés dans l’enceinte de l’île. Plus le temps passe et plus cela semble n’être qu’une doucereuse utopie. Les bras croisés, tu n’as de réponse qu’au haussement d’épaules à la déclaration de l’enfant de Zeus concernant les relations d’Emon.

─ Tant mieux pour lui. On verra combien de temps ils arriveront à le supporter.

Un ricanement goguenard puis tu soupires.

─ Tu penses qu’il nous reviendra, notre cher ambassadeur ? Tu penses qu’on le récupèrera vivant ? Tu mets déjà une croix sur le fait qu’il soit indemne. Mais vivant… il y a encore de l’espoir. Je t’avoue que j’aurais aimé rencontrer le monstre, mais passons. Quelques pas en direction de votre leader, tu viens adosser ta cuisse à son bureau. Je n’ai rien à redire concernant les décisions prises. Priorité à la sécurité de l’île et au retour de Bellamy. Mais ensuite ? Tu as une idée en tête ?  
 

Tu n’attendrais pas sa permission pour rendre visite à la monstruosité entre vos murs ; mais tu te réjouis toutefois de l’avoir si tu te décides de juger par toi-même ce qu’il affirme. Observer de tes propres yeux la responsable d’une telle commotion. Rien que d’y penser, ça t’émoustille.

Le frisson te parcourt lorsqu’il parle d’elle. Puis un sarcasme :

─ J’en serai déçue s’il en était autrement. Je vais y réfléchir.

Dis-tu alors que ta décision est prise. Si tu as l’opportunité de l’avoir rien que pour toi, découvrir sa nature par toi-même, tu n’hésiteras pas une seule seconde. Si l’ange veut danser avec tes démons, ce sera avec grand plaisir.

Les pensées de votre chef se tournent vers la grosse pomme et l’activité de vos ennemis qui s’intensifient. Tu le sens inquiet ; ses silences sont plus lourds que d’ordinaire. S’ils décident de se rassembler sous une seule bannière ; agissent ensemble dans le but de vous exterminer… alors quoi ? Que pourriez-vous bien y faire ?

Tu n’as pas de solution miracle en réponse à ses inquiétudes, mais une vérité crue qu’il doit d’abord accepter.

─ La majorité d’entre nous sont promis à une mort certaine, David. Nous n’avons pas été bénis des capacités de la progéniture d’Hébé. Notre histoire aura une fin. Tragique ou pas… je n’en sais rien.

Fataliste, tu admets à contrecœur :

─ Nous menons une guerre qui ne devrait pas être la nôtre ; d’autant qu’elle est perdue d’avance. Notre seul espoir d’échapper à un massacre s’ils décident de se rassembler… c’est que les Dieux nous protègent.

La frustration se lit sur ton visage ; tu détestes l’idée de remettre ton destin dans les mains d’un autre ; dépendre de leur grâce te donne envie de vomir. Et pourtant la dure réalité est ainsi. Tu as toujours trouvé cocasse l’idée de former des guerriers mortels pour tuer des créatures qui ne peuvent pas mourir. L’ironie est savoureuse ; dommage que c’est vous qui soyez les dindons de la farce.

─ Je suppose que c’est une belle leçon d’humilité non ? De constater que dans les sables du temps nous ne sommes que des grains insignifiants, toi et moi. Mais je dois te l’avouer ; si je le peux, je veux choisir la façon dont je quitterai ce monde. Je refuse l’idée que mon destin ne soit pas entre mes mains.

Et par extension, le sien, celui de tes semblables, celui de l’île. Tu détruirais le monde pourvu que tu puisses régner sur ses cendres ; même si ton règne ne dure qu’une seconde. 
 

C’est avec un intérêt nouveau que tes ambres se concentrent sur son visage. Ses traits t’apparaissent bien plus lisibles qu’auparavant ; comme si après avoir lu la préface d’un livre, tu découvres son contenu, page, par page. Tu y vois là un progrès, un pouvoir qui évolue.

Colère et témérité se mêlent dans une volonté d’affronter le destin ; dans le but de le changer. C’est un vœu respectable ; d’autant que l’ambition d’un fils de Zeus est souvent couronnée de succès. Pourtant, cette fois, vous faites face à un objectif qui a tous les traits d’un fantasme.

Certes, ils sont délicieux ; aussi affriolants que ceux d’une fille d’Aphrodite… mais ils sont aussi trompeurs et pernicieux. Dans un sens, ils sont à ton image. Dans d’autres circonstances ; qui sait ce dont tu serais capable.

— On emmerde la destinée donc ? Oh… l’idée est alléchante. J’aime à croire que nous sommes aux commandes de notre existence. Et pourtant, il est bon de ne pas se voiler la face, David.

Tu viens chercher son regard ; le bleu de ses yeux se confronte à l’ambre des tiens.

— Nous nous lançons peut-être dans une guerre perdue d’avance. Et crois-moi quand je dis que les règles sont injustes, que la balance des pouvoirs est déséquilibrée et que le maigre espoir que nous nourrissons peut être annihilé d’une simple erreur de jugement.

Ou pire encore. Car chaque camp à ses imprévisibles. La trahison est plausible.

— Tu sais… Emon et moi ne sommes pas en si mauvais termes… je ne dis pas que seul tu n’arriveras à rien ; mais si tu as besoin d’une alliée qui peut faire pencher la balance…

C’est aussi pour ça que tu es là.

— Il y a des petits jeux auxquels je sais jouer mieux que toi, ô, très cher chef. Ton visage se rapproche davantage : et je t’en voudrais si tu t’amuses sans moi.

Un sourire mutin aux lèvres ; toujours sûre de ta force… parfois aveugle à tes failles.
Si l’enfant de Zeus est intrépide, l’enfant d’Aphrodite sait être audacieuse également.
Et tu refuses d’être laissée de côté.
 

Pourquoi se jeter à corps perdu dans une guerre qui a tout du massacre ? Sans doute parce que vous nourrissez l’espoir d’en réchapper vivant ; et pourquoi pas décrocher la victoire ? Tu ne peux t’empêcher de penser que l’aide des Dieux vous serait bien utile… si seulement.

Il n’est pas rare que les vôtres doivent se débrouiller d’eux-mêmes. Dans un sens, tu peux même comprendre les divinités de l’Olympe : pourquoi s’embêter à soutenir des êtres dont l’espérance de vie est si courte. La majorité est vouée à mourir un jour, alors quelle importance si c’est le lendemain ou dans dix ans ?

Tu ne sais pas comment ils raisonnent… tu n’as pas envie de savoir ; bien qu’en pensant à ta mère, tu as toujours ce pincement au cœur. Ces pensées morbides qui pullulent dans ton esprit comme un essaim.

─ Dans quel but, David ? Tes sourcils se froncent. Non sérieusement, à quoi bon tout cet héroïsme ? Pour laisser une trace dans l’histoire ? Pour faire la fierté de nos parents, qui finiront par nous oublier ?

Le poing se heurte au bureau ; la mine se fait plus grave encore. Le courroux d’une enfant d’Aphrodite n’est pas à prendre à la légère.

─ Je ne veux pas vivre pour les rendre fiers. Je ne veux pas me battre pour satisfaire leur divin égo. J’emmerde les Dieux, j’emmerde l’Olympe !

À la seule exception de ta mère, évidemment.

─ Je veux vivre et mourir, pour nous… pas pour eux. C’est notre vie, nos choix, nos échecs, nos victoires. Ils n’appartiennent à personne d’autre que nous.

Tu en as presque oublié le fils d’Hadès. Il te rappelle à lui avec sa petite suggestion ; qui t’arrache un sourire mauvais.

─ J’ose espérer que ce sera notre dernier recours, David. Je ne veux pas de son sang sur mes mains… tu conclus : je ferai ce que je peux.