Naissance l’homme repose la tasse de café sur la table, replie minutieusement le journal avant de se relever - malgré l’apparente droiture de ses gestes, on lit sur ses traits sombres une fatigue qui ne sait s’effacer. il y a, dans l’air réchauffé de la pièce, un poids imperceptible. le rire d’une enfant, quelques mois à peine. elle ne lui ressemble pas. elle est bien sienne, mais il ne reconnaît dans l’apparence de la fille que celle qui l’a amenée là. une mère, non, un mérite, un produit, une circonstance. une petite main vient s’enrouler autour d’un de ses doigts - le sourire peine à alléger les idées, mais n’a pas déjà cette vocation, ne devrait pas l’avoir ! c’est une enfant. comment considérer ces êtres-là ? il lui embrasse le front. elle n’est qu’une idée, un accomplissement - elle n’a les yeux de personne.

0-6 ans althea grandit toujours près de son père, et pourtant si loin déjà - absent, simplement ignorant, le temps semble le submerger et sûrement plus encore, mais il reste impensable aux yeux d’une enfant de considérer un père autrement que tel, d’envisager la triste réalité qu’elle n’a de sa fille que le nom, le mérite. loin des curiosités émotionnelles, puisqu’on les lui refuse, se forment alors les curiosités intellectuelles - si elle ne peut avoir de son père celui qui en tiendrait le rôle, elle aura alors au moins les bénéfices du travail qui semble tout lui prendre. elle apprend, vole des documents, apprend à les lire avant même d’être scolarisée. bien sûr, elle ne comprend pas, déchiffre seulement ! mais elle s’efforce déjà à dépasser, seule, toute seule. derrière le bureau de son père, elle écrit en rose avec un crayon gras, sur un brouillon raturé à l’encre fine.

7 ans on dit qu’à 7 ans vient l’âge de raison, mais cela veut dire beaucoup de choses, et althea trouverait ça idiot. petite comme elle est certes, elle sait déjà pourtant qu’elle raisonne très bien, n’a pas besoin d’un anniversaire symbolique pour s’en rendre compte. reste pourtant beaucoup à apprendre ! ce soir là, le père rentre au milieu de la nuit. dans le hall d’entrée, une bouteille d’alcool renversée sur le tapis - c’est un tableau qu’elle comprend trop vite, qu’elle ignorera quand elle se couchera toute seule, que l’adulte ignorera aussi quand il la réveillera le lendemain, un peu trop tard. elle ne parlera pas, se plaindra seulement d’être arrivée en retard à l’école. althea est consciente, déjà, quand elle observe le tableau qu’elle peint d’elle-même en observant le visage de son père, que les couleurs commencent à glisser de la toile.

9 ans le bruit frappe le tympan, sourd, explosif. les oiseaux à la fenêtre s’envolent d’un battement d’aile, et la petite se redresse d’un bond. elle sait. elle sait. elle a compris ! et ce n’est pas elle qui guide ses pas vers la source du son, de la tragédie qu’elle n’appréhende que trop bien. c’était sûr, elle avait compris - les yeux vides observent le corps du père qui gît au sol de la cuisine, et elle s’approche sans bruit. le sang coule encore, et elle s’accroupit. à sa main une arme, et les doigts d’althea sont encore trop fins pour la cerner. elle observe. pas un bruit de plus, pas un mot, pas un pleur, rien, non rien ne sort de son visage et elle se lève, retourne à sa chambre et s’enferme.
les voisins ne tardent pas à accourir, alarmés par le coup de feu. c’est tragique ! on appelle la police. on discute, on ne comprend pas, mais peut-être qu’on comprend finalement, c’est vrai que la dernière fois- mais, n’a-t-il pas une fille ? mais où est-elle ? on cherche, puis on la trouve, et que c’est triste, un enfant qui perd son père, que c’est triste, un enfant qui ne pleure pas. sans doute est-ce le choc, ou peut-être qu’elle ne comprend pas vraiment, après tout, on a tout fait pour qu’elle ne voit rien - que c’est triste, le sang colle à ses semelles. elle ne dit rien, c’est triste, un enfant qui sait.
pas de famille connue, on fait le choix d’amener dans un premier temps l’orpheline chez un ami de son père, probablement le seul qu’on connaissait encore, le seul qui s’en occupait à vrai dire - peut-être pourrait-il s’occuper de l’enfant comme il tenait au père ? malheur du sort, où peut-être intervention divine, on ne le trouve pas - à sa porte se trouve pourtant une femme. elle se présente. sa mère ? sa mère. intervention divine, oui ! inespérée, inespérable puisque althea elle-même ne savait toujours rien de sa naissance - la petite prendra toutefois sa main, écoutera avec attention celle qui viendrait la sauver. reste-t-il quelque chose à sauver, pourtant ? elle aurait dû venir avant, elle se dit, et maintenant c’est trop tard, alors je me sauverais moi-même.

9-17 ans ramenée au camp abruptement après la tragédie de son père, la jeune althea semble s’y épanouir pourtant très vite. dès sa cérémonie, on aurait peiné à imaginer les événements de la veille, et le temps qui passe ne semble révéler aucune autre marque de faiblesse. au contraire, celle-ci se veut forte, apprend des autres enfants d’athéna et y trouve des réponses, mais surtout une place ! althea prend avantage, intervient toujours en position de meneuse, se fait bien voir. l’important, surtout, est d’avancer. et elle avance, surtout au sein de sa fratrie - on lui porte bien les qualités de leur mère, et elle se voit déjà monter à sa tête.
à ses côtés toujours, une fille. enfant d’aphrodite, de son âge, et althea semble bien incapable de la quitter. tant il est rare de les voir séparées qu’on peine presque à parler de l’une sans l’autre - les légendes qui opposaient autrefois leurs déesses mères respectives dans des rivalités aux proportions guerrières s'effacaient aisément dans leurs échanges : pour moi, c’est bien toi la plus belle.

17 ans on raconte que la fille d’aphrodite a attiré l’amour à elle - elle tient la main d’un fils de némésis, et tout semble logique : la haine pourtant infondée qu’althea semble porter à celui qui vient embrasser son amie, rien de plus, se place dans la continuité de la lignée de ce garçon là. ce n’est qu’un amour adolescent, et pourtant, althea redoute les battements de son coeur, se préserve dans l’ignorance et le rejet, dans la logique que les affections ne possèdent pas.

21 ans on ouvre l’île : dans ses élans ambitieux qui ne se tarissent pas, althea postule pour l’université de new york avec le soutien de certains membres du personnels du camp malgré les doutes - elle se sent apte à quitter les lieux et insiste, le prouve, parle de toute façon à qui voudra du fait qu’elle reviendra après. sa place est à nausikaa, et elle le sait très bien. seulement, elle sait aussi ses intentions trop grandes pour l’île elle-même, sait qu’elle obtiendra bien plus en partant un moment, sait qu’elle perdra aussi en restant - fait ses au revoirs à une fille restée dans les bras d’un autre et ignore la douleur qu’est celle de savoir qu’elle ne pourra jamais vraiment partir loin de celle-là. althea obtient une bourse et entame un cursus en mathématiques - dans son petit appartement new yorkais, elle constate que le bureau ressemble étrangement à celui de son père.

25 ans les mois s'enchaînent sans lui laisser de répit, mais force est de constater que c’est bien son choix à elle : l’efficacité est le seul mot d’ordre et le temps lui est bien indifférent, elle ose même dépasser les années, passe loin devant le reste de sa promotion. elle cumule, au début de son master entamé un an plus tôt que les autres, un cursus de droit dans l’objectif uniquement d’apporter ses connaissances à l’île qu’elle sait l’attend toujours, de faire quelque chose d'elle-même, de faire quelque chose de la piètre condition qu'elle assume être celle de tout ses adelphes - elle ne dort que très peu la nuit, et il lui arrive de penser à ce qu’elle a laissé derrière, celle qui -
”althea, on s’installe à new york le mois prochain !”
ses doigts se crispent sur le rainphone qu’elle tenait déjà trop fébrilement - elle le repose, retourne à son essai.
"tu m'avais manqué :)"
vu.
elle s'endort sur son clavier.

28 ans j’ai entendu, je le sais - il vend les nôtres, et tu seras la prochaine ! elle n’avait pas su rester trop loin de celle qui l’avait suivie, mais avec elle venait toujours malheureusement celui qui avait désormais pris le titre négligeable de fiancé. par mégarde, il avait oublié sa présence, et althea ne pouvait malgré tout son bon-vouloir ignorer la sienne : il avait laissé fuiter des informations qu’on ne saurait qualifier, dont l’animosité évidente d’althea refusait de laisser passer. il a signé un contrat, je le sais, il parle aux monstres, il parle aux monstres et toi tu seras la prochaine, je t’en supplie écoute moi ! on lui répond doucement qu’elle doit être bien trop fatiguée, qu’on s’inquiète pour elle, ce n’est pas la peine de s’inquiéter puisque tout va bien, est ce que tu dors assez, althea ? tu es jalouse, althea ? non, je sais ce qui va arriver, et je déteste ça. ça monte, ça monte et on referme la porte en criant, et c’est presque tout aussi monstrueux que lui.

dans la ruelle cloisonnée, sur le chemin du retour, elle s’est laissée prendre. c’était une erreur d’inattention, les émotions l’avaient dépassée et althea savait très bien que ce n’était pas bon - on en avait profité. c’était presque une évidence : elle venait de crier son nom, et voilà qu’il allait lui ôter la vie.

ladon.

mais je ne peux pas mourir ! non, je ne peux pas. elle se débat. j’ai quelque chose à te proposer.

le contrat est signé. elle n’a pas vu les chiffres, a agi sans réfléchir, et c’est bien la première fois - elle lui vend son dos, grave à l’encre les termes d’une vie qu’elle offrira en temps et en heure au reptile. elle lui vend la seule vie qu’elle considère à l’instant comme une aberration, et sur le chemin du retour, elle ne peut d’empêcher de penser que c’était de toute façon la seule solution. elle vivra, et lui mourra - c’est dans la balance un poids équitable, tant sa vie est néfaste, elle pense, et elle se refuse le tort, se refuse ensuite de penser, peine à respirer. je me sauve moi, je la sauverais elle, je sauverais les autres - lui mourra, et elle pleurera.

quelque chose lui échappe, elle le sait.

elle m’échappe.

rien dans le contrat n’avait assuré sa vie : le dragon dévore sous ses yeux celui qu’elle lui livre mais il ne s’en contente pas. ce n’est pas le sang de l’homme qui la frappe, celui-là, elle aurait pu le boire elle-même. c’est l’erreur, c’est le regard qu’elle croise. c’est la fille d’aphrodite, qui tenait sa main, qui disparaît à son tour. c’est le sourire qu’on lui lance. c’est le silence qui marque les cadavres.

et elle ne savait pas. c’était sa faute. ladon a pris les deux, et elle est toute responsable.

dans le silence, elle arrache sa peau, ne parvient pas à effacer le contrat dans ses instincts les plus animaux. elle hurle, et elle ne sait pas ce qui est douloureux, ne maitrise plus rien.
ses yeux se ferment. il ne s’est rien passé à new york. rien ne sortira. c'était une erreur, simple erreur, mais elle ne se trompe jamais.

althea fait ses bagages, précipite son retour à nausikaa en passant avec l'accord de son directeur de recherche sa thèse à distance. ça sera bien la première, et dernière fois, qu’elle n’arrivera pas dans les temps.

lorsqu'il lui arrive de passer à new york pour restituer les avancées de ses travaux, althea se sent observée - c'est étrange.

il ne s'est rien passé à new york.

28-31 ans la vie poursuit son cours, le temps n’est qu’un ennemi, un ennemi qu’elle vaincra - très rapidement après son retour à nausikaa, elle trouve son poste à la forge, fait de son mieux pour participer activement à la vie de l’île, se trouver une utilité, occuper le reste de son temps par ses propres recherches jusqu'à l'obtention de sa thèse, après laquelle elle ne sortira définitivement plus. immédiatement également, elle reprend contact avec sa fratrie, renoue les liens qu’elle avait malgré elle négligé, s’en occupe au centuple. quelques jours après son anniversaire, on annonce la disparition de l’ambassadeur - althea n’avait pas prévu de se précipiter autant, mais accepte volontiers la place quand on lui offre, sans prendre en compte l’idée de remplacement temporaire. quelques semaines plus tard, forte de ses nouvelles positions sur la fermeture des portes de l’île et du nouvel impact politique qu’on lui octroie, du pouvoir qu’elle se sait capable d’apporter, elle est invitée à rejoindre les olympiens.

althea fera ce qu’il y a à faire.

il ne s’est rien passé à new york, et il ne se passera plus rien.